OUASSILA ARRAS [FOCUS]

OUASSILA ARRAS [FOCUS]

Lauréate du prix Prisme 2018 décerné lors de l’exposition État des lieux consacrée aux diplômés du Master Art à l’ESAD de Reims, Ouassila Arras poursuit un travail autour du déplacement, celui des familles forcées à migrer pour des raisons économiques et politiques. Elle relate l’installation des familles dans une double culture et la manière dont les traditions cohabitent au quotidien dans les foyers, façonnant un environnement hybridé. Avec des références en rapport à sa propre histoire familiale franco-algérienne, elle porte un regard à la fois attentif et ému sur cette dualité définie dans des espaces et une temporalité marquée par des retours périodiques au pays. Un équilibre entre un attachement essentiel, empreint par le souvenir et les contacts avec la famille, à une terre qui évolue dans ses us et coutumes de génération en génération au rythme aussi de la mondialisation. À l’occasion de l’exposition Plein Jeu #2, Ouassila Arras a investi l’entrée du FRAC Champagne-Ardenne où elle présente l’installation Photos de famille (2018) ainsi la première salle du rez-de-chaussée qu’elle consacre à une sculpture monumentale, Déplacement (2018).

Il est de tradition de couvrir le sol de tapis dans un intérieur algérien… Ouassila Arras garde en mémoire cette image de l’accumulation. À son tour, elle reprend ce geste pour recouvrir de tapis le sol du FRAC Champagne-Ardenne. Un travail réalisé alors qu’elle était en résidence à la Fileuse – Friche Artistique de Reims. L’installation Photos de famille nous rappelle que le tapis est le support privilégié d’une identité, chaque région ayant ses propres motifs, une forme de cartographie de son pays d’origine. L’artiste se souvient de sa mère tissant des tapis dans l’ouest de l’Algérie à partir de la laine de moutons. Afin de répondre à cette image, l’artiste a d’abord pensé à effectuer un travail similaire, à poursuivre ce geste de recouvrement et de reconfiguration de l’espace dans un travail de mémoire. Son premier élan sans doute émotionnel, a été d’utiliser de la laine fraîchement tondue et de présenter ses réalisations sur des cadres de 2m sur 3m dans l’espace même d’exposition, convoquant ainsi plus que le produit d’un artisanat, le geste lui-même et ses outils avec ses bruits, sa répétitivité mais aussi la convivialité des usines composées de public féminin. Or, dans un acte contraire, elle a préféré défiler les tapis. Un geste qui lui est venu quand elle a visité les usines où sa mère a travaillé et dont les métiers à tisser sont restés en suspens. Une manière de tracer un itinéraire qui est celui du retour aux sources, de l’origine, du contexte même de fabrication. Des tapis qu’elle défile en partie pour les laisser « en transition », entre un présent et un passé, avec ce rappel par le déplacement du peigne sur le métier à tisser du mythe de l’éternel retour. L’artiste rappelle que les familles sont soumises à un calendrier qui se répète chaque année.

 « Je me suis rendu compte qu’il valait mieux partir de la fin pour arriver au début, comme une histoire qui est racontée et que l’on veut creuser pour retrouver l’origine. » Ouassila Arras

Le père de Ouassila Arras a quitté l’Algérie à l’âge de 17 ans. Ses enfants, comme beaucoup de familles déplacées, sont nés en France. L’artiste fait partie de ces jeunes femmes et hommes que l’on définit « plutôt comme de la deuxième génération« , pris entre un détachement des racines et une envie d’en retrouver l’authenticité. Ouvrier dans le bâtiment, il fait partie de cet appel de la France pour reconstruire le pays au sortir de la guerre. Un métier de grande pénibilité auquel l’artiste a voulu se confronter au retour de Chicago où elle a passé quatre mois. Dans cette ville qui se relève peu à peu d’un abandon le plus total, elle a vécu dans le Southside où les quartiers sont littéralement barricadés. Des frontières tout aussi physiques que verbales, tant le danger est toujours rappelé par des interdictions comme celles de se rendre dans certains quartiers.
De cette dureté dans les conditions d’existence, elle a eu besoin à son retour de « construire un mur« . Celui infranchissable qui marque une interdiction, mais qui, associé à d’autres, est aussi celui qui protège du monde extérieur. Un mur d’incompréhension aussi, celui qui atténue l’existence de l’autre, qui le réduit à l’invisibilité. Beaucoup de murs de séparation ont été construits, de frontières déplacées, de zones territoriales étant désormais délimitées physiquement par des murs érigés pour anéantir toute forme de compassion envers l’autre. Des murs qui ne portent toutefois pas tous une négativité, l’artiste se souvient que dans la région d’Algérie où réside encore une partie de sa famille, mais aussi dans toute l’Afrique du Nord, de nombreux murs inachevés résistent aux années. Ils participent à la beauté des paysages à raconter une histoire écrite par les habitants eux mêmes, celle de la vie quotidienne des villages, des départs et des arrivées. Il y a celui que l’on abandonne, celui que l’on rafistole avec ce que l’on a sous la main et celui que l’on construit. Ouassila Arras a décidé « de faire un mur qui se déplace« . Elle a ainsi bâti seule un grand mur dans l’espace d’exposition rappelant le métier de son père tout en convoquant d’autres savoir-faire comme celui du henné « qui est pratiqué dans ma culture par des femmes pour des femmes » et qu’elle utilise là comme « mortier à fin de souder les parpaings. » Un mur qui présente par endroits des taches colorées qui sont en réalité des sacs plastiques qui « sont utilisés dans les habitations pour cacher les trous afin de ne pas voir les voisins. » Ses sacs que l’artiste a récupérés à l’étranger afin qu’eux aussi aient été symboliquement « déplacés« . Des sacs qui parfois tombent au sol et que l’artiste laisse ainsi.

 

Une forme de radicalité s’impose à chacun des choix de Ouassila Arras. Celui de bâtir un mur qui la dépasse et l’engage dans un travail de force qui rappelle la pénibilité du métier d’ouvrier dans le bâtiment, celui d’imposer un mur dans un espace d’exposition qui fait front aux visiteurs, celui de déplacer chaque jour ce mur en le démolissant et en le reconstruisant dix fois, le nombre de jours de sa résidence. En reculant chaque jour un peu plus ce mur vers le fond de l’espace d’exposition, jusqu’au maximum que le permettait l’espace, l’artiste fait reculer une frontière, annihile sa capacité d’obstruction et de séparation en mêlant dans sa confection les pratiques. Par la construction de ce mur « se retrouve aussi la question du temps« . Une temporalité prise dans l’alternance, avec « des moments très physiques et intenses, rompus par des moments d’attente« . Une souffrance dédoublée par le fait qu’elle rebâtit seule, sollicitant juste un peu d’aide pour les parpaings les plus haut placés, mais aussi dans le geste de le déconstruire brique par brique. Les moments d’attente sont aussi « douloureux » comme l’étaient ceux de son père entre deux retours au pays. 

 

Texte Valérie Toubas et Daniel Guionnet © 2019 Point contemporain

 

 

Ouassila Arras
Née en 1993 à Juvisy-Sur-Orge.
Vit et travaille à Paris et Berlin.
Diplômée de l’École supérieure d’art et de design de Reims (Diplôme Nationale Supérieure d’Expression Plastique) obtenu avec les félicitations du jury en juin 2018), puis résidente à la friche artistique de la Fileuse (Reims) d’août à octobre 2018, elle a participé à l’exposition État des Lieux au Musée des Beaux-Arts de Reims où elle a présenté l’installation Photos de famille, pour laquelle elle a obtenu le prix Prisme 2018.

 

 

 

Visuel de présentation : Ouassila Arras, Photos de famille, 2018. Vue de l’exposition Plein Jeu #2 FRAC Champagne-Ardenne du 23 janvier au 21 avril 2019. Photo Martin Argyroglo.

 

 

Ouassila Arras, Déplacement, 2018. Vue de l'exposition Plein Jeu #2 FRAC Champagne-Ardenne du 23 janvier au 21 avril 2019. Photo Martin Argyroglo
Ouassila Arras, Déplacement, 2018. Vue de l’exposition Plein Jeu #2 FRAC Champagne-Ardenne du 23 janvier au 21 avril 2019. Photo Martin Argyroglo

 

Ouassila Arras, Déplacement, 2018. Vue de l'exposition Plein Jeu #2 FRAC Champagne-Ardenne du 23 janvier au 21 avril 2019. Photo Martin Argyroglo
Ouassila Arras, Déplacement, 2018. Vue de l’exposition Plein Jeu #2 FRAC Champagne-Ardenne du 23 janvier au 21 avril 2019. Photo Martin Argyroglo

 

Ouassila Arras, Déplacement, 2018. Vue de l'exposition Plein Jeu #2 FRAC Champagne-Ardenne du 23 janvier au 21 avril 2019. Photo Martin Argyroglo
Ouassila Arras, Déplacement, 2018. Vue de l’exposition Plein Jeu #2 FRAC Champagne-Ardenne du 23 janvier au 21 avril 2019. Photo Martin Argyroglo

 

Ouassila Arras, Déplacement, 2018. Vue de l'exposition Plein Jeu #2 FRAC Champagne-Ardenne du 23 janvier au 21 avril 2019. Photo Martin Argyroglo
Ouassila Arras, Déplacement, 2018. Vue de l’exposition Plein Jeu #2 FRAC Champagne-Ardenne du 23 janvier au 21 avril 2019. Photo Martin Argyroglo

 

Ouassila Arras, Déplacement, 2018. Vue de l'exposition Plein Jeu #2 FRAC Champagne-Ardenne du 23 janvier au 21 avril 2019. Photo Martin Argyroglo
Ouassila Arras, Déplacement, 2018. Vue de l’exposition Plein Jeu #2 FRAC Champagne-Ardenne du 23 janvier au 21 avril 2019. Photo Martin Argyroglo

 

Ouassila Arras, Déplacement, 2018. Vue de l'exposition Plein Jeu #2 FRAC Champagne-Ardenne du 23 janvier au 21 avril 2019. Photo Martin Argyroglo
Ouassila Arras, Déplacement, 2018. Vue de l’exposition Plein Jeu #2 FRAC Champagne-Ardenne du 23 janvier au 21 avril 2019. Photo Martin Argyroglo