Protopoème : Sol, Sono & Urubus, CLARISSA BAUMANN

Protopoème : Sol, Sono & Urubus, CLARISSA BAUMANN

De quelle façon le langage construit-il une proximité avec le monde ? Comment traduit-il une conscience de l’espace environnant ? Et que dire si ce langage se fait inaudible, car il se serait passé des mots seuls ? Ces questions sont celles que Clarissa Baumann se pose, à l’occasion de son exposition monographique présentée à la Galerie Dohyang Lee. Le titre Protopoème : sol, sono & urubus, à cet effet, annonce des tons aériens et pris de lenteur – le soleil, le sommeil et le vautour, lorsqu’ils sont traduits du portugais – encore que la prononciation de ces mots en langue française suggère d’autres couleurs : le sol et le son, où l’urubus résonne par son étrangeté et laisse croire à une appellation dans un idiome imaginaire. Le protopoème est peut-être, dans ces conditions, l’amorce langagière d’une intuition que rien ne confirme. Il n’y aurait là que son élan, son tâtonnement, comme si elle demeurait suspendue entre deux airs, destinée à œuvrer dans un perpétuel inachèvement. 

D’emblée, on constate que les propositions mises en avant par Clarissa Baumann font état d’une forme de retrait à l’égard d’une immédiateté dans les évocations et les interprétations. Le passage par la performance, la vidéo, le texte ou l’image en atteste, car en procédant par recoupements et mises en relation, il semble s’agir de circonscrire un réel composé de plusieurs strates, lequel aurait perdu de sa contenance si on lui avait assigné une forme unique. Ne perdant rien de la poésie qui sied aux instigations dont on ne perçoit pas toujours les contours, la trajectoire envisagée par Clarissa Baumann procède ainsi par accumulations de symptômes et suggestions subreptices, en se polarisant toutefois autour d’un texte, celui de l’auteur angolais José Eduardo Agualusa, Milagrário Pessoal, dont deux extraits sont exposés sur les murs de la galerie. Le récit, oscillant entre fable et fiction, relate une série d’événements qui voit un personnage hériter d’une langue comparable à celle des oiseaux. Le travail d’écriture, mais aussi la narration, jouent des néologismes et de la phonétique pour dessiner des correspondances entre langage, spatialité et animalité. Une notion de territoire peut ainsi être mise en lumière, particulièrement lorsque son appropriation s’opère non tant sur le mode de la convention ou de l’arrangement que sur celui d’une gestuelle abstraite et intuitive, celle que composent le corps, la voix, la mémoire et assurément, la langue. 

À cet égard, la performance intitulée Passarada, qui inaugure l’exposition, traduit idéalement les préoccupations de Clarissa Baumann tout en ouvrant un certain nombre de pistes intermédiaires. Avec la complicité de Kidows Kim et Olavo Vianna, 24 appeaux artisanaux en bois sont activés au milieu du public, puis portés au visage de manière à en dissimuler les traits. Apparait alors ce qui s’apparente à un masque dont la physionomie, entre vestige archaïque et objet de rituel, convoque des temps oubliés, des temps fantastiques. L’origine du son, lui, s’efface, tout en se confondant aux autres pièces sonores que comporte la galerie. Dans cette optique, trois éléments peuvent être précisés. 

On remarquera d’abord l’importance du geste et la manière avec laquelle les mains façonnent les sens en sculptant les airs. Il est vrai que la gestuelle est d’importance pour Clarissa Baumann, les mains semblent toujours posséder une réalité chorégraphique, comme on le voit dans la vidéo TAC TAC (Bate-Pedra), aussi montrée dans l’exposition, où deux cailloux sont inlassablement frappés l’un contre l’autre, jusqu’à la fatigue et la dégradation des objets. Les mains, globalement, semblent dire l’interaction primordiale que tout corps, tout être noue avec son environnement immédiat, affirmant sa présence et sa capacité à interagir avec lui.  

En second lieu, le fait de se dissimuler le visage derrière ces mêmes mains précise un récit où l’on se rend invisible aux yeux du monde ; non par crainte d’y être reconnu, mais pour amenuiser les codages identitaires qui nous gouvernent. Devenir imperceptible, ne plus porter de nom, s’unir à la multitude ample et informe, comme dans un souffle, est sans doute une façon de s’inscrire dans un rapport de cohésion avec ce qui est. C’est alors que l’on prend la mesure des rythmes et des lenteurs de ce qui nous submerge, de ce qui est à la fois présent et indiscernable, à l’image de cette autre vidéo, Araponga, qui nous plonge dans une forêt bien trop vaste pour qu’on s’y repère, égaré parmi les cris et les chants des mille êtres qui la peuple.    

On peut considérer, en troisième lieu, la proximité qui s’esquisse avec le règne animal, moins dans la perspective de l’imiter, de lui ressembler ou de se métamorphoser en quelques-uns de ses représentants, qu’afin de prolonger ses itinérances. L’animal, en cela, n’est pas un être différent de nous autre. Il est un vivant qui compose avec son milieu, le même que le nôtre, fut-il inconnu et invisible. Sans doute serait-il plus juste de percevoir, à travers le vol du langage des oiseaux auquel fait référence le texte d’Agualusa, l’acquisition d’une aptitude qui consiste à se départir de notre humanité par trop assujettie aux fondements arbitrairement décidés – ce que l’on nomme peut-être la culture –  pour recouvrer une posture essentielle, une situation que l’on pourrait qualifier, somme toute, de non-humaine. 

À travers les diverses inspirations que soulève Clarissa Baumann, on perçoit l’acuité avec laquelle elle relève les nuances infimes de ce qui nous entoure, parfois à l’échelle du banal et du quotidien, nuances qui pourtant affleurent à des questionnements beaucoup plus étendus. Tout l’enjeu de sa pratique pourrait répondre de la nécessité de recueillir ces nuances, de les lire et de les interpréter. Aussi, ce n’est pas un hasard si la question du langage, entre autres, apparait avec insistance dans son travail, ici comme ailleurs. Les mots en effet personnifient l’expression de soi dans toute intention adressée au monde, en même temps qu’ils constituent une manière de s’en imprégner. Mais ces mots, finalement, ne sont que des mots, ils sont interchangeables et ce qui importe, finalement, comme semble nous le dire Clarissa Baumann, est l’effusion de sensibilité qui en émane, la matière qui s’en dégage, surtout lorsqu’on les récolte autrement que par les yeux de l’esprit. Dans ce cadre, l’exposition Protopoème : sol, sono & urubus n’oublie jamais d’inviter à une posture aussi poétique que contemplative. 

Julien Verhaeghe, critique et commissaire d’exposition

 

Clarissa Baumann
Né en 1988 à Rio de Janeiro, Brésil
Vit et travaille à Paris, France

www.clarissabaumann.net

 

 

 

 CLARISSA BAUMANN – PROTOPOÈME : SOL, SONO & URUBUS – GALERIE DOHYANG LEE PARIS