Nicolas Daubanes, S’ils avaient pu, ils auraient emporté la lumière et l’eau

Nicolas Daubanes, S’ils avaient pu, ils auraient emporté la lumière et l’eau

EN DIRECT / Exposition « S’ils avaient pu, ils auraient emporté la lumière et l’eau » de Nicolas Daubanes, La Halle Centre d’art contemporain, Pont-en-Royans

L’image vraie du passé passe en un éclair
On en peut retenir le passé que dans une image qui
surgit et s’évanouit pour toujours à l’instant même où
elle s’offre à la connaissance.
Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », 1939.

Nicolas Daubanes s’intéresse à des situations de coercition et aussi de survie dans des contextes extrêmes, aux marges, délaissés, ou encore, en dehors des règles établies : prisons, centres de rétention, hôpitaux… Son travail se développe à la frontière de la révolte et de la contrainte, dans le basculement de l’ordre établi vers l’état d’exception.
Ainsi, la maladie, l’emprisonnement ou encore la rébellion sont différentes facettes d’une même nécessité viscérale, précaire et puissante à la fois.
Le regard porté par l’artiste sur ces vies au bord de la rupture est indissociable de celui porté sur les lieux qu’elles habitent. Si Nicolas Daubanes constate une influence essentielle de l’environnement sur le déploiement de l’action humaine (et inversement), souvent il fait également référence à des périodes et des contextes sociaux ou historiques précis. Pourtant, en dépit de ces cadres spécifiques, ce sont des histoires universelles qui sont données à voir.

Les œuvres présentées à la Halle font partie d’un corpus qui s’articule autour de la vie des maquisards et plus généralement sur la Résistance pendant l’Occupation. Dans la continuité de ces recherches récentes et pour approfondir cette réflexion en contact direct avec le territoire du Vercors, l’artiste a été invité en résidence à Pont-en-Royans pour créer des installations en lien avec cette page de l’Histoire locale et (trans)nationale. La démarche artistique a été nourrie d’une réflexion historique1. L’artiste a puisé dans les archives locales, détournant subtilement la nature immuable et figée des documents et des photographies conservées. Il a créé des formes ouvertes, en devenir. Avec finesse, il rend visible l’écart entre le récit historique, son héroïsation, et la vie quotidienne. Il propose ainsi une mémoire autre qui s’inscrit dans l’imaginaire collectif autour de cette période et il ouvre également sur des nouvelles perspectives.

D’une part, l’artiste se questionne sur la véracité et objectivité de l’Histoire telle qu’elle est transmise après la guerre et aujourd’hui. Cette Mémoire, portée habituellement comme un récit fédérateur – même si parfois discordante –, apparait parfois définitive et inaltérable. Nicolas Daubanes parvient à briser la temporalité (presque inviolable) des évènements et de leur représentation jouant la porosité des références scientifiques et anecdotiques : dans l’exposition se mêlent les paroles des combattants comme des occupants, de ceux qui ont survécu et ceux qui ont succombé…
Ce sont aussi les questions de la véracité, de la transmission et de l’artefact qui sont posées et que l’artiste aborde en détournant les objets singuliers et les histoires multiples et contrastantes qui nous sont parvenus.

D’autre part, l’exposition S’ils avaient pu, ils auraient emporté la lumière et l’eau propose une approche inédite du sujet par le prisme du paysage et, plus particulièrement, elle s’appuie sur les liens entre la nature du massif montagnard, beau et aussi dangereux, et ces mêmes sites comme lieux de combat, d’urgence, de mort…
L’image stéréotypée du Vercors comme forteresse inexpugnable, puis violée, trahie et martyrisée, alimente les fantasmes de certaines narrations. Le massif est souvent personnifié et ces paysages, aux caractéristiques géologiques si particulières deviennent indissociables du sort des civils et des maquisards.
De même, ne connaissant pas le contexte d’origine du titre de l’exposition, le visiteur pourrait être séduit par une forme de lyrisme bucolique, évocateur et mélancolique. « S’ils avaient pu, ils auraient emporté la lumière et l’eau » est en réalité une phrase de Joseph La Picirella2. Ces mots sont imprimés en commentaire de la « Lettre d’un soldat allemand3 » ; un texte qui a été souvent utilisé, dans l’après-guerre, pour souligner la cupidité des soldats ennemis et les atrocités commises dans la région par la Wehrmacht.
Transporté en incipit de l’exposition de Nicolas Daubanes, le titre condense l’approche choisie : évoquer de manière ambiguë et contrastée des images contemplatives en opposition à la violence des actes de barbarie, c’est-à-dire créer à la fois une fascination et une répulsion face aux œuvres et ce qu’elles portent. C’est ainsi que les images esthétisantes des paysages du Vercors cohabitent avec des formes plus abruptes qui, avec sensibilité et sans jamais montrer explicitement, suggèrent les désastres4 de la guerre.
Autrement dit, l’exposition propose un parcours progressif à travers les lieux qui ont été le décor de cette Histoire et de cette Mémoire, mais elle ouvre également sur un postulat plus général, poétique et terrible à la fois : celui du sentiment de sublime et de la nécessité de la lutte.

Salle 1
Les œuvres présentées dans cette salle jouent avec la perception des visiteurs et posent frontalement la question de la véracité des documents, de leurs relecture et translation. Si toute histoire transmise n’est qu’une version partielle et singulière des évènements, l’artiste instaure le doute sur le statut des objets et des documents5 qui sont présentés dans cette salle.
Question préparatoire, question préalable, question définitive : la grotte de la Luire montre deux témoignages qui retracent la même histoire de deux points de vue différents. Ce sont deux facettes complémentaires et irrémédiablement incomplètes de la « tragédie de la grotte de la Luire6 ». Les présentant sur deux céramiques incrustées dans le béton brut, c’est à la fois leur côté anachronique – les souvenirs de ces tristes jours sont en effet relatés plusieurs années après les faits – et éternel — en raison de la technique utilisée, qui imprègne les mots sur l’émail pour toujours. Les visiteurs peuvent lire le récit, même si fragmentaire, et s’en réapproprier donnant naissance à des images mentales des faits qui leur seront propres. L’artiste joue ici avec les codes formels des plaques commémoratives et la valeur symbolique et émotionnelle des déclarations des survivants.
Si le visiteur saisit ce diptyque d’une manière personnelle, dans l’intimité de la lecture ; Calepinage, prison militaire de Montluc à Lyon le dépasse et le submerge. Cette vaste installation au motif géométrique régulier reproduit (et recompose) le carrelage du couloir de la prison de Montluc, quartier général de la Gestapo pendant l’Occupation. Les prisonniers du Vercors y étaient amenés7. Les carreaux sont ici érigés au mur. Ils quittent leur fonction primaire et deviennent une fresque monumentale qui force le public à penser l’emprisonnement, la privation de la liberté et des droits. Un élément architectural banal devient ainsi le symbole de la lutte et, dans l’exposition, crée un arc narratif, temporel et géographique avec le Vercors.
Spéculaire au Calepinage d’un point de vue formel, un drapeau en tissu domine la salle. La présentation muséographique sacralise l’objet, stigmate des horreurs commis.
Artéfacte ou authentique, la nature de ces pièces n’est que secondaire à la sémantique qu’elles émanent : c’est dans le glissement mutuel du fictionnel vers le réel que la justesse du fait est, peut-être, reconnue.

Salle 2
Au cœur de l’exposition, le visiteur trouvera deux paysages montagnards paisibles et intemporels.
Un dessin à la limaille de fer aimanté, technique propre de la pratique de Nicolas Daubanes, nous montre un bosquet. Nul signe ne laisse envisager que ces arbres ont été le support d’une pendaison, seul le titre le suggère. Les pendus de la Mûre (de la série Strange fruit)8 sont dessinés d’après une image conservée au Musée départemental de la Résistance du Vercors. L’artiste efface les corps carbonisés attachés aux branches. Il redonne ainsi une dignité aux victimes, non pas par la monstration des atrocités subies, mais, paradoxalement, par l’absence des sujets, par le paysage déshabité, qui, lui continue son cycle, inaltéré par ces actes atroces.
De même, les lieux de la barbarie sont représentés comme suspendus, hors du temps et détachés de la douleur dont ils ont été le décor. Pudique et sereine, la scène dessinée est en nette opposition avec les références poignantes qu’elle porte.
Le paysage que l’on devine en transparence au centre de la salle reprend divers codes figuratifs : les paysages du romantisme, et, par endroits, l’abstraction. Comme le titre l’indique, c’est une image de La grotte de la Luire.
Cet endroit naturel remarquable est au cœur la répression nazie en juillet 1944. Ce lieu et ce massacre ont été le point de départ des recherches de l’artiste dans la région. Déjà à l’époque, la Luire était autant renommée touristiquement que connue sur le plan stratégique, militaire. C’est probablement à cause de sa notoriété que les soldats nazis ont patrouillé le site et découvert l’hôpital.
La grotte est un lieu unique et qui abrite un phénomène naturel très particulier, majestueux et impétueux : la montée des eaux du cœur de la montagne par une gorge souterraine profonde. Par une triste analogie, son porche, qui devait être un lieu de refuge et de paix, s’est révélé être le lieu du plus grand danger et de mort.
Somme toute, ces œuvres créent une tension émotionnelle entre les images des paysages que le visiteur voit et l’amertume qui surgit en apprenant l’histoire de ces sites.

Salle 3
Le parcours se termine dans une salle faiblement éclairée par une lumière artificielle qui force une jeune pousse à la croissance. Un dessin mural, réalisé également à la poudre de fer, reproduit une citation qui fait aussi référence à la lumière : le soleil brille, Rot scheint die Sonne.
La phrase qui apparait d’un nuage noir d’acier, est l’hymne des parachutistes allemands9 écrit par Friedrich Schäfer, officiel de la Luftwaffe qui, ironie du sort, fut décoré par sa hiérarchie pour la réussite des opérations « anti-partisans » dans le Vercors. Encore une fois, une phrase évocatrice prend une toute autre résonance une fois replacée dans le contexte d’appartenance.
En écho à ce soleil mortier, la Plante pionnière pousse – fragile, mais vigoureuse – dans un environnement hostile, souterrain, grâce aux rayons UV-A d’une lampe. Ce petit sapin a été prélevé à Valchevrière10, il sortait des pierres des maisons détruites à l’été 1944. Cette plante est une archive vivante d’un lieu aujourd’hui touristique et volontairement immuable depuis l’été 1944. Elle est aussi la trace à effacer pour que le site reste tel quel. Présenté ici comme une pièce muséale, elle évoluera tout au long de l’exposition dans un milieu artificiel récré pour son développement contraint.
La muséographie de certains mémoriaux de la seconde guerre mondiale, qui forcent les sentiments des visiteurs à travers un parcours sombre et théâtralisé, est détournée par Nicolas Daubanes. L’artiste veut renverser cette tendance pathétique avec ces mêmes codes. Ici, l’absence de lumière ne sanctuarise pas la mort, mais souligne plutôt la nécessité intrinsèque de la révolte en plein jour.

1 Grâce aux échanges avec les historiens du Musée départemental de la Résistance du Vercors (Vassieux-en-Vercors), du Mémorial national de la prison de Montluc (Lyon) et Gilles Vergnon, spécialiste du maquis du Vercors.  
2 Maquisard et fondateur du Musée de la résistance à Vassieux-en-Vercors en 1973. Il avait mis en place une muséographie caractéristique des musées de la Résistance appelés « de première génération » (c’est-à-dire créés par d’anciens résistants sans intervention de muséographe ni fonds publics). Cette présentation était chronologique avec de denses panneaux illustrés de photographies ; s’amoncelaient de nombreux objets de la vie civile et militaire, documents, œuvres… 
3 Lisible dans l’exposition permanente du Musée départemental de la Résistance du Vercors ou dans « Vercors. Résistance en résonnances », disponible à la bibliothèque.
4 Nous vous invitons à découvrir, à ce propos, l’œuvre « Strange fruit, after Goya » de Nicolas Daubanes. 
5 L’artiste a choisi de reproduire partiellement les témoignages du Docteur Ganimède et de l’infirmière Lulu, rescapés du massacre de la grotte de la Luire. Les documents originaux sont consultables aux Archives départementales de la Drôme.
6  L’hôpital du maquis avait trouvé refuge dans cette grotte. Les soldats nazis recouvrèrent, probablement par hasard, ce lieu de fortune le 27 juillet 1944 et tuèrent les patients et le personnel médical. Un petit groupe de survivants fut détenu à la prison de Montluc à Lyon avant la déportation. 
7 À ce sujet, voir aussi l’œuvre « Question préparatoire, question préalable, question définitive » produite en 2019 pour le Mémorial national de la prison de Montluc. 
8 En juillet 1944, au hameau de la Mûre, deux dissidents sont retrouvés pendus et mutilés. Ils sont encore aujourd’hui l’un des symboles forts des atrocités qui ont eu lieu dans Vercors. 
9 C’est encore le cas aujourd’hui. Seul le refrain, aux assonances trop hitlériennes, « les nouages noirs qui viennent de l’Est », a été supprimé de la version actuelle. De plus, une traduction française de la chanson a été reprise par les troupes de la Légion étrangère en Indochine. 
10 Ce hameau est un autre symbole de la Résistance du Vercors. Il fut totalement détruit après deux jours de guérilla entre les maquisards (inférieurs en nombre) et les soldats nazis. Dans l’après-guerre, le choix fut fait de conserver les maisons dans l’état. Valchevrière est aujourd’hui un site mémoriel à ciel ouvert, ces ruines sont conservées et entretenues contre la nature qui tente de reprendre son pas. 

Giulia Turati

Vue d'exposition Nicolas Daubanes, "S’ils avaient pu, ils auraient emporté la lumière et l’eau" La Halle Centre d'art contemporain, Pont-en-Royans Photo Phoebé Meyer
Salle 1 – vue d’exposition Nicolas Daubanes, « S’ils avaient pu, ils auraient emporté la lumière et l’eau » La Halle Centre d’art contemporain, Pont-en-Royans Photo Phoebé Meyer
Salle 1 - vue d'exposition Nicolas Daubanes, "S’ils avaient pu, ils auraient emporté la lumière et l’eau" La Halle Centre d'art contemporain, Pont-en-Royans Photo Phoebé Meyer
Salle 1 – vue d’exposition Nicolas Daubanes, « S’ils avaient pu, ils auraient emporté la lumière et l’eau » La Halle Centre d’art contemporain, Pont-en-Royans Photo Phoebé Meyer
Salle 1 - vue d'exposition Nicolas Daubanes, "S’ils avaient pu, ils auraient emporté la lumière et l’eau" La Halle Centre d'art contemporain, Pont-en-Royans Photo Phoebé Meyer
Salle 1 – vue d’exposition Nicolas Daubanes, « S’ils avaient pu, ils auraient emporté la lumière et l’eau » La Halle Centre d’art contemporain, Pont-en-Royans Photo Phoebé Meyer
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Salle 2 – vue d’exposition Nicolas Daubanes, « S’ils avaient pu, ils auraient emporté la lumière et l’eau » La Halle Centre d’art contemporain, Pont-en-Royans Photo Phoebé Meyer
Salle 2 - vue d'exposition Nicolas Daubanes, "S’ils avaient pu, ils auraient emporté la lumière et l’eau" La Halle Centre d'art contemporain, Pont-en-Royans Photo Phoebé Meyer
Salle 2 – vue d’exposition Nicolas Daubanes, « S’ils avaient pu, ils auraient emporté la lumière et l’eau » La Halle Centre d’art contemporain, Pont-en-Royans Photo Phoebé Meyer
Salle 2 - vue d'exposition Nicolas Daubanes, "S’ils avaient pu, ils auraient emporté la lumière et l’eau" La Halle Centre d'art contemporain, Pont-en-Royans Photo Phoebé Meyer
Salle 2 – vue d’exposition Nicolas Daubanes, « S’ils avaient pu, ils auraient emporté la lumière et l’eau » La Halle Centre d’art contemporain, Pont-en-Royans Photo Phoebé Meyer
Salle 3 - vue d'exposition Nicolas Daubanes, "S’ils avaient pu, ils auraient emporté la lumière et l’eau" La Halle Centre d'art contemporain, Pont-en-Royans Photo Phoebé Meyer
Salle 3 – vue d’exposition Nicolas Daubanes, « S’ils avaient pu, ils auraient emporté la lumière et l’eau » La Halle Centre d’art contemporain, Pont-en-Royans Photo Phoebé Meyer
Salle 3 - vue d'exposition Nicolas Daubanes, "S’ils avaient pu, ils auraient emporté la lumière et l’eau" La Halle Centre d'art contemporain, Pont-en-Royans Photo Phoebé Meyer
Salle 3 – vue d’exposition Nicolas Daubanes, « S’ils avaient pu, ils auraient emporté la lumière et l’eau » La Halle Centre d’art contemporain, Pont-en-Royans Photo Phoebé Meyer

Nicolas Daubanes, artiste-plasticien de 36 ans basé à Marseille
Est le lauréat du dernier Prix des amis du palais de Tokyo.

A exposé dans différents lieux, en France comme à l’étranger : à la Chapelle Saint Jacques, Centre d’art contemporain à Saint Gaudens, au Château de Servière à Marseille, au Musée Régional d’Art Contemporain du Languedoc Roussillon à Sérignan ou encore au Centre culturel français de Freiburg et au Tasmanian Museum and Art Gallery, Hobart. Il a participé à de nombreux projets artistiques d’ampleur à la Panacée, Montpellier, Voyage à Nantes, aux Abattoirs, Toulouse… Ses œuvres font partie de collections publiques et privés (FRAC PACA, Marseille et FRAC Occitanie Montpellier, entre autres). 

www.nicolasdaubanes.com

Il est représenté par la Galerie Maubert, Paris

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