NICOLAS DAUBANES [ENTRETIEN]

NICOLAS DAUBANES [ENTRETIEN]

Sur un ton à la fois ironique et provocateur, Nicolas Daubanes nous parle dans ses travaux d’une « vie de rêve ». Que cela soit dans son histoire personnelle, celle de proches ou de parfaits inconnus, Nicolas Daubanes puise, sans amertume mais avec une sourde détermination, tout ce que la vie peut offrir de positif et de joyeux malgré les situations souvent dramatiques qui sont réellement vécues. Univers carcéral, cités HLM, milieu hospitalier ou domestique, son œuvre s’intéresse à tous ces lieux de cantonnement où l’individu est retiré voire effacé de la société pour des raisons fort différentes et plus ou moins avouées. De ces immersions ne ressort rien de triste mais au contraire une propension à reprendre toujours le dessus, à recréer à partir de presque rien et avec beaucoup d’inventivité, un monde supportable. Il nous fait prendre conscience de cette faculté que chacun de nous possède, à savoir tirer les fils fragiles qui nous retiennent à la vie. Des travaux qui posent avec beaucoup d’humilité notre rapport au vécu et qui développent leurs réflexions bien au-delà des contextes et des situations d’où ils naissent. 

 

Quel questionnement anime tes différents projets ?

J’ai compris à un moment donné que la problématique qui me stimulait était quand des personnes en situation de contraintes extrêmement fortes inventaient des solutions pour s’en sortir. Comment une femme, un homme, un malade ou un prisonnier, trouvent toujours des ressources plutôt belles et drôles. Ce sont vers elles que j’ai orienté mon travail même si ce n’est pas aussi simple que cela. J’ai toujours eu envie de trouver ce qui peut être positif dans un univers qui ne l’est pas. 

Des solutions que ces personnes trouvent pour améliorer leur vie…

Oui, cuisiner en est une, notamment en prison. La cuisine de la série Membranes que j’ai exposée récemment au Château de Servières avait ce point de départ qui était d’assumer pleinement que la vie est compliquée. Pour moi qui ai perdu mes parents très jeune, j’ai voulu garder une trace de la maison familiale quand j’ai dû la vendre. Comme je n’envisageais pas d’en faire seulement des photos, j’ai inventé une pièce qui serait capable de garder une trace de la maison et en même temps d’évoquer une mue, un changement. Une pièce qui signifiait que je grandissais et que j’allais vers le positif. Même si cette œuvre est très mélancolique, très personnelle, j’ai voulu qu’elle ait un caractère universel et qu’elle parle à chacun de nous.

En captant les traces de ceux qui ont vécu, ne tentes-tu pas de nous dire que l’effacement n’est jamais total ?

Pour la série de dessins de paysages gravés sur verre que j’ai présentée à l’exposition OKLM, j’ai répété un accident que j’ai vécu dans ma jeunesse quand, au grand dam de mon père, j’ai projeté avec une meuleuse des copeaux de limaille de fer qui sont venus s’incruster sur la baie vitrée de la maison. Des empreintes qui peuvent être aussi celles des graffitis que les prisonniers gravent sur les murs de leur cellule pour marquer la trace de leur passage.

 

« J’aime explorer les traces qu’on laisse, d’autant plus quand elles naissent, non d’un acte artistique ou intentionnel mais de manière accidentelle comme le geste d’un ouvrier. » Nicolas Daubanes

 

À quel moment le milieu carcéral a commencé à prendre une part importante dans tes projets ?

En 2012, en tant que lauréat du prix du centre culturel français de la ville de Freiburg lors de la biennale européenne des jeunes créateurs de Mulhouse, j’ai été invité à faire une résidence dans une prison. Pendant un mois, j’ai eu la possibilité de parler de la contrainte et de l’empêchement, des questions que je connais à travers mes problèmes de santé et de ma famille manquante, avec des gens qui le vivent au quotidien et que je considère comme des experts dans ces domaines. Quand je me suis assis à une table avec les détenus, je leur ai dit « moi je connais ça et vous vous connaissez ça, peut-être qu’on peut faire quelque chose ensemble. » 

N’as-tu pas l’impression de déplacer les curseurs de la création artistique, du lieu et du contenu ?

C’est vrai qu’il y a de cela. J’aime bien faire comprendre aux détenus qu’il y a certaines choses qu’ils font qui sont intéressantes pour d’autres et que ça passe par le fait que l’on appelle ça de l’art. Quand en prison, je vois une bouteille cachée sous le lit d’un détenu avec une capote dressée sur le goulot pour faire de l’alcool, je lui dis que c’est hyper intéressant car ça lui ressemble, qu’elle est une sorte de métaphore du prisonnier en train de macérer dans un lieu clos, avec l’expression du désir et de l’érection. Une réflexion qui porte sur la question très compliquée de la sexualité en prison. Certains reçoivent la métaphore et d’autres non. Je leur explique que j’ai besoin de déplacer leur geste et que maintenant qu’ils savent comment je perçois les choses, ensemble nous pouvons en inventer d’autres.

Comment acceptent-ils le fait que leurs « astuces » soient montrées hors des murs de la prison ?

Je dis aux détenus de s’imaginer qu’ils sont des acteurs et moi le metteur en scène qui agence ce qu’ils bricolent. Il est important qu’un sens se dégage de ce qu’ils me proposent aussi j’ai une forme d’exigence car ce n’est pas parce qu’ils sont en prison que ce qu’ils produisent est de qualité. Je n’hésite pas à leur dire que, s’ils montrent certains de leurs dessins, on va les prendre pour des artistes bruts, et je leur propose, avec leur accord, de les aider à les modifier un peu. Je leur dis « montrez dehors ce que vous êtes ».

 

« En montrant leurs créations et la manière dont elles sont produites, je les aide à dire des choses et d’être un peu dehors aussi.  » Nicolas Daubanes

 

Cette manière de faire peut être appliquée de la même façon dans un hôpital mais aussi dans tous les lieux non naturels. C’est là que se révèle vraiment la nature humaine. Quelqu’un qui vit une situation maritale difficile, qui n’est pas dans la bonne famille, qui est en prison ou hospitalisé, n’est pas dans son milieu naturel dans lequel il peut vivre une normalité. De même, un ouvrier soumis à une cadence infernale va forcément réagir. Quand je fais des sculptures en béton et en sucre, je montre une de ces réactions, cette résistance qui peut passer par des petits actes de sabotage.

Des actes silencieux comme cette sirène présentée pour l’exposition OKLM que tu as mise en sourdine ?

Cette sirène qui date de la dernière Guerre et qui servait à avertir les populations de l’approche des bombardiers, exprime le sentiment amoureux, et de manière plus personnelle, mes propres relations amoureuses. Elle fait référence à la mythologie, au chant des sirènes que l’on ne veut pas entendre et que l’on aimerait même étouffer tant il est insupportable. Avec la perte de mes parents, le rapport amoureux est devenu extrêmement difficile car il est lié au manque et à ce sentiment très fort d’abandon dont on redoute le fait qu’il puisse se répéter à nouveau. Les couvertures étalées sur le sol qui accompagnent le dispositif renvoient aussi à une pratique carcérale où il était d’usage de couvrir le sol menant le condamné de sa cellule à la guillotine afin d’étouffer ses pas pour éviter aux autres détenus de les entendre. À partir de ce fait social et historique, qui nous parle à nous tous, je mets sur le même plan la relation amoureuse.

La question de la temporalité est importante aussi dans cette gestion de la contrainte ?

Elle a marqué de manière très forte une de mes premières pièces que j’ai pensée à Albi lors d’une résidence au Centre d’art qui à cette époque était situé à proximité du Tarn. Une pièce en rapport avec l’eau, immergée et pourvue d’un ballon d’air que les visiteurs pouvaient gonfler avec juste des petits souffles d’air pour la faire remonter à la surface. Un souffle léger et permanent, qui rappelle celui que j’ai exploré quand j’étais en soins palliatifs. Ce travail encore non finalisé entre en résonance avec cette question de la survie à laquelle je donne un ton plutôt joyeux, un peu moqueur aussi. Avec les détenus, on s’amuse à produire des pièces en partie fausses, je les incite à surjouer leur rôle, à en rajouter, à faire des vidéos qui n’expriment pas leur quotidien sachant qu’à l’extérieur elles vont paraître on ne peut plus crédibles. Quand on crée du faux, on exprime quelque chose de vrai. Il ne faut pas oublier que dans mes productions, il y a une part de fantasme.

Et de mirage, comme dans tes projections photographiques dans un HLM ?

Cette pièce que j’ai réalisée avec le centre d’art d’Albi Le Lait est un peu à part dans mon travail. Elle a donné lieu à une petite édition (La Tuilerie, 2011) composée de quinze diapositives de photographies des pièces du dernier étage d’une barre d’immeuble vouée à la destruction qui ont servi de chambre noire. Je voulais que les images proviennent de la barre elle-même aussi je les ai réalisées selon le principe du sténopé. Des photographies de ces pièces inversées qui ne sont pas sans rappeler, pour moi qui ai toujours été intéressé par le contexte de la banlieue, ces paroles d’une chanson de NTM « Pas de solution donnée, mon plafond reste ton plancher ».

Entretien réalisé par Valérie Toubas et Daniel Guionnet initialement paru dans la revue Point contemporain #10 © Point contemporain 2018

 

Visuel de présentation : Nicolas Daubanes, Prison ship, Great Britain – Tasmania, 2018. Poudre d’acier aimanté, dessin mural, 380 cm x 280 cm. Vue de l’exposition « 300 ou 400 briques » au Château de Jau, Cases de Pene, 2018. Photo Yohann Gozard

 

Nicolas Daubanes, S.A.I.P. (service d’alerte et d’information de la population), 2018 Sirène de camp militaire allemand,160 cm x 160 cm x 200 cm Vue de l’exposition « OKLM » au Château de Servières, Marseille, 2018 Photo Jean Christophe Lett
Nicolas Daubanes, S.A.I.P. (service d’alerte et d’information de la population), 2018
Sirène de camp militaire allemand,160 cm x 160 cm x 200 cm
Vue de l’exposition « OKLM » au Château de Servières, Marseille, 2018
Photo Jean Christophe Lett

 

Nicolas Daubanes, Quartier des femmes mineures, prison des Baumettes, Marseille, 2017 10 cm x 2 cm, céramique dentaire, édition de 3 exemplaires Vue de l’exposition « Les mains sales » à la Galerie Maubert, 2017
Nicolas Daubanes,
Quartier des femmes mineures, prison des Baumettes, Marseille, 2017
10 cm x 2 cm, céramique dentaire, édition de 3 exemplaires
Vue de l’exposition « Les mains sales » à la Galerie Maubert, 2017

 

 

 

Nicolas Daubanes
Né en 1983

Vit et travaille à Perpignan

Représenté par la Galerie Maubert Paris

www.nicolasdaubanes.com

 

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