MORGANE PORCHERON

MORGANE PORCHERON

Damier de trouvailles #4 – 2023
Plâtre, béton, treillis métallique, éléments divers récupérés, 84 x 71 x 3 cm

ENTRETIEN / Morgane Porcheron
par Valérie Toubas et Daniel Guionnet

Entretien paru dans la revue Point contemporain #25-juin-juillet-août 2022

Je sonde la nature davantage sur ce qu’elle représente que sur ce qu’elle est.
Jamais il n’est sorti de la tour. Pourquoi faire ? Ses amis, sa famille, toute sa vie sont contenus ici. Rien n’y manque : théâtres, stades, écoles, hôpitaux, lieux de culte.
Robert Silverberg, Les Monades urbaines

Dans le monde parfaitement organisé que décrit Robert Silverberg dans Les Monades urbaines, la libre-pensée n’existe plus. Elle est sous un implacable contrôle. À regarder les environnements pensés par les urbanistes, ces zones d’aménagement concerté (ZAC) qui prolifèrent à l’échelle d’un quartier ou d’un aéroport, nappées de goudron ou de béton, toujours plus denses et plus fonctionnelles, il est aisé de constater que tout y est contraint, la parole comme les gestes, et surtout la nature. Aucun espace de liberté ne résiste longtemps dans la cité nouvelle, car celle-ci obéit comme en fait le constat Michel de Certeau à un ordre strict. Des configurations qui rappellent la refonte haussmannienne de certaines rues de Paris, comme la rue de Rivoli, dont la largeur a été pensée pour empêcher les barricades de fortune d’éventuels insurgés révolutionnaires et favoriser les charges répressives. Pourtant ces espaces d’expression sont aussi ceux de la respiration, de la pause et de l’improductivité, des échappées nécessaires à l’épanouissement des corps et des esprits, à la vie. L’oeuvre de Morgane Porcheron, passe par un repérage de ce qui échappe au contrôle, que ce soit une plante qui s’installe dans la fissure d’une marche d’escalier, une racine qui rampe sous un trottoir, les vibrations d’un chantier qui agrandissent une crevasse existante. Elle sait que c’est dans ces interstices qu’un paysage encore invisible mais dont elle pourra bientôt prendre l’empreinte, est en germe. Pour cette artiste, si attachée à l’observation de notre société, le vivant peut encore trouver sa place dans un tel environnement. Le vivant est ce qui croît, ce qui s’exprime et tend vers la lumière. En ce sens, un parallèle peut être fait entre le végétal et la parole, qui elle aussi se développe à l’image des phylactères. Ses premières œuvres justement rappelaient des fragments d’architecture brutalistes dans lesquelles elle insérait des branches d’arbres. Elle vient prouver que sous le vernis, dans les vues officielles se développent des pensées alternatives, des communions avec la nature, se fomentent des révolutions poétiques.

Pour ton exposition When mechanics fail (Arondit, Paris, 2018) où tu présentais Forêt contrôlée, il nous a semblé que le végétal était pour toi la métaphore d’un discours encore possible dans un monde où les espaces de liberté se réduisent chaque jour un peu plus…

Mon travail porte en effet sur l’urbain, l’architecture, sur cette nature qui trouve dans les failles des espaces pour croître. Je prélève des fragments ou je prends l’empreinte de ces paysages pour les travailler ensuite à l’atelier en terre, en matière éphémère, les associer à du plâtre ou du béton. L’ensemble Forêt contrôlée a nécessité une production assez conséquente pensée sur-mesure pour le lieu et m’a permis tout autant d’ouvrir une réflexion sur ma pratique que de déployer de nouveaux axes de recherche. Si mon propos n’est pas politique ou militant, si je ne souhaite pas qu’il soit étiqueté « art et écologie », il introduit certainement une possibilité d’expression, et une manière d’être. Je porte un regard sur ce qui constitue notre monde, et notamment sur les failles, les interstices, les craquellements investis par les mauvaises herbes qui nous montrent que rien n’est figé, que peut surgir la vie là où on ne l’attend pas, que peut apparaître un paysage sur un sol stérile. 

Comment procèdes-tu pour effectuer tes prélèvements ?

Je suis sensible à ces éléments qui, dans mes trajets quotidiens, attirent chaque fois mon regard. Si je me sens plusieurs fois sollicitée, cela signifie qu’ils ont un intérêt particulier que je n’avais pas immédiatement identifié. En effectuant un moulage ou une empreinte, je procède d’une manière presque scientifique en transportant un prélèvement à l’atelier pour l’étudier. Cet échantillon est en soi une parcelle du monde, et l’analyse de ses caractères plastiques donne des indications essentielles sur son organisation, la nature des sols, les éléments naturels qui peuvent se développer, plantes, insectes dans tel ou tel environnement. Dans les pièces Saupoudrement de paysage #1, #2 et #3 (2020), je projette dans un cadre de bois où j’ai au préalable coulé du plâtre et inséré un treillis en fer, la quantité de matière résiduelle collectée que peut contenir ma main. Le plâtre encore frais retient des brindilles, des insectes, des feuilles mais aussi des déchets comme des bouchons en plastique, des morceaux de verre, et autres détritus. Ces cadres deviennent le témoignage archéologique à un instant T. Ils forment une mémoire du temps présent. J’aime aussi le fait de proposer une forme et de voir ce qui se passe. À l’exposition 100% à La Villette ainsi qu’à la galerie Un-Spaced, j’ai présenté des installations vivantes et évolutives comme Fêlure (2018) sous la forme d’une plaque de terre où germaient des plantes. Je ne veux pas être décisionnaire de tout, mais je préfère laisser vivre mes installations et être spectatrice de son évolution. Il est important, quand on travaille dans ce rapport à la nature, de ne pas chercher à tout contrôler.

D’une série à l’autre, est-il possible de dire que tes gestes se sont progressivement modifiés ?

Ils ont en effet évolué selon mes recherches, de l’insertion, au recours à des formes qui relèvent plus de la composition mais aussi de la révélation. Dans l’installation Forêt contrôlée, les branches amènent un équilibre à des formes géométriques pesantes posées au sol. Il aurait été inutile d’ajouter des moulages. Les Sols fragmentés (2020) qui représentent des fragments de sols s’accompagnent de plantes en céramique dont j’ai pris l’empreinte en extérieur. Je place les plantes émaillées autour des moulages afin de composer un paysage. Je procède de manière assez similaire pour la série Roches Marines (2021) dans laquelle je viens placer des algues moulées sur des pierres. Dans les oeuvres de la série Fossile marin (2021) où viennent s’insérer des déchets, le geste que j’apporte est lui aussi de l’ordre de la composition. C’est un travail qui relève de l’enterrement, de la stratification. Je place des déchets et des éléments naturels comme des coquillages, des minéraux ou des végétaux, dans un volume de béton renforcé par une armature de grillage. Une fois coulée, l’envers formera l’oeuvre.

Paradoxalement, même si je travaille à l’aveugle, je suis dans un domaine qui est celui de la composition avec des couleurs et des formes variées. En travaillant ainsi en négatif, je ne connais pas à l’avance ce qui sera apparent ou non. On peut remarquer que ma manière de procéder n’est pas différente de la politique sur le traitement des déchets par enfouissement, dont on sait que malgré tout, se produira une inéluctable résurgence et que celle-ci aura un jour des conséquences. Dans la série de dessins Pellicules Urbaines (2020) sur laquelle j’ai travaillé pendant le confinement, j’ai étudié ces parcelles dans la ville qui se modifient en raison de leur utilisation intensive, comme ces parties de rue goudronnées qui laissent apparaître par endroits les pavés, des empreintes de pas sur les trottoirs, ou encore celles des branches qui frottent les façades. J’ai toujours le sentiment de retrouver un paysage qui se manifeste dans l’environnement urbain. Il s’agit pour moi plus d’un travail de révélation en soulignant son côté graphique que d’invention. Lors de ma récente résidence dans l’Oise à La Menuiserie 2, j’ai pu réaliser des oeuvres de grand format en céramique. Une expérience qui a fait sens pour moi de travailler la terre en montant des formes et qui vient enrichir mon travail de moulage. Par la division des parties de ces contenants, je suis le principe de la stratification et cela me permet de révéler cette profondeur dans laquelle les plantes que j’y place s’enracinent.

L’utilisation du plâtre, du béton et du grillage, marque-t-elle pour toi l’avènement d’un paysage définitivement marqué par la main de l’homme ?

Longtemps ce rapport entre le manufacturé et le naturel s’est décrit comme une confrontation, l’un réduisant la surface de l’autre, l’un dominant et tuant l’autre. Dans mes pièces, je décris un rapport différent parce qu’il s’écrit désormais d’une nouvelle manière, comme un dialogue entre des éléments bruts fabriqués par la main de l’homme qui sont mis en regard des éléments naturels qui sont cueillis. En associant ces matériaux, je montre que l’empreinte de l’homme est si forte sur la nature, que désormais de nouveaux phénomènes de sédimentation apparaissent. J’ai en effet pu voir sur certains littoraux, notamment en Italie, des amalgames de béton, chargés de résidus naturels pareils aux rochers érodés par la mer qui s’échouent sur les plages. Toutes mes pièces évoquent ce dialogue dans des formes différentes, évolutives. Mon travail porte sur un constant déplacement de ces empreintes ou des moulages, afin de créer de nouveaux dialogues. Les oeuvres en terre de briqueterie de la série Angles vivants (2020) placées le long du mur dans des espaces d’exposition, me permettent de créer des micro-paysages dans les lieux où règne la maîtrise la plus absolue de l’espace que sont les White Cube. De même, en moulant des algues, je leur donne une existence là où je les présente. Et si je peux aller plus loin, je pourrais dire que dans ces séries où les plantes sont émaillées et donc inaltérables, tandis que leur support reste à l’état brut, terre crue ou de siporex cuit et donc peuvent se modifier avec le temps, je suis dans une sorte d’inversion du processus de dégradation, car ce n’est plus le végétal qui est fragile mais la matière urbaine.

N’est-ce pas là une manière de questionner le matériau au-delà de sa nature mais en portant une réflexion sur la manière dont il évolue ?

En tant qu’artiste, ma réflexion porte aussi sur les caractéristiques esthétiques des éléments que j’utilise. Un bouchon en plastique rouge d’une bouteille d’eau amène une impression visuelle très différente que celle d’un coquillage, mais tout aussi intéressante. Finalement, dans l’oeuvre Fossile marin (2021), tout ce qui affleure du béton peut être considéré au même titre comme parasite. Je ne hiérarchise pas les matériaux qu’ils soient manufacturés ou naturels. En les associant, je mets en jeu des temporalités très différentes car leurs propriétés ne sont pas les mêmes. Toutefois même si je ne suis pas uniquement sur un argument écologique, mes oeuvres interrogent la disparition des déchets, la pertinence des matériaux utilisés. Au Centre Tignous d’Art Contemporain à Montreuil, à l’occasion de l’exposition Format Cabine sous le commissariat de Marion Zilio, j’ai présenté Son jardin (2021) une installation composée de plantes aromatiques, de terreau, de moulages d’une valise et de déchets en terre crue. En évoluant tout au long de l’exposition, les éléments en terre crue se sont brisés, et sont redevenus une matière première pour la végétation. Je m’intéresse à ces formes fragiles qui, en se désagrégeant, participent au cycle naturel.

Mes travaux sont souvent de l’ordre de la trace et incitent à porter une attention accrue à notre environnement. Sans doute, y a-t-il là une forme d’avertissement…

Morgane Porcheron, J’ai creusé dans la terre pour révéler ses racines, 2020
Céramique, 17 x 18 x 13 cm
Photo et Courtesy artiste
Morgane Porcheron, J’ai creusé dans la terre pour révéler ses racines, 2020. Céramique, 17 x 18 x 13 cm. Photo et Courtesy artiste
Morgane Porcheron, Saupoudrement de paysage #1, 2020
Plâtre, bois, grillage et matériaux divers naturels, 60 x 68,8 x 10 cm
Photo et Courtesy artiste
Morgane Porcheron, Saupoudrement de paysage #1, 2020. Plâtre, bois, grillage et matériaux divers naturels, 60 x 68,8 x 10 cm. Photo et Courtesy artiste
Morgane Porcheron, Profondeur architecturée, 2022
Céramique, terreau, plantes, 42 x 44 x 76 cm. Photo et Courtesy artiste
Morgane Porcheron, Profondeur architecturée, 2022. Céramique, terreau, plantes, 42 x 44 x 76 cm. Photo et Courtesy artiste
Morgane Porcheron, Fêlure #2 (détail), 2018
Terre de briqueterie, terreau et fèves, 65 x 75 x 10 cm
Photo et Courtesy artiste
Morgane Porcheron, Fêlure #2 (détail), 2018. Terre de briqueterie, terreau et fèves, 65 x 75 x 10 cm. Photo et Courtesy artiste

MORGANE PORCHERON – BIOGRAPHIE
Née en 1990 à Lyon. Vit à Paris et travaille à Montreuil
Diplôme National Supérieur d’Arts Plastiques, ENSBA, Paris (2016)
Diplôme National d’Art Plastique, isdaT, Toulouse (2013)
www.morganeporcheron.com