CLARA VILLIER [PORTRAIT]

CLARA VILLIER [PORTRAIT]

Clara Villier, Les invertébrés, 2019.
Vue de l’exposition mimesis* des étudiants du cours Déplacement de l’isdaT Musée des Augustins Toulouse

Creuser le centre
c’est prononcer le Monde
et le Même-Temps du Monde
C’est prononcer la bouche
Serge Pey, CCCLXXXIV, Dieu est un chien dans les arbres,
éditions Jean-Michel Place, 1993

Les travaux de dessin, de peinture et de sculpture de Clara Villier naissent de « gestes minimaux » : celui de l’imprégnation, quand des fibres imbibées d’huile de lin viennent marquer la feuille de papier, celui de l’empreinte, quand la fibre de verre prend la forme d’un tronc d’arbre, ou encore celui du tracé dans les dessins. Des actes qui opèrent une correspondance entre le matériel et l’immatériel, interrogent, grâce à la friction, la frontière de ces pôles qui, bien que souvent décrits comme antagonistes, présentent des ambivalences.

En n’impliquant pas son propre corps dans cette action, mais en y projetant de soi, elle ouvre ses œuvres à de nouvelles formes de pensée. Celles-ci ne fixent pas des images, ni un imaginaire, mais s’élaborent dans un état psychique élargi, celui d’une conscience aiguë, réceptive aux énergies quand « la dimension humaine s’agrandit en nous »1. Comme certaines pratiques rituelles, la prière, la méditation, la concentration ou encore le yoga que l’artiste a pratiqué, ses œuvres nous enracinent en nous-même afin de rendre possible un déploiement dans un espace infini. Elles ne suggèrent pas une transcendance même si l’idée du sublime dans la pureté de la pensée, celle de ce temps que Bachelard décrit comme le nôtre peut apparaître, mais plutôt une énergie à canaliser, « à ramener vers la terre » avec cette idée de l’ancrer au sol et de rétablir une forme de connexion primordiale. Dans les Chroniques d’ateliers, le déplacement en ligne de l’exposition mimèsis* sur Point contemporain, l’artiste propose un poème à considérer comme un entre-deux, un présent et un devenir, accompagné de l’image d’une main positive. Le nombre de doigts dont l’huile de lin témoigne, révèle un interstice spatio-temporel, la trace immatérielle et immémoriale d’un geste perdu dans le temps et qui nous permet d’accéder à un corps cosmique.

La feuille, son support de prédilection, qu’elle soit de chanvre, de céramique ou de fibre de verre, naturelle ou industrielle, est à considérer comme un espace de lumière. Il y a cette assimilation avec l’enveloppe charnelle qui contient un souffle, une lumière intérieure, et qui, comme la peau diaphane, peut la contenir. Procédant à des actes de déchirement et en lavant le plâtre à l’eau pour en libérer les fibres et les rendre vibratiles, elle leur donne vie. La coulure marque un épanchement, la déchirure une ouverture, chaque ligne y définit une amplitude qui nous redéfinit à nous-même. Dans cette « clarté », cet « éveil » ou cette « lucidité », termes utilisés par Bachelard, l’être peut devenir le réceptacle de vérités plus profondes, ressentir des forces dont il n’avait pas conscience, devient apte à ressentir la poésie du monde.

La feuille s’agence dans une composition mallarméenne comme un espace de résonance où viennent s’accorder tous les éléments du monde. Une dimension lyrique que l’on retrouve dans Invertébré, l’installation faisant face au grand orgue de l’Église du Musée des Augustins, lieu qui appelle au recueillement que Clara Villier propose pour l’exposition mimèsis*. Mais à la mystique des chants religieux, l’artiste préfère les vibrations, les pulsations, les variations, tout ce qui anime le réseau des tissus et dont on retrouve le tracé veineux, nerveux, dans la feuille de papier ou sur la surface durcie de la fibre de verre. Sa pensée n’est pas réductible à un courant de pensée mais elle se construit autour du principe de dynamique de la circulation des énergies, de la lumière, comme une expérience primordiale car elle rétablit une communication « entre le ciel et la terre qui a été rompue »2, entre le fini et l’infini.

Des œuvres qui prennent une dimension particulière au Réservoir, ancienne citerne à eau potable abandonnée de la périphérie toulousaine. Ses Invertébrés s’accommodent de cette temporalité universelle comme échappée des calendriers religieux ou profanes. Dans cette friche industrielle, trois d’entre eux posées au sol s’élèvent jusqu’aux puits de lumière du lieu pour se charger de leur clarté tandis qu’au Musée des Augustins, il devient l’axe central de circulation de toute la lumière filtrée par les vitraux. Les Invertébrés de Clara Villier rappellent l’arbre de vie, l’axe primordial entre le ciel et la terre, symbole d’un épanouissement physique et spirituel. 

Ils deviennent le pilier de communication permettant tout autant cet enracinement dans le sol qu’une élévation spirituelle, les possibles de la vie. Ils constituent comme une source vitale, amenant une forme d’éternité à un lieu qui se corrompt rappelant les vers d’André Gide :

L’âme heureusement captive
Sous ton joug trouve la paix, 
Et s’abreuve d’une eau vive
Chacun peut boire en cette onde
Elle invite tout le monde;
Mais nous courant follement
Chercher des sources boueuses
Ou des citernes trompeuses
D’où l’eau fuit à tout moment.
3

Leur dénomination est signe qu’ils ne n’ont pas d’existence physique mais qu’ils marquent avant tout une circulation, une force symbolique qui catalyse et concentre une action. Ils sont une pensée qui inspire un état de l’être. Seule la matérialité est un mensonge. Pour donner sa forme à la fibre de verre, l’artiste a fabriqué une structure cylindrique en bois, une colonne vertébrale, un squelette, qu’elle a ensuite retirée. C’est l’absence de ce corps qui permet la circulation, laisse un passage à la communication. Son oeuvre fonctionne in absentia, comme une matrice, par le fait que ce soit toujours notre propre énergie, notre entité psychique qui peut en utiliser les propriétés fondamentales, sentir dans la circulation de la lumière celle de ses propres énergies, de la « puissance de l’être »4 et renaître dans cette enveloppe qui s’ouvre à la lumière. Elle se rappelle des paroles de son professeur de yoga à propos de la kumbaka, ce temps de suspension entre chaque inspiration et expiration, il disait que c’était dans ces moments de vide et de silence intérieur que l’énergie se diffusait en eux.

1. Gaston Bachelard, Le dormeur éveillé, Emission radiodiffusée le 19 janvier 1954 sur Paris Inter. Extrait :  » Aux heures de grande solitude, quand la rêverie nous rend notre être total, nous sommes des dormeurs éveillés, des rêveurs lucides. Nous vivons un instant, comme si la dimension humaine s’était agrandie en nous. Nous nous expliquons notre propre mystère. Les mots de notre langage ont soudain les résonances de notre plus lointain passé. Ils sont clairs et signifiants, mais ils obéissent à la syntaxe des songes. »
2. Mircea Eliade, Images et symboles, coll. tel, Gallimard, p. 220.
3. André Gide, la porte étroite, collection le livre de demain, librairie Arthème fayard, p. 97.  
4.Platon, Sophiste (247e Traduction Chambry) cité par Jean-François Bordron in L’œuvre absente. Réflexion sur la pratique et sur ses objets. https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/3332  

Texte Daniel Guionnet et Valérie Toubas © 2019 Point contemporain

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