IGNASI ABALLÍ

IGNASI ABALLÍ

Ignasi Aballí, Correction (2022). Installation view of the Spanish Pavilion. Courtesy of the artist and AECID

ENTRETIEN / Ignasi Aballí
par Lino Castex dans le cadre de « hétérotopies »

Entretien réalisé le 22/06/2022 au sujet du travail d’Ignasi Aballí pour le pavillon espagnol de la 59e Biennale de Venise : Correction
Entretien traduit de l’espagnol par Emma-Louise Hurtin. 

Lino Castex  : Je sais que tu connais le concept philosophique des lieux hétérotopiques. Pour le rappeler rapidement, ce sont ces lieux étranges, inédits qui désorganisent notre rapport habituel au réel pour réorganiser notre rapport à l’espace commun. C’est une percée dans les usages habituels. Ce concept permet plusieurs explications des phénomènes esthétiques, du rapport entre le spectateur et le monde, et plus précisément ici, il me semble éclairant au regard de ta pratique de la « correction » dans ton œuvre du pavillon espagnol. Cette « correction » est-elle une désorganisation ? 

Ignasi Aballí : Oui, en partie, d’abord parce qu’une correction, en principe, c’est la rectification de quelque chose qui n’était pas comme il faut, donc je pars de l’idée que le pavillon original était mal situé dans les jardins, par rapport aux pavillons autour, mais il est vrai que l’intervention provoque un espace illogique, absurde, et qui n’a pas de sens. C’est donc une correction qui génère de nouvelles erreurs, c’est à dire que la tentative de rectification provoque de nouvelles difficultés, la génération d’un espace qui n’a pas de sens en soi,  parce que le pavillon original perd des mètres carrés,  le nouveau pavillon n’y rentre pas en entier, et la coexistence ou cohabitation des deux est compliquée, elle crée des situations et espaces que normalement aucun architecte ne construirait.

Lino Castex :  Peut-on parler d’un projet de singularisation des lieux ?

Ignasi Aballí oui, enfin, le projet part de l’édifice même du pavillon espagnol pour le reconstruire et le présenter d’une autre manière en supposant qu’il s’agit de corriger ce pavillon qui, pour une raison ou une autre, était mal placé. Je crois donc qu’il s’agit effectivement d’un lieu différent, distinct, que l’on peut percevoir d’une autre manière, mais à la fois d’une manière très subtile, très peu évidente, car il y a beaucoup de gens qui entrent dans le pavillon et croient qu’il est vide.

Lino Castex :  oui, ce vide apparent est une sorte de jeu entre l’artiste et le public…

Ignasi Aballí :  Exactement. Je dirai même que le pavillon est totalement plein, mais d’une chose vide. C’est comme mettre une boîte vide à l’intérieur d’une autre boîte, la première est pleine mais la deuxième est vide. L’idée consiste à remplir un espace avec quelque chose de vide.

Ignasi Aballí, Correction (2022). Installation view of the Spanish Pavilion. Courtesy of the artist and AECID
Ignasi Aballí, Correction (2022). Installation view of the Spanish Pavilion. Courtesy of the artist and AECID

Lino Castex : L’ambiguïté du lieu oblige le spectateur à se demander ce qui est en face de lui. Tu penses que le rôle de l’artiste est de jouer avec les frontières, les limites des expériences ?

Ignasi Aballí : oui, je crois qu’en effet, ce projet déconcerte le spectateur. D’un côté, le spectateur qui visite rapidement, sans regarder ni s’arrêter, croira que le pavillon est vide et s’en ira. Le spectateur qui entre et commence à parcourir l’espace, à le considérer calmement, et à regarder les détails peut, lui, découvrir ce qui s’est passé, ce qui lui est proposé avec ce nouvel espace. Ainsi, ce projet a pour objectif de placer le spectateur dans une situation  inconfortable qui le fait réfléchir à la fois à son expérience physique d’être là, dans cet espace ; mais aussi aux possibles lectures politiques que l’on peut faire de cette Correction, parce que corriger un pavillon national, qui est un symbole du pays, c’est une espèce de pied-de-nez… corriger cela, c’est comme corriger, que sais-je, un drapeau ou un élément symbolique de l’Etat.

Lino Castex : oui, finalement c’est un peu un élément de provocation : tu joues avec les formes académiques.

Ignasi Aballí : exactement.

Lino Castex :  Et tout cela à partir d’un vide qui n’en est pas un… le calme puissant, méditatif des lieux cache une incertitude dans l’appréhension de l’espace.

Ignasi Aballí : oui, en quelque sorte… le fait est que beaucoup de gens m’ont dit que quand ils arrivaient dans le pavillon, il leur venait une sensation de calme de tranquillité. Je ne sais pas si c’est la réaction que j’attendais, mais d’une certaine manière, inévitablement, un espace vide –  ou plutôt apparemment vide, puisque, je me répète : il n’est pas vide, dans l’absolu, il est tout à fait plein ;  mais il est vrai qu’il n’y a pas d’images, pas d’objets, pratiquement rien à voir, donc cela propose une autre perception ou vision du peu d’éléments qui s’y trouvent, comme par exemple l’architecture, la lumière, les couleurs des murs, les nouvelles étant un peu différentes des anciennes… de petits détails  qui rendent possible de distinguer l’intervention sur ce qui existait préalablement et cela requiert, je pense, de rester dans le pavillon un moment, de ne pas le visiter rapidement parce qu’une visite rapide ne permet pas de découvrir tous ces détails. Donc, si tu n’es pas prêt à y consacrer un peu de temps, tu rateras facilement des choses que tu n’auras pas vues.

Lino Castex : C’est un éloge du mode minimal ?

Ignasi Aballí : Oui et d’ailleurs il s’agit d’un projet que les conceptualistes ont commencé à mettre en œuvre et qu’ils appelaient « site-specific », c’est à dire spécial pour un lieu ; ce projet n’a de sens que dans ce bâtiment, à aucun autre endroit, et dans le contexte de la biennale. Quand l’exposition prendra fin, tout sera détruit, il ne restera rien. C’est pourquoi ce projet prend son origine dans l’idée de dupliquer le bâtiment en le déplaçant légèrement, en le faisant pivoter de 10° par rapport à l’original et c’est ce petit geste, très minimal, qui donne lieu à de nombreuses lectures et interprétations.

Lino Castex : Ton œuvre nous force à nous focaliser sur notre présence dans l’espace, notre manière de nous déplacer etc. Mais il réinterroge aussi nos habitudes dans notre rapport aux œuvres, le jeu des lumières et des ombres, les différents blanc, l’étrangeté de l’architecture, tout cela  interroge les limites entre les genres… sommes-nous face à une peinture, une sculpture ou une architecture ?

Ignasi Aballí : oui tout à fait. Quand j’ai conçu ce projet, j’avais en tête qu’il s’agissait avant tout d’un projet architectural parce qu’il s’agissait de construire des murs…  mais quand je l’ai vu fini, je me suis rendu compte que ces murs pouvaient aussi être une grande sculpture, et à la fois, ce que je n’avais pas prévu, c’est que ces murs, cette intervention plutôt, génèrerait de fait une relation avec la peinture, parce qu’à certains moments, que ce soit grâce à la lumière, la relation entre les couleurs, les tons de blanc, etc, les 3 disciplines sont présentes dans ce projet, pour cette raison je pense qu’il est vrai de dire qu’il dilue les limites entre ces dernières. 

Lino Castex : Quand on est dans le pavillon, on voit que ça a été pensé comme un lieu dans lequel se déplacer, il n’y a aucun moyen de s’assoir, quelle importance du corps dans ta réflexion ?

Ignasi Aballí : Eh bien je crois que le projet accorde en effet une grande importance au corps parce que de fait c’est le seul objet, le seul élément qui a une présence visuelle aussi importante. Quand le pavillon est vide, ou quand il est visité par du public il s’agit de deux choses tout à fait différentes : le public incorpore le mouvement, il incorpore la couleur, le son, autant d’éléments qui ne sont pas dans le projet initial en soi. De fait, nécessairement, en la parcourant le spectateur s’y meut et c’est ce mouvement qui dans un certain sens génère l’œuvre ; en quelque sorte c’est comme s’il possédait une certaine présence performative,  sans vraiment le vouloir, parce que je n’ai donné aucune instruction, je n’ai rien proposé de concret dans ce sens, mais c’est le spectateur lui-même qui, par son mouvement, son parcours, établit cette performance, cette espèce de chorégraphie dirons-nous, dans cette scénographie vide qu’est le pavillon. Cela a beaucoup d’importance.

Ignasi Aballí, Correction (2022). Installation view of the Spanish Pavilion. Courtesy of the artist and AECID
Ignasi Aballí, Correction (2022). Installation view of the Spanish Pavilion. Courtesy of the artist and AECID

Lino Castex : Ce que tu dis me fait penser à l’exposition « VIDES » du centre Georges Pompidou, dans lequel il était précisément sujet de mettre en question nos perceptions du vide. 

Ignasi Aballí : Il s’avère que je possède le catalogue de cette exposition du centre Georges Pompidou, et je trouve qu’il s’agit d’un livre fantastique, très pratique, sur ce thème, car il catalogue et documente plusieurs œuvres qui ont laissé l’espace vide. Et ce qui est intéressant c’est que chacune le laisse vide pour une raison différente, c’est à dire que ces espaces sont tous vides mais ces vides répondent à des idées différentes et cela me paraît très important. Une chose qui, me semble-t-il, ne fonctionnait pas dans l’exposition, c’est que l’on ne distinguait pas de différence entre ces vides, ils paraissaient tous identiques, et c’est seulement si on lisait le catalogue que l’on comprenait la différence entre ces derniers. Dans le cas du pavillon, j’insiste personnellement sur le fait qu’il semble vide mais qu’il ne l’est pas.

D’un autre côté, je ne sais pas si j’appellerais ça un jeu, il s’agit plutôt d’une sorte de défi, de challenge pour le spectateur qui doit découvrir et réfléchir à ce que propose cet espace dont il a pu penser qu’il ne présentait aucune œuvre, dans le sens où les autres pavillons sont pleins d’objets, d’images, tandis que celui-ci non.

Lino Castex : Tu penses que c’est un bon moyen de choisir les « bons » des « mauvais » spectateurs ?

Ignasi Aballí : oui, enfin,  je pense qu’il y a une différence importante entre les spectateurs qui possèdent une certaine connaissance de l’art contemporain et qui peuvent se rendre compte qu’il se passe quelque chose dans ce pavillon, et les autres spectateurs qui visitent la Biennale comme une attraction touristique, ou comme un lieu dans lequel il se passe quelque chose mais sans forcément le comprendre, et de fait ceux-ci, je pense, ne comprendront pas non plus d’autres pavillons, parce que le fait qu’il y ait des œuvres ne veut pas forcément dire que tu comprendras ce qu’expriment ces œuvres. De fait, la Biennale est un lieu très complexe, plein de stimuli visuels, d’œuvres, de pavillons, d’expositions, normalement le public la parcourt d’un pas pressé, parce qu’il doit tout voir en un temps limité, donc cela produit que quand quelque chose ne l’intéresse pas très rapidement, il passe à un autre pavillon, et c’est pour cette raison qu’il a été calculé que la moyenne du temps de visite dans les pavillons était de 3 ou 4 min. 

Il est vrai que ma proposition prend en compte cela, dans le sens où, peu importe qu’il y ait ou pas des œuvres, les gens vont passer rapidement dans tous les cas, c’est pourquoi il est nécessaire, je crois, un peu plus de temps quand on est intéressé par le lieu ou l’œuvre, et je ne sais pas si j’aurai réussi à augmenter un peu le temps de visite du spectateur dans ce pavillon, je n’en sais rien.

Lino Castex : Et dans ce grand espace touristique, ton pavillon permet de s’approprier un nouveau temps d’observation. C’est une véritable pause au milieu de l’agitation générale de la Biennale.

Ignasi Aballí : Oui.

Lino Castex : Mais ton travail comporte aussi une dimension plus engagée politiquement dans la mesure où elle cherche à renouveler notre pratique de la ville de Venise une fois les portes du pavillon passées. L’itinéraire que tu proposes modifie notre appréhension de l’espace urbain collectif. 

Ignasi Aballí : Oui, l’idée d’incorporer la ville dans le projet était aussi très importante parce que de fait, si tu te concentres sur le projet de ce pavillon, d’une certaine manière il a quelque chose à voir avec la ville-même de Venise, car Venise est une ville qui a beaucoup de bâtiments étranges, avec des angles tordus, rien n’est droit, il y a des coins qui ne mènent nulle part, des angles morts, et cela se produit aussi à l’intérieur du pavillon, mais l’idée de corriger avec l’itinéraire était de corriger un peu la Venise touristique, les parcours que nous faisons lorsque nous visitons comme touristes et proposer un  parcours alternatif plutôt dans la Venise cachée, la Venise de ses habitants, et découvrir des lieux que nous ne verrions pas forcément si nous n’avions pas suivi cette route, pour une raison ou une autre…

Lino Castex : j’en ai vu, tu nous obliges à faire attention à des objets, à des lieux… c’est une pratique de l’écart, de l’à côté.

Ignasi Aballí : Tout à fait, il s’agissait précisément de cette idée-là, qui est de découvrir des lieux étranges, hors du parcours normal, et celui qui faisait cet effort de sortir de la Biennale et d’aller en ville pour la visiter. 

Lino Castex : Mais c’est une idée que tu fais passer avec une grande légèreté. Tu y mets beaucoup d’humour. 

Ignasi Aballí : Même s’il y a une lecture politique, mon travail est tourné vers l’espace en soi, la ville de Venise, la perception physique du fait-même de visiter ce pavillon, le fait de créer une architecture absurde, il a même peut-être un certain côté humoristique absurde. Cette lecture est traitée légèrement, mais en même temps, il faut savoir que cette année on célébrait les 100 ans du pavillon espagnol, il s’agissait donc aussi de dire qu’à partir de maintenant, nous commençons une autre étape, nous allons travailler autrement, nous allons aborder les choses d’un autre point de vue… En quelque sorte il y avait aussi une sorte de métaphore du passé et comment nous pourrions affronter le futur à partir de la proposition que le pavillon donne à voir.

IGNASI ABALLÍ – BIOGRAPHIE
Ignasi Aballí est né en 1958 à Barcelone. 
Depuis les années 1990, il a notamment exposé au Drawing Center (New York), MACBA (Barcelone), ZKM (Karlsruhe), Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía (Madrid), Le Printemps de Septembre (Toulouse), Galerie Meessen-de Clercq (Bruxelles), Galerie Estrany de la Mota (Barcelone), Galerie Elba Benitez (Madrid), Gagosian gallery (New York), Frac Lorraine (Metz), Centre National d’Art Contemporain Villa Arson (Nice), Fondation Maeght, (Saint-Paul de Vence), la Pinacoteca do Estado de São Paulo.
Il a également participé à plusieurs biennales internationales comme la 52ème biennale de Venise en 2007, la biennale de Sharjah en 2007 ou la 11ème Biennale de Sydney en 1998 et la 59e biennale de Venise de cette année pour laquelle il a investi le pavillon espagnol.
Son œuvre est une fine réflexion sur les possibilités et les limites de la pratique artistique. L’apparente simplicité de ses œuvres cache en fait une profondeur théorique bien particulière. Les genres artistiques sont interrogés à partir des outils les plus simples : répétitions, couleurs, formes, lumières, ombres, matière. L’efficacité de son travail révèle avec force l’essence des objets et des lieux et surtout notre manière de nous y rapporter. Ignasi Aballí renvoie agilement aux questions les plus essentielles de la signification (et de la re-signification).
https://ignasiaballi.net