CHLOE POIZAT

CHLOE POIZAT

ENTRETIEN / Chloé Poizat
par Valérie Toubas et Daniel Guionnet

Entretien paru dans la revue Point contemporain #16-mars-avril-mai 2020 (tirage épuisé)

Chaque présentation du travail de Chloé Poizat est une invitation à explorer de nouveaux territoires métamorphiques, des contrées dessinées parfois sombres, parfois rieuses, habitées d’un bestiaire, de formes anthropomorphiques, qui possèdent un lien secret avec le vivant. Peut-être est-il nécessaire, pour entrer en dialogue avec ses œuvres, d’ouvrir sa conscience à cet imaginaire aux origines primitives qui nous est commun à tous. L’artiste nous incite à une forme de libération en nous connectant à la Nature et à notre propre nature. Elle nous entraîne dans le monde halluciné et féerique des esprits.
Un merveilleux qui habite forêts, rochers, et paysages qui recèlent, quand on les scrute avec attention, une part mystérieuse. Chloé Poizat mêle souvenirs, lectures et déambulations, et compose ses propres visions par assemblage, combinant dans ses différentes séries des encres, des dessins au pastel ou au fusain, à la pointe sèche mais aussi des peintures, des sculptures, des collages et du son.

La source de tes travaux est-elle d’origine littéraire ?
Mon univers artistique, même si je n’ai pas de formation littéraire, peut tout à fait être abordé sous cet aspect. Je lis beaucoup et je me nourris d’un esprit littéraire sans être pour autant dans l’illustration d’un récit en particulier. Le seul auteur auquel je pourrais faire référence est Marcel Schwob, écrivain français, conteur et poète, dont j’ai découvert l’œuvre assez tardivement. Je suis sensible à son écriture très visuelle.

La lecture enclenche chez moi des visions, suscite des envies de travail qui sont déjà inscrites dans mon univers mais qui surgissent sans forcément de raisons apparentes. Je ne suis pas dans la description de ce que je lis ou dans une écriture consciente, mais plutôt dans une épiphanie.

Des visions réelles ou fictives que tu assembles dans des installations composées de dessins, de peintures, de sculptures…
Il est vrai que je n’aime pas montrer mon travail pièce par pièce ou dessin par dessin. Je le conçois comme une totalité. Dans la mise en espace comme lors du festival Lion Noir (2018), à la galerie Plateforme à Paris (2018) ou plus récemment au salon international du dessin PARÉIDOLIE à Marseille (2019), j’associe des travaux issus de différentes séries afin de présenter des univers dans lesquels le spectateur peut trouver une unité et une cohérence. Cette spatialisation est fondamentale même si je poursuis mes séries indépendamment les unes des autres. L’ensemble de mes travaux constitue un fonds dans lequel je viens puiser lors de chaque exposition. Je suis toujours gênée lorsque je suis amenée à présenter une seule pièce parce que je ne peux pas véritablement raconter quelque chose. J’ai besoin que l’on entre dans une histoire même si elle n’est pas forcément visible et peut s’avérer au final protéenne. Chaque exposition ouvre potentiellement sur une multiplicité de récits. Une présentation en forme d’assemblage que j’aimerais dans le futur renouveler à chaque fois car elle correspond exactement à la manière dont je vois mon travail.

Une présentation dont l’architecture est pensée comme celle d’un roman ou d’un conte ?
Je n’échafaude pas de narration comme cela est le cas dans la littérature. L’histoire naît tout simplement du travail, de manière très spontanée, avec même un lâcher-prise qui est pour moi très important. Je le recherche et pour ainsi dire le provoque pour justement être le plus possible moi-même, avec cette potentialité de faire remonter de l’inconscient des souvenirs, des lectures. Souvent, je mets en place cet univers à partir d’une peinture, d’un dessin qui en appelle un autre, puis un autre, jusqu’à remplir l’espace. Parfois, je compose plusieurs ensembles avant de me décider à choisir l’un ou l’autre. La construction est naturelle, non figée, les connexions se faisant entre les travaux plus ou moins récents je connais très exactement mon fonds d’œuvres. J’aime ailler sans penser à l’exposition, ne pas savoir à l’avance quels éléments prendront place ni comment ils s’articuleront car penser la composition, en amont, figerait mon travail et reviendrait à fixer les ressorts qui enclenchent l’imaginaire et au final viendrait lui ôter ce pouvoir de créer une émotion chez le regardeur.

Une liberté de création qui s’exprime aussi quand tu dessines ?
Exactement. J’aime sentir naître le dessin progressivement, un peu comme une exploration, ouvrir un chemin dans l’imaginaire sans savoir ce qui m’attend. Pour provoquer ces surgissements d’images, je change de technique ou de mode d’action afin d’installer une sorte d’inconfort qui me permet de tenter de faire surgir de nouvelles formes.

Un imaginaire qui puise sa source dans des mécanismes profonds, liés au culte de la nature, des esprits ?
Je m’intéresse beaucoup aux sciences naturelles comme aux sciences humaines, à l’anthropologie, l’ethnologie. Dans chaque ville où je me rends, je visite le musée d’histoire naturelle. Je suis sensible aux compositions dans les vitrines, à l’agencement des fragments archéologiques, pierres, insectes, débris divers, qui forme parfois des visages. Un mécanisme fondamental par lequel on essaie de reconnaître des parties anthropomorphiques dans les formes minérales ou organiques même quand il n’y en a pas, que l’on retrouve de manière très présente dans mon travail. Dans les dessins de la série des Sfumati (2018) se devinent parfois plusieurs visages comme dans les pastels Trognes (2014) où les formes végétales dressent une galerie de portraits en pied aux accents modernistes. Dans les Paysages portatifs (2011), ce sont des sortes d’Odradeks sous forme de figures animales que je fais surgir de la même manière qu’elles m’apparaissent lors de mes promenades dans la nature. Des visions qui sont aussi fantomatiques comme dans les Grands rochers (2012).

Est-ce une manière pour toi de sonder ces territoires des esprits dont les images habitent tes travaux et ton inconscient ?
Dans plusieurs de mes travaux, je fais appel à l’écriture ou au dessin automatique. Les Sfumatirenvoient à ces moments entre chien et loup où, quand la brume tombe sur la forêt, notre environnement devient inquiétant. Ce processus du dessin automatique correspond à des moments ou je me perds, où les formes disparaissent jusqu’à ce que l’en reprenne sporadiquement le contrôle. Tous mes travaux sont traversés par la notion de disparition. Mes dessins ont un rapport avec l’illusion, à ce passage du conscient à l’inconscient. Pendant toute mon enfance, j’ai baigné dans cette relation avec le monde invisible des esprits. Certains membres de ma famille pratiquaient la cartomancie et avaient accès à des visions d’un au-delà. Pour moi, c’est un chemin possible dans la perception des choses. A l’évidence, tout cela a encore une influence sur ma vie et a modifié le regard que je porte sur le monde et sur moi-même. Je convoque ces éléments parfois de manière directe, parfois de manière humoristique comme dans la série Spirites où l’on voit des figures sécréter des ectoplasmes. Je m’amuse avec ce côté grand-guignolesque des photographies spirites mises en scène au XIXe. C’est un univers qui me titille et duquel je me sens proche. Dans ce jeu d’identification, je place des yeux très expressifs sur des monticules de formes corporelles dans la série Cairns (2014-2016) ou j’anime des formes anthropomorphiques dans les fusains de la série Dans la nuit (2018-2019).

Un procédé qui est aussi une façon d’éviter de donner une dimension trop sombre à ton univers…
Je suis attirée par la nuit parce que dans l’obscurité on voit et on imagine, comme quand on est enfant, des choses et des êtres fantastiques. Mon univers est très connecté avec celui de l’enfance durant laquelle chaque jour je passais du temps autour des étangs et dans la forêt. J’ai toujours ce rapport à la nature telle qu’elle est vraiment mais aussi avec ce regard de l’enfant qui l’imagine peuplée d’un bestiaire merveilleux et terrifiant à la fois. Des réminiscences de perceptions de l’enfance qui nourrissent mes œuvres sans toutefois être des restitutions de souvenirs. Le ton humoristique que je donne à mes dessins ne relève pas toujours d’un humour très flagrant, mais j’y introduis une part de grotesque pour ne pas être trop sérieuse avec ces sujets. Si mon univers est assez noir, il a en même temps un côté « train fantôme ».

Comment qualifies-tu alors ces formes ? Sont-elles fantastiques, fantasmatiques, cauchemardesques ?
Je trouve plus juste le qualificatif « horrifique-merveilleux » en référence à Marcel Schowb. Cet univers peut faire peur mais on peut aussi rire de notre propre peur. S’il a une part sombre, elle n’est ni négative ni maléfique, elle est à l’image des esprits qui habitent la forêt ou que l’on peut imaginer la nuit. Avec ces masques, ces visages que je dessine, je donne corps à cet univers. J’ai besoin d’un personnage pour y pénétrer, comme un chaman qui te prend par la main pour te faire passer dans un autre pan de la réalité. Un passage qui peut certes faire peur, mais aussi dériver sous des formes humoristiques, avec notamment un chien domestique empaillé couvert de verdure, des personnages empreints de bonhommie. Avec ce personnage comme guide, chacun selon sa sensibilité emprunte un chemin qui n’est pas prévisible. Pour certains, il mène sur des terrains assez joyeux, tandis que pour d’autres, il peut paraître plutôt effrayant même au point de provoquer une forme de retrait. Je ne peux dénier cette noirceur car elle met en relation le visible et l’invisible, connecte les mondes, permet la cohabitation de choses très différentes. Pour moi la beauté ne se détache pas d’une certaine forme de violence.

J’ai un rapport animiste aux éléments de la nature et je m’intéresse à toutes les formes de spiritualité.

De gauche à droite et de haut en bas : 
Lambeaux, série, 2018-2019. Fusain sur papier, branche, peinture acrylique, 41 x 52 X 9 cm
Spirites, détail 2011-2013. Ensemble de 43 dessins, techniques diverses sur papiers divers, yeux en plastique, dimension variable 243 x 120 cm
Nouvelles Fictions, détail, 2015-2017. Acrylique sur papier, diamètre 13,5 cm. 
Dans la nuit, série, 2018-2019. Fusain sur papier, 50 x 65 cm env.
Sfumati, série, 2018. Fusain et pastel sec sur papier, 35,5 x 44 cm. Courtesy et photo artiste
De gauche à droite et de haut en bas :
Lambeaux, série, 2018-2019. Fusain sur papier, branche, peinture acrylique, 41 x 52 X 9 cm
Spirites, détail 2011-2013. Ensemble de 43 dessins, techniques diverses sur papiers divers, yeux en plastique, dimension variable 243 x 120 cm
Nouvelles Fictions, détail, 2015-2017. Acrylique sur papier, diamètre 13,5 cm.
Dans la nuit, série, 2018-2019. Fusain sur papier, 50 x 65 cm env.
Sfumati, série, 2018. Fusain et pastel sec sur papier, 35,5 x 44 cm. Courtesy et photo artiste
Chloé Poizat, Nouvelles Fictions, 2015-2017
Ensemble constitué de peintures sur papier, de sculptures, de masques, de photographies, et d'un son. Courtesy artiste
Chloé Poizat, Nouvelles Fictions, 2015-2017
Ensemble constitué de peintures sur papier, de sculptures, de masques, de photographies, et d’un son. Courtesy artiste