Laure Tiberghien
Laure Tiberghien, Fuites#8, 2021, Tirage chromogène unique, 60 x 50 cm, Collection de la BnF
PORTRAIT D’ARTISTE / Laure Tiberghien
Par Xavier Bourgine
La photosensibilité de Laure Tiberghien
Si la théâtralité est le théâtre moins le texte, suivant l’équation posée par Roland Barthes1, si la picturalité est la peinture sans l’histoire, médium se prenant lui-même pour objet, comme le préconisait Clement Greenberg pour solder l’affrontement entre Pop art et Post painterly abstraction2, que serait la photographie sans sujet ?
Il n’existe pas de mot en français pour désigner une recherche sur la matérialité-même de la photographie, si ce n’est peut-être celui, sensoriel et intellectuel mais aussi proprement photographique, de sensibilité. La photosensibilité, telle serait alors l’objet de la recherche de Laure Tiberghien, depuis qu’aux Beaux-Arts elle a abandonné le sujet photographique. Derrière ce terme générique, tous les facteurs qui font la matérialité de l’image photographique entrent en jeu : la lumière, le temps, la chimie, le papier, la température des bains révélateurs.
Sensible, la photographie de Laure Tiberghien l’est d’abord par cette recherche technique, métaphotographique, dont les résultats souvent matiéristes mais rarement purement abstraits ont fait l’objet d’une récente exposition à la Bibliothèque nationale3. Elle l’est également par les possibles qu’ouvrent pour le regardeur ces images où si peu est laissé au hasard.
La sensibilité de la lumière est la première, la plus évidente puisque la photographie est d’abord l’action d’un photon sur une matière chimique. Enfermée dans le noir complet que suppose un tirage couleur, Laure Tiberghien vient volontairement perturber l’obscurité dans ses Fuites et Météores : elle crée des trouées et des incidents lumineux, elle expose par le côté, à l’aide de lampes de différentes couleurs, qui agissent comme autant de pinceaux, le papier photographique et isole ainsi la sensation de la lumière pure.
Dans la série des Orbes l’action du temps est révélée par la récupération d’anciens papiers photographiques non encore insolés mais ayant subi l’action de l’humidité ou d’une oxydation, n’ayant affecté que le bord du papier, liseré d’altération mis en valeur par une montée chromatique lente et une palette rigoureuse oscillant entre le vert-de-gris étouffé et l’orangé tropical.
La chimie, la cuisine du laboratoire et sa température (le développement couleur doit se faire à 36 degrés exactement) sont autant de paramètres dont la perturbation, ne serait-ce que minime, souligne l’importance et la magie : la série Affresco, retrouvant une fraîcheur et une rapidité d’action toute renaissante joue ainsi de la température des bains mais aussi de la vitesse d’impression de la machine, comme Wade Guyton épuisant les buses de ses imprimantes, pour faire apparaître, derrière de légers voilages gris et striés, un monde latent d’images.
Finalement, par ses interventions soigneusement calculées, c’est la photosensibilité du papier, de préférence métallisé ou brillant, que Laure Tiberghien révèle. D’ailleurs l’artiste parle pour désigner ses œuvres non de photos ou de tirages (il est vrai qu’ils sont uniques), mais de « papiers ». A la manière de Support-surface en peinture, c’est bien les composants de la photographie, leur maîtrise et leur non-maitrise, qui constituent son objet.
L’abstraction qui résulte de ces recherches reste ouverte à la sensibilité du sujet disparu comme du sujet regardant. Ce n’est pas l’image fantôme de Guibert, ce sont les fantômes du regardeur qui se révèlent, à commencer par lui-même, dont le visage évanescent, sur certains des papiers les plus brillants, apparaît entre les stries de la série Affresco, comme sur le voile de Véronique ou le suaire de Turin.
L’atmosphère qui se dégage des Fuites et des Météores, avec leur composition horizontale et leur dégradé fait immédiatement penser à un paysage, du soir ou du matin, comme celui Sans titre actuellement présenté au Hangar Y4. Le même tropisme figuratif conduit à reconnaître ici et là un horizon qui n’existe pas, un photogramme de film dans L’événement des horizons, ou bien à s’imaginer que ce fruit de l’obscurité perturbée pourrait aussi bien être, si on pouvait la capter, l’image sanguine et charnelle visible à travers nos paupières closes un jour d’été.
1 Roland Barthes, « Le théâtre de Baudelaire », Essais critiques, Seuil/Points, 1981 (1954).
2 Clement Greenberg, “Towards a Newer Laocoon”, Partisan Review, 1940.
3 Epreuves de la matière, exposition à la Bibliothèque nationale de France du 10 octobre 2023 au 4 février 2024.
4 Prendre le soleil, exposition au Hangar Y du 16 décembre 2023 au 21 avril 2024.