UN MANIFESTE DE LIBERTÉ

UN MANIFESTE DE LIBERTÉ

Courtesy Ka Xiaoxi et 193 Gallery

ENTRETIEN CROISÉ / autour de l’exposition Un manifeste de liberté entre Point contemporain et Lisa Miquet commissaire de l’exposition, et César Lévy directeur de la 193 Gallery Paris

« Nous avons voulu que cette exposition soit une ouverture sur une génération talentueuse dont chaque image concourt à l’écriture, dans le sillage de Ren Hang, d’un manifeste pour l’émancipation de la Chine. »
Lisa Miquet

Longtemps le regard porté sur la Chine par les Occidentaux s’est focalisé sur son ouverture au monde occidental, sur la contamination de ses traditions par la Modernité, ou encore sur les profondes mutations survenues au fil d’événements politiques majeurs. La parole artistique chinoise était selon la conception occidentale nécessairement contestataire ou militante, visant uniquement à prendre en défaut le pouvoir en place sur les terrains de ses convictions. Un regard porté sur la Chine qui n’en est pas moins nourri de contradictions, de modèles tantôt à imiter ou à exécrer, dans tous les domaines. L’art contemporain chinois est d’abord un art « en réaction », rappelons-nous l’exposition Fuck Off à la Galerie Eastlink en 2000 initiée par Feng Boyi et Ai Weiwei réunissant des artistes « non coopératifs » en parallèle de la Biennale de Shanghai. Un art qui prend avec Fuck Off 2 au Groninger Museum en 2013 curatée également par Ai Weiwei, une nouvelle dimension avec la participation d’un artiste comme Ren Hang. La nouvelle génération d’artistes photographes chinois préfère comme celui qui va devenir leur référence, mettre en lumière la vitalité, l’émancipation, la capacité de la jeunesse à s’extraire de tous les modèles imposés. Un regard venant de l’intériorité de l’être, exprimant un puissant besoin de vivre en dehors de toute hégémonie, quelle que soit sa provenance, de l’Est comme de l’Ouest, profitant de tous les moyens de communication qu’offrent les nouvelles technologies et réseaux sociaux pour échapper à la censure. Des artistes animés par une dynamique qui prend de court les esthétiques connues pour aborder, sur un ton souvent irrévérencieux, les conventions dans lesquelles le vieux monde continue de s’empêtrer. Ils affirment avec force comme le souligne Gao Minglu « un langage corporel individuel », et non plus social, qu’ils veulent « signifiant1 » alors qu’il a toujours été nié. D’un avion à l’autre, d’un continent à l’autre, ils nous livrent les images d’un monde nouveau, qui constituent un portfolio manifeste dont l’affirmation principale est de pouvoir satisfaire, à chaque instant, leur désir de liberté. Reposons aujourd’hui à Lisa Miquet commissaire de l’exposition Un manifeste de liberté et à César Levy, directeur de la 193 Gallery, la question éponyme à l’exposition de 2003 du Centre Pompidou : « Alors, la Chine ? » 

PC : L’art chinois a-t-il encore aujourd’hui cette dimension politique que nous lui connaissons ?

Lisa Miquet : Les artistes de la nouvelle génération sont comme leurs aînés toujours très engagés et leur geste artistique est un geste politique dont la force n’a pas faibli, seules les voies et les modes d’expression ont changé. Se ressent désormais une volonté d’affirmer une identité artistique qui se distingue de celle des artistes chinois plus âgés dont la réflexion s’est portée essentiellement sur la société chinoise et ses mutations. Leur approche est moins frontale, avec cette particularité qu’elle passe par l’intime. Ils nous parlent de sexualité, du genre, de la vie nocturne et underground… Longtemps, les citoyens chinois n’ont pas eu le droit de posséder un appareil photographique. La photographie a d’abord été un instrument de propagande utilisé par le pouvoir et son utilisation documente la vie chinoise et la politique des dirigeants. Elle a été complètement réinventée par Ren Hang et ses héritiers qui, aux images stéréotypées, retouchées pour satisfaire une idéologie, ont préféré une esthétique du Do It Yourself, avec des instantanés pris sur le vif, des lumières au flash parfois très crues. Souvent épurées, les images n’en ont pas moins un fort impact visuel. Les artistes ont l’habitude de travailler par eux-mêmes. On peut ressentir une prise de pouvoir et une envie de porter un regard neuf sur la vie en Chine, sur sa jeunesse.

Un regard affranchi qui se développe notamment sur les réseaux sociaux ?

César Levy : Le geste politique de cette génération est toujours actuel et passe aussi par le refus de tout canal officiel.

Ces artistes changent les règles en usant à leur guise des réseaux sociaux pour diffuser leurs images. Ils ont parfaitement conscience de vivre dans un monde globalisé, digitalisé et connecté. Les nouveaux médias sont complètement intégrés dans leur mode de vie comme dans leur travail, et ils en exploitent toutes les potentialités. Pour cette exposition, nous donnons la parole à une génération de photographes de 27 à 40 ans qui voyagent souvent, entre les États-Unis, l’Europe et l’Asie et qui sont très suivis sur les réseaux sociaux. Ce sont des artistes de leur temps et qui, comme Yuyang Liu qui a saisi des images poignantes de la crise sanitaire, évoquent avec beaucoup de sensibilité les mutations de la Chine. Ils ont une vision aiguisée de l’actualité même s’ils ne donnent pas l’impression de la documenter directement. Mais c’est bien d’une Chine très contemporaine dont ils nous parlent.

L. M. : Les artistes chinois utilisent un réseau social interne à la Chine, comparable à Facebook et Instagram mais aussi de nouvelles plateformes comme Tik Tok, une application mobile chinoise de partage de vidéo qui séduit aussi les adolescents du monde entier. Ils ouvrent des brèches même dans la manière dont ils diffusent leur travail car ils ont toute l’expérience requise pour éviter la censure. Ils savent se soustraire à toutes les formes d’aliénation. C’est intéressant de constater qu’ils marquent aussi des changements de société en utilisant des produits numériques qui ne viennent plus exclusivement de la Silicon Valley. 

Un des vecteurs de cette liberté est la monstration d’un corps chorégraphié qui, loin des images véhiculées par le pouvoir avec les uniformes de l’ouvrier, du bureaucrate, du soldat, ou des cheveux nattés pour les filles est, dans leurs clichés, souvent dénudé, tatoué, libéré… 

L. M. : Ils expriment avant tout cette nécessité de se détacher des contraintes imposées par les carcans traditionnels imposés par les autorités. Chez un photographe comme Ka Xiaoxi, le corps échappe à toute soumission. Il est devenu pour cette génération une sorte de matière première photographique. Il est très intéressant de voir, en regard des images véhiculées par les canaux officiels, comment chaque artiste utilise le corps comme médium pour s’exprimer, souvent sans limites et même avec parfois une excessivité affirmée et assumée. La chevelure, la peau, les yeux, la bouche sont des supports d’expression et la photographie est là pour capturer cette performance. Un travail photographique qui avec Li Hui devient plus intime. Créant des ambiances tamisées, son approche est beaucoup plus douce, avec une écriture photographique sensuelle encore aujourd’hui très taboue en Chine. 

Quel regard portent-ils sur la tradition, et le culte voué à la réussite économique, au développement ?

L. M. : Ils abordent avec beaucoup d’humour et même de dérision les obsessions de la Chine pour le business, l’argent, la réussite. John Yuyi se met elle-même en scène dans ses photographies, montrant son corps dans des situations où elle se métamorphose en produit, parant sa peau de décalcomanies de codes-barres ou de billets de banque. Chaque image contribue à marquer une distance un peu plus grande avec l’image d’une Chine conventionnelle. Cette nouvelle génération d’artistes déplace notre regard sur une jeunesse qui prend en main son destin, sans pour autant perdre de vue ses traditions, au contraire. 

En effet, si on observe attentivement les clichés, on retrouve des motifs issus de la culture chinoise, comme la présence  d’une faune ancestrale comme le dragon (Lao Xie Xie), dans l’utilisation de la couleur rouge (Ka Xiaoxi)…

L. M. : En effet, ils ne cessent de réévaluer, parfois dans un esprit pop art, ou tout du moins très contemporain, les valeurs héritées de la culture chinoise. Ils sont les héritiers de Ren Hang dans le sens où, comme lui, ils investissent des espaces où le pouvoir n’a pas de prise, et qui sont non productifs, comme les toits, les chambres, les salles de bain, les lieux de fête… des espaces où se joue leur émancipation. Ces images ont une très grande force, comme pouvaient en avoir les images politiques à l’époque. La photographie de ce visage cerné de pattes de poulet de Lao Xie Xie ou sur lequel circulent des fourmis (Su Yang) sont aussi beaux que dérangeants. Il y a dans la photographie de cette nouvelle génération une incroyable intelligence visuelle. Quand on analyse ces photographies, on note que la plupart sont très dépouillées, avec très peu de décor. Nous avons fait le choix d’artistes qui nous ouvrent sur des domaines très différents, ceux du monde de la nuit, de l’underground, des communautés LGBT+, de l’intime, sans pour autant réduire notre propos à un discours sur le corps dénudé et montrer exclusivement une esthétique trash. Nous avons voulu que cette exposition soit une ouverture sur une génération talentueuse dont chaque image concourt à l’écriture, dans le sillage de Ren Hang, d’un manifeste pour l’émancipation de la Chine.

1 – Gao Minglu, Le mur : remodeler l’art chinois contemporain (New York et Pékin : The Albright Knox Art Gallery et China Millennium Museum of Art, 2005)

Un manifeste de liberté
Commissariat Lisa Miquet
Avec les œuvres de John Yuyi, Li Hui, Lao Xie Xie
Ka Xiaoxi, Yuyang Liu, Ren Hang, Su Yang 
193 Gallery Paris
7 Rue des Filles du Calvaire 75003 Paris
www.193gallery.com

Courtesy Lao Xie Xie et 193 Gallery
Courtesy Lao Xie Xie et 193 Gallery
Courtesy Su Yang et 193 Gallery
Courtesy Su Yang et 193 Gallery
Courtesy Ren Hang et Galerie Paris-Beijing
Courtesy Ren Hang et Galerie Paris-Beijing
Courtesy Yuyang Liu et 193 Gallery
SHENZHEN, CHINA – MARCH 27, 2020. People are walking with masks in Huaqiangbei area, one of the biggest electronics markets in China. After the reduction of COVID-19 in China, people gradually resumed work and production. NYTVIRUS. CREDIT: Jupiter Lau for The New York Times
Courtesy Li Hui et 193 Gallery
Courtesy Li Hui et 193 Gallery
Courtesy John Yuyi et 193 Gallery
Courtesy John Yuyi et 193 Gallery