JOËLLE JAKUBIAK

JOËLLE JAKUBIAK

ENTRETIEN / avec Joëlle Jakubiak, artiste travaillant à Dunkerque au sein des ateliers d’artistes Fructôse. Elle expose actuellement dans le cadre de l’exposition « Comme de longs échos qui de loin se confondent » pour les 40 ans du LAAC, musée d’art moderne de Dunkerque.

Joëlle Jakubiak
Un art du piquage et de la substitution

L’artiste, Joëlle Jakubiak, mène des actions qui requièrent une force mentale et une puissance physique. Elle entreprend des expériences dont elle a conçu les processus, les outils rudimentaires, les supports matériels, souvent récupérés. Elle teste ses limites en s’astreignant à des gestes répétitifs quotidiens. Elle joue avec l’énergie de la lumière enexpérimentant des procédés photographiques primitifs. Les matériaux lui servent à provoquer des réactions chimiques et physiques. La singularité de Joëlle Jakubiak repose sur son envie d’explorer des mécanismes qu’elle met en œuvre et sur son indéfectible endurance créative.

Dialogue entre Joëlle Jakubiak, artiste plasticienne, et Clotilde Boitel, autrice et commissaire d’exposition

Depuis une douzaine d’années, tu as entrepris une démarche artistique atypique. Tu as commencé à percer des supports fins en les piquant avec une aiguille Aujourd’hui, tu prélèves des fragments de graffiti à l’aide d’outils pointus. Pourrais-tu expliquer le cheminement qui t’y a amenée ?

Le travail d’empreinte, de la trace, l’utilisation de motifs répétitifs, l’archivage font partie de ma pratique artistique pluridisciplinaire. Les prélèvements à l’aiguille ou à la pointe sont en lien direct avec l’expérimentation de la caméra obscura. J’ai fabriqué des appareils photographiques à sténopé, dont j’ai percé l’ouverture à l’aide d’une aiguille. Le trou minuscule en forme de cercle laisse passer la lumière. Le boîtier photographique ainsi monté peut alors fonctionner en prise de vues. Ces expériences ont considérablement influencé l’ensemble de mon travail.

L’aiguille à coudre a remplacé l’outil habituel du dessin qu’est le crayon. A mes débuts, je piquetais un motif circulaire dans une feuille blanche recto verso (série Onde). Ensuite, j’ai commencé mes premières incrustations de pigments en provenance d’images imprimées (Les intérieurs,Tatouage). Puis, mes propres procédés d’impression ont vu le jour grâce à l’utilisation du percement pour transférer des images. Par cette technique, j’ai réalisé des dessins avant d’en venir aujourd’hui, à une forme de peinture (Archéograffi).

Pour archéograffi, œuvres que tu as imaginées pour les 40 ans du LAAC*, tu as saisi l’état d’un mur à un moment donné, en prélevant des particules de peinture. Comment as-tu procédé ?

Ce travail qualifié d’in situ se pratique sur place, en extérieur. Je m’intéresse aux graffitis urbains des friches industrielles. Je cadre un fragment mural de l’un d’eux, dite « matrice », afin d’en saisir l’empreinte. Pour la mise en œuvre, je fixe directement la toile à peindre sur le mur. Je trace le périmètre rectangulaire de ma surface de prélèvement au centre de ce support. L’action de piquage peut alors commencer. Je travaille à l’aveugle, ne sachant quelles particules de peinture se déposent sur la face de la toile appliquée sur la paroi. Je marque, avec mon outil, quatre points sur le mur à chaque coin de la toile afin de repositionner mon ouvrage le lendemain. Au bout de quelques semaines, ma tâche se termine et je découvre alors ce qui s’est imprimé au dos de mon support ainsi que la trace du décollement de peinture sur le mur. Le motif représenté sur la toile est inversé par rapport à la forme originale du graffiti car il s’agit d’une forme d’empreinte, pixelisée.

L’exercice physique, l’énergie que tu déploies ne mettent-ils pas ton corps à l’épreuve ?
Ton travail repose aussi sur une double équivoque temporelle, celle de saisir l’état d’un mur à un moment donné et celle de t’adonner à un processus quotidien, laborieux, de longue haleine. Comment décrirais-tu cette antonymie entre prise d’image presque instantanée et œuvre au long cours ?

Marteler répétitivement point par point nécessite un effort physique. Mon corps ne peut endurer plus d’une heure trente à deux heures d’effort quotidien. ; C’est en effet une épreuve. Le risque que mon travail soit recouvert, abîmé ou détruit, m’oblige pourtant à avancer et à produire le plus rapidement possible, une véritable course contre la montre, contrairement à l’atelier où l’on se trouve en sécurité, à l’abri des regards. L’espace public procure une forme d’insécurité en nous plaçant en terrain découvert, au vu de chacun et sujet aux variations climatiques. Les conditions sont bien différentes entre travailler en intérieur ou en extérieur. En plein air, le temps m’est compté.

Quant à la temporalité, un seul geste, armé d’une pointe, correspond à l’extraction d’une unique microparticule de la pellicule du mur. Le temps de remplissage de la surface de la toile se calcule en heures et en journées. Par exemple, un format de 60 cm sur 80 cm nécessite environ 40 à 50 heures de piquage, échelonnées sur trois semaines de travail quotidien.

Régularité, répétition, précision, minutie, technicité peuvent qualifier ta façon de procéder. Ton travail d’artiste est-il proche de celui de l’ouvrier, de l’artisan ?

D’une part, comme l’ouvrier, j’effectue une tâche quotidienne. Je ressens une fatigue corporelle. Ma gestuelle est rapide et mécanique et j’occupe moi aussi un poste de travail inconfortable. Pourtant, je me sens plus proche de l’artisan par d’autres caractéristiques comme la concentration, l’interdiction du droit à l’erreur, le développement de mes propres procédés d’impression, la maîtrise d’une technique particulière, l’acquisition d’un véritable savoir-faire. Comme pour le tissage, il s’agit d’un apprentissage. D’autre part, l’élaboration du processus complet, le choix que je fais de moyens archaïques et d’outils rudimentaires, les règles que je m’impose révèlent, je pense, sous l’artisan, l’artiste.

De ta démarche, tu as souligné son lien avec la pratique de la camera obscura. Je perçois aussi d’autres similitudes avec la photographie, comme le fait que tu privilégies l’instantané, que tu cadres ton image, que tu procèdes à une prise de vue…

Le mur que je choisis, peut être considéré comme un élément d’un paysage urbain. Je détermine où me positionner pour délimiter un cadrage de format « portrait » ou « paysage » comme pour une prise de vue. Mon autre rapport à ce médium m’amène jusqu’au tirage photographique. En effet, l’extraction de peinture pratiquée laisse une trace rectangulaire sur le mur. Cette surface décapée, mise à nue, comme un palimpseste, je la photographie et j’en produis un tirage couleur à l’échelle 1. Archéograffi présente la photographie du prélèvement sur le mur en diptyque avec la toile de même format, laquelle a recueilli les particules du graffiti.

En captant et formalisant cet échantillon de territoire à un moment donné, ne réaliserais-tu pas une peinture sur le motif comme les impressionnistes la pratiquaient ?

Comme eux, je peins en plein air et j’amène mon matériel d’artiste sur place. Je cherche à transposer instantanément le réel sur la toile, je choisis un sujet et je réalise un tableau avec de la peinture. Par contre, je n’utilise pas de pinceau mais des outils qui percent la toile. Je travaille à l’aveugle, ne sachant pas, avant d’avoir retourné ma toile, quel paysage représentera ma peinture. Je n’utilise pas non plus de peinture liquide. Je subtilise directement les pigments secs d’un graff existant sur une paroi. Le graffiti original se dissipe au fur et à mesure que mon outil emporte les strates de peinture. Les inscriptions antérieures ou le béton sous-jacent réapparaissent. Le souvenir de mon intervention subsiste et forme un tableau. Cet espace révèle un paysage pictural, abstrait, qui s’inscrit dans un ensemble existant. Autre analogie avec les impressionnistes qui attribuaient un titre à leur œuvre, la situant géographiquement ; de façon similaire, j’accompagne ma production d’un QR code de géolocalisation.

Décrire ton travail nécessite l’emploi de verbes d’action comme « piqueter », « piquer ». Quels sens donnes-tu à ces mots qui qualifient tes façons de procéder ?

Piqueter me parait correspondre aux moyens initiaux que je mets en œuvre dans mes projets. J’intègre dans le mot de « piqueter » le fait de tracer des repères, de les aligner, comme on plante des piquets dans un champ. Je trace toujours un contour à mon champ d’investigation. Si j’ai l’idée de parsemer de trous mon support sans suivre de ligne bien précise, il s’agit plus pour moi de remplir unezone et j’emploie le terme de « piqueter ». Pour mes dessins, mes transferts d’images imprimées, je dessine un motif à l’aiguille, les points se succèdent et forment des lignes entre chaque trou à intervalle régulier. Le motif à l’aiguille révèle une image.
Piquer rend compte pleinement des actions que je mène. Son sens énonce un mouvement, un geste, comme le mien qui transperce quelque chose à l’aide d’une pointe. Le piquage est un geste qui m’est habituel, consistant à frapper un mur pour en détacher certains fragments.

Piquer, c’est aussi prendre, voler. Organises-tu l’enlèvement ou le rapt d’un graff ?

Je m’interroge sur cet autre sens de piquer, qui, par certains côtés correspond à mes façons d’opérer. Quand je décolle, arrache, extrait une partie d’un graffiti sur un mur, on peut se questionner sur la nature de mon enlèvement. Car, comme les graffeurs, j’ai travaillé sans autorisation. Néanmoins pour travailler sereinement, je recherche des lieux à l’écart du regard.

Ma démarche se rapproche de celle de Jacques Villeglé qui décollait des affiches dans l’espace public. Par contre, il arrachait de grands formats alors que de mon côté, je m’attaque à des petites surfaces. La nature de ce que l’on extrait nous différencie aussi : une affiche est produite en nombre tandis que le graffiti est unique. Son unicité ne lui donne pourtant pas de valeur marchande car la pose du graffiti ne répond pas à une commande et peut être recouvert par un coup de peinture ou un tag. Je ne pratique donc pas un vol. Certes je m’approprie une image, je la détourne, je la réemploie.

Tu dis t’approprier un support, le détourner, le réemployer. Peut-on qualifier tes actes d’inclusion, de substitution ou d’usurpation ?

Oui, je pratique régulièrement des actes d’appropriation, de détournement, de réemploi. Ce qui me motive le plus c’est de modifier un support afin de le réinterpréter. Par exemple, je collecte des images sur internet, sur des catalogues de mobilier, qu’ensuite je piquette (Tapis) ou dissous (Intérieurs). Les verbes « inclure, absorber, dissoudre » intègrent régulièrement mon vocabulaire artistique. Substituer, c’est mettre un objet à la place d’une autre chose pour lui faire jouer le même rôle. Je pense pratiquer quelquefois un jeu de substitution comme en m’appropriant un graffiti et en laissant à sa place une image résiduelle. L’usurpation pour moi, c’est prendre la place de quelqu’un ou de quelque chose d’autre, le terme est fort ! Sans autorisation, en effet, je m’arroge le droit de m’emparer et de m’attribuer, comme les graffeurs, un bout de mur dans une friche. En poussant à l’extrême, on pourrait dire que j’usurpe un espace qui n’est pas le mien par mon exercice d’extraction mais je ne pense pas. En effet le graffiti n’a pas de propriétaire et peut disparaître à tout moment en étant recouvert. La substitution est un art qui peut être technique, chimique, machiavélique ou comme je l’entends, artistique.

Toutes les questions précédentes s’orientent autour de tes processus de création, ma dernière interrogation concerne les raisons de ton travail, de tes choix. Pourquoi œuvres-tu ainsi ?

La recherche fondamentale explore les fondements des phénomènes et est principalement théorique tandis que la recherche appliquée en étudie le fonctionnement. Je me sens proche de ce type de recherche expérimentale et préfère me demander comment la terre tourne autour du soleil et non pourquoi. Je donne de la visibilité à mon champ d’investigation qui doit être concret. J’initie desréactions physiques, chimiques et pour, ce faire, je cuisine, je joue à l’apprentie sorcière. J’ai besoin d’un support ou d’un matériau existant pour développer un projet. J’aime contrarier la nature des choses. Pour exemple, dans mon travail récent d’oxydation, j’arrose régulièrement de grandes feuilles de papier déposées sur des plaques d’acier. Les feuilles qui absorbent la rouille deviennent rigides et finissent par ressembler à s’y méprendre à du métal rongé tandis que les plaques d’acier piquetées se décomposent. Par cette manipulation expérimentale, je pratique un jeu d’illusion en inversant les matières.

C’est une démarche expérimentale.

*LAAC : Lieu d’Art et Action Contemporaine, Dunkerque

Joëlle Jakubiak, Archéograffi 3, 2022. Prelevement, 100 x 80 cm
Joëlle Jakubiak, Archéograffi 3, 2022. Prélèvement, 100 x 80 cm
Joëlle Jakubiak, Archéograffi 3, 2022. Prelevement, 100 x 80 cm
Joëlle Jakubiak, Archéograffi 3, 2022. Prélèvement, 100 x 80 cm
Joëlle Jakubiak, Archéograffi 3, 2022. Prelevement, 100 x 80 cm
Joëlle Jakubiak, Archéograffi 3, 2022. Prélèvement, 100 x 80 cm
Interieur-n°5-dilution-page-ikea-2016-17x21cm
Joëlle Jakubiak, Interieur n°5, 2016. Dilution page ikea, 17 x 21 cm
Joëlle Jakubiak, Tatouage n2, 50 x 70 cm
Joëlle Jakubiak, Tatouage n2, 50 x 70 cm

JOËLLE JAKUBIAK – BIOGRAPHIE
Joëlle Jakubiak, née à Lens en 1983, est diplômée du DNSEP par l’école supérieure d’art, ESA Dunkerque- Tourcoing, site de Dunkerque. Son atelier est situé à Dunkerque au sein de Fructôse, association de soutien aux artistes et à la création contemporaine. Son travail est soutenu par la Région Hauts-de-France (bourse d’aide à la création, bourse sur projet). Elle a bénéficié d’une résidence en Chine, à Lijiang en 2011 et a reçu le prix de la Maison de la culture de Tournai (Belgique) en 2017. Son parcours est émaillé de nombreuses expositions personnelles et collectives dont dernièrement au LAAC à Dunkerque pour « Comme de longs échos qui de loin se confondent », exposition-anniversaire des 40 ans du musée (2022-2023).