Juliette Feck

Juliette Feck

Juliette Feck, Châtrée, 2020, Céramique, 25 x 15 x 4 cm

ENTRETIEN / Juliette Feck, Du Rubber Palace Hôtel à la Casa Feck 2.0, entretien par Léo Marin

« Nous pensons à la vie comme à un solide immuable et nous sommes sidérés quand le temps nous apprend qu’il s’agit plutôt d’un liquide. On ne pouvait pas se baigner une seule fois dans le même fleuve, encore moins deux fois. »
Jim Harrison, La Route du retour (1998) 

Du Rubber Palace Hôtel à la Casa Feck 2.0

Il y a dans le travail de Juliette Feck, une urgence que je ne cesse d’observer avec passion. Tout dans son processus créatif quotidien n’est que jaillissement et effervescence. Cela bouillonne et il faut que cela sorte. 

L’on pourrait aisément se laisser berner par les sinuosités qu’arpentent ses pratiques et croire que tous ces gestes ne sont en aucun cas reliés les uns aux autres. Rien n’est moins éloigné du vrai que cette idée. Des piles de pneus usagés aux marques de peinture en spray sur le sol de la ville en passant par les reliques d’accidents transformés en guides stellaires, chacun des gestes de Juliette Feck est un acte dans le grand Space Opéra de son œuvre. Ici se croisent la biche, le lièvre, le guépard et le papillon monarque … Sans pour autant être une fable c’est bien de chacun des instants de la vie, parfois la sienne, souvent de celle d’un ou d’une autre, qu’elle ne connaît même pas, mais dont les traces de son passage lui ont inspiré la forme qu’elle doit produire. 

A mesure que la grande fresque se complète, Juliette Feck crée et continue de raconter l’histoire de ce qui est en train de se passer sous nos yeux sans même que nous nous en apercevions.

L’artiste devant la Caravane, la déviation, 2017
L’artiste devant la Caravane, la déviation, 2017

Léo Marin : Bonjour Juliette, alors mais racontes moi ? Qu’est-ce que le Rubber Palace Hôtel ?

Juliette Feck : Le Rubber Palace Hôtel c’est un tas de pneus en céramique. Un garage fantasmé. La pièce détachée d’un souvenir fragmenté. L’archéologie d’une enfance à escalader des monticules de pneus déguisée en princesse des savanes avec mon arc et mes flèches. 

La recherche d’une résurgence à travers le rébus fondamental de notre société. Avant d’arriver au Rubber Palace, il fallait traverser le bureau, l’aquarium, les stores Californiens, les pompes à gasoil, le garage pour enfin arriver dans l’arrière-cour ! Ici des véhicules en attente de jugement jonchaient l’allée centrale, quelques voitures de collection, camouflées sous des couvertes et de petits abris de tôle. À droite ma première cabane secrète était une caravane en ruine dans laquelle toute les folies créatrices étaient permises ! Ici le temps s’arrêtait. J’y échafaudais mes plans et mes rêves ! 

Le Rubber Palace signifiait donc tout cela à la fois. La liberté, le rêve, la transition. Choisir de rester du côté du fantasme. Trouver du fantastique dans le prosaïque, à l’image des Arbres Chandelles qui abritent de nombreuses espèces d’insectes, ce tas de pneus abritait mes rêves.

Juliette Feck, Essences Constellationistes (Détail), 2019, installation VR
Juliette Feck, Essences Constellationistes (Détail), 2019, installation VR

LM : Le Rubber Palace est le nom que tu donnais au royaume de ton enfance. Penses-tu alors que ce soit une coïncidence qu’à ton arrivée à Marseille tu aies choisi de commencer à vivre dans une caravane et que désormais tu aies installé ton atelier dans un ancien garage ?

JF :   J’ai en effet choisi la Déviation lors de mon arrivée à Marseille. La Déviation est un artist-run-space. Un ancien atelier technique de la carrière Lafarge située juste derrière. On y réparait les machines d’extraction… C’était un peu le garage avec tous les codes esthétiques qui l’accompagnent, lignes jaunes sur sol en béton, grand palan mécanique et chaîne de treuillage avec un très gros crochet métallique, le tout dans un écrin rocheux et une vue sublime sur la baie de Marseille.

Lors de ma première visite, j’ai tout de suite été inspirée et ai envoyé une demande de résidence. Deux mois plus tard je descendais de Normandie avec mes avocatiers et 300 kilos de faïence pour démarrer la résidence. Je suis finalement restée plus d’un an. Chaque résident était logé dans une caravane. La chose qui m’a séduite. L’écho avec mon enfance était scandaleusement criant, or, je ne le remarquais que bien plus tard.

Le choix du territoire dans lequel on décide de travailler est primordial. Il nourrit irrémédiablement nos créations et, venir à La Déviation, au bout de cette ancienne route qui menait autrefois de Marseille à Martigues en passant par le massif de La Nerthe n’était pas anodin. 

C’est ici qu’on fait disparaître les voitures volées et autres débris douteux dans des incendies dont l’odeur parvenait régulièrement à ma caravane. Soudainement, je me mis en chasse des résidus carbonisés pour en faire une cartographie numérique intergalactique que tu as exposé lors du deuxième volet de Mapping At Last et qui devrait être exposée en ce moment dans l’exposition Pulse de Léo Fourdrinier à Toulon (reportée pour cause de Coronavirus ). 

L’univers automobile, sauvage, scientifique et fantastique est donc une constante esthétique de mon travail. 

Juliette Feck, Funeral Signaletic, 2018, installation, plâtre, céramique, peinture aérosol, 250 x 300 cm
Juliette Feck, Funeral Signaletic, 2018
installation, plâtre, céramique, peinture aérosol, 250 x 300 cm

A présent j’ai un atelier dans le 4eme arrondissement de Marseille. C’est une ancienne boucherie dans une vieille rue commerçante sur les hauteurs de la cité Phocéenne. Je suis entourée de carrossiers qui me permettent de venir faire mon marché et quelques travaux volumineux lorsque j’en exprime le besoin. Ils me réservent régulièrement quelques pièces détachées et ça me fait extrêmement plaisir. 

J’ai besoin de retrouver ces sensations de l’enfance pour travailler correctement. Que ce soit le son d’un martinet qui fend l’air, l’odeur d’une huile de moteur ou un poster de loup hurlant sous la lune. Ça active quelque chose.

Dans la station-service de Gisèle (dans laquelle j’ai grandi ), il y avait aussi des fleurs à foison ! Elle avait même remporté plusieurs années durant le prix de la maison la plus fleurie de la ville. Les pots de fleurs étaient en pneus peints aux teintes de Shell (rouge et jaune). Le salon quant à lui était sombre, avec des scènes de chasse en canevas encadrées sur des murs recouverts de « Verdure » (tapisserie).

Je suis persuadée que tout est lié, que rien n’est indissociable ! Les choix que nous faisons ont toujours un sens et la pratique plastique peut servir à comprendre les liens entre les choses. A en discerner la finesse et l’intelligence du subconscient.

Juliette Feck, Metallic lovers, 2018, installation, impression sur bâche, métal, 94 x 250 x  10 cm
Juliette Feck, Metallic lovers, 2018
Installation, impression sur bâche, métal, 94 x 250 x 10 cm

LM : Du coup, avec tout ce background, ce palais imaginaire de tôles rouillées, de caravanes et de pièces détachées, comment s’organise ta production à la Casa Feck ? 

JF : «Palais Imaginaire»! C’est tellement ça. Il y a en effet cette notion avec le Rubber Palace qui remonte à loin… Vient s’ajouter à cela une iconographie et des pensées plus proches du présent. Politiques peut-être ? Fantasmes et rêves aussi. 

Face au réel, l’esprit ne peut s’empêcher d’ouvrir des brèches vers ce qu’on aime nommer la fiction. Or ce n’est qu’une projection. Un ensemble de présages. Je souhaite continuer à parler de fantasme plus que de fiction. 

Phantasma serait plus proche de ce que je défends.

C’est sans doute pour cette raison que ma production est multiple : céramiques, actions, installations, photographies, vidéo… Si ma logique semble parfois un peu abstraite, elle se construit et se tisse au fil des ans, à mesure que je prends du recul sur mon existence. J’aime prendre le temps d’être juste avec mes ressentis.

Avec l’expérience de La Casa Feck Marseillaise, des formes plus petites, plus pragmatiques et profondément plus libres (paradoxalement), prennent vie. 

La pratique de la céramique a pris une grande place depuis l’arrivée du four à l’atelier. Des caches tétons de coquilles Saint-Jacques enchaînées (Shell) à une trilogie de pots pour avocatiers inspirée d’un rite précolombien de la Tolita (Fire Felidea ), ma pratique plastique s’exfolie des préjugés et des appartenances. Comme la création d’un Palais Idéal loin de toutes convenances, la matière révèle ces secrets. La charge m’est donnée de les rendre visibles. Non sans difficulté, je m’attarde à rendre ces formes « audibles », compréhensibles… Cela peut passer par un jeu de séduction. Rien n’a jamais été plus efficace que de tenter de se séduire soi-même ! Du cyanotype d’un pare-brise éclaté par la tête d’une victime à la fourrure « patte de renard » en céramique bleu lagon qu’on poserait sur son sexe le temps d’un selfie, je tente de laisser parler une longue phrase rageuse et vallonnée sans interruption. Un glissement d’une infinie liberté qui tendrait vers quelque chose de vrai.

Juliette Feck, Pétrol, 2019,  C-Print 50 x 70 cm
Juliette Feck, Pétrol, 2019
C-Print 50 x 70 cm

LM : La création symptomatique d’objets rituels et la mise en exergue d’objets à l’heure de leurs changements d’état … N’y a-t’il pas un peu de chamanisme dans tout cela ? Sais-tu ce vers quoi tu tends ou te laisses tu porter ?

JF : Je ne vois pas vraiment de quels objets rituels tu parles car je ne reproduis pas d’artefacts liés au rituel à proprement parler. En revanche, je suis influencée par l’iconographie des documentaires et des livres d’archéologie dans lesquels chaque objet devient rituel dès qu’on ne comprend pas trop son utilité. Je me ris de ça dans la pièce « Ritual Laborus » réalisée lors de la résidence à la Galerie Duchamp. C’est une succession de 9 artefacts en céramique qui sont la copie d’un rouage trouvé dans un champ. Probablement les restes d’une machine agricole décomposée. J’en ai recomposé les traits, rouage après rouage (car ce n’est pas un moulage ). En ce sens, on peut parler de rituel via le processus. Ça doit être ce que tu évoquais. Le rituel se trouve donc dans le processus. La découverte d’un objet, l’observation d’une action, le glanage… Le nettoyage, l’époussetage ou la photographie sont le moment de fusion, d’observation, le moment de sentir ce que « la chose » a à dire. Puis enfin la création d’une pièce, la décision de faire interagir telles et telles formes entre elles ou de tirer une image ou de recréer une forme comme pour comprendre ces secrets les plus intimes…

Je me suis évidemment beaucoup documentée sur les pratiques et sculptures Voodoo ( le livre Voodoo publié aux éditions Loco est excellent ! ) , les rites pré-colombiens, romains, égyptiens, dans lesquels, trouver du sens un peu partout est une constante. Je me sens parfois un peu comme Alphonse Bertillon, qui inventât la photographie métrique pour la criminelle, persuadé que c’est à travers une chaise couchée ici et un mégot là-bas qu’on allait pouvoir identifier le profil du tueur, ses motivations et le déroulé de l’histoire qui mena à l’action. Les scènes de crime sont donc, elles aussi, une grande source d’inspiration. Je ne loupe pas un « Faites entrer l’accusé » ! 

Ma pratique, c’est une forme d’éthologie empirique des formes dans l’espace. Par exemple lire des « constellations » dans les voitures cramées du massif de la Nerthe (Essences Constellationnistes), dans les traces d’un accident de scooter impliquant un lapin (Funeral Signaletic) ou encore dans deux fragments de rails à placo® abandonnés dans une friche Berlinoise (Metallic Lovers). 

Le tout combiné entre un documentaire sur le point chaud, la lecture d’un livre sur Richard Long et le son de la meuleuse du garage voisin ! BOUM ! Explosion cérébrale ! En somme,  un héritage entre Bertillon et Gertrude Bell en passant par Le Facteur Cheval. 

En ce moment, je tends vers un équilibre parfait entre mes pratiques, mon esprit, mes désirs… Cela implique d’élargir encore les possibles puis de resserrer en un condensé d’expériences. Toujours cet exercice de va-et-vient, essentiel pour retrouver son chemin en toutes circonstances. C’est un peu comme le moment où l’on se pose sur un rocher en pleine montagne avec sa carte IGN et sa boussole pour être certain qu’on va dans la bonne direction, sur le bon chemin. C’est ainsi que je perçois ce confinement.

Juliette Feck, Pyromaniac, 2018, Sculpture performée, Céramique, portière de voiture, feu, béton
Juliette Feck, Pyromaniac, 2018
Sculpture performée, Céramique, portière de voiture, feu, béton

Par le passé j’avais fait une grande place à l’iconographie animalière ( la morsure était très présente ) que j’avais abandonné par peur de ne savoir expliquer le pourquoi du comment. A présent si je décide de faire un pot pour avocatier à tête de félin, ça me regarde et ça suit une intelligence subjective, une pensée qui est plus de l’intuition que du concept. Et c’est ce que je suis. Une énergie libre. Cela étant, je laisse les spécialistes interpréter mes formes et ça me plait. Nous avons perdu quelque chose dans l’art que je tente de reconquérir. Je ne veux pas m’enfermer dans un discours ou une pensée, un concept ou une doctrine, un protocole ou un dispositif. Un rituel pourquoi pas. Finalement, ça a quelque chose de plus humanisé, plus sensible, plus magique oui.

Je me laisse porter et plus le temps passe plus tout ça me parait cohérent et intègre. Il y a des formes récurrentes qui semblent parfois n’avoir aucun lien entre elles. Le temps apporte des réponses. 

Le territoire Marseillais que j’ai choisi est évidemment lié à mes recherches et à l’heure d’internet, la circulation des images, les sources multiples et véloces viennent s’ajouter à cette iconographie en expansion perpétuelle. Ce territoire m’offre ce contraste virulent entre humanité et espaces naturelles qui est si cher à mon univers. Une continuité des sensations de l’enfance, comme un garage au bord de la mer.

Le mot d’ordre pour 2020 : No Limit ! Faire c’est penser.

Juliette Feck, Pyrophyte, 2019, Ensemble de sculptures, céramique, métal, filtre à air
Juliette Feck, Pyrophyte, 2019
Ensemble de sculptures, céramique, métal, filtre à air
Juliette Feck, Rubber Palace (détail), 2013, faïence, Dimensions variables
Juliette Feck, Rubber Palace (détail), 2013, faïence, Dimensions variables
Juliette Feck, Summer Hamanthalia, 2019, Monokini print
Juliette Feck, Summer Hamanthalia, 2019, Monokini print

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