JULIA GAULT, 1387 JOURS
Vue d’exposition, 1387 jours, Julia Gault, Le Point Commun, espace d’art contemporain, Annecy – Photos Béatrice Cafiéri
EN DIRECT / Exposition 1387 jours, Julia Gault, jusqu’au 10 février 2024, Le Point Commun, espace d’art contemporain, Annecy
JULIA GAULT, MILLE TROIS CENT QUATRE-VINGT-SEPT
“Si le désir d’élévation est si beau, si puissant, fort et transcendant, c’est justement car il n’existe que par rapport au risque de la chute”.Julia Gault crée des sculptures et compose des installations. Dans son œuvre, elle interroge cette obsession de l’humain pour l’élévation et le ciel. Elle aspire à interroger cette volonté de construire ou d’ériger la matière toujours plus haut avec un vocabulaire issu des formes du chantier et des gestes des bâtisseurs, tout comme ses matériaux de prédilection : terre crue, terre de remblai, sable à maçonner, briques, grilles, sacs de gravas, sangles… Dans son travail, chaque tentative de sculpture est une potentialité de ruine imminente. Sa réflexion s’articule autour d’une contradiction initiale : l’idée humaine de contrôler la matière, de la contenir et de l’ériger s’oppose à la poésie du mouvement et celle de la transformation, intrinsèque à la nature et aux matières brutes. Elle laisse la place dans ses œuvres à l’évolution des matériaux qu’elle emploie, qui ont leur propre autonomie dans la vie de la sculpture. L’effondrement ou la chute, s’ils ont parfois lieu dans certaines de ses œuvres, ne sont pas un échec de la sculpture. Ils font partie intégrante de son processus de recherche sur le passage de la forme à l’informe, et vice-versa.
1387 : c’est le nombre de jours qu’il faudrait pour que le lac d’Annecy soit complètement asséché s’il n’était plus alimenté par aucune source descendant de la montagne*. Quatre ans à peu près, cela peut sembler lointain, presque impossible. Pourtant, en 2018, une première sécheresse spectaculaire fait baisser drastiquement le niveau du lac et nous invite à prendre cette menace au sérieux. Dans cette exposition au Point Commun, Julia Gault nous invite à réfléchir à notre rapport à l’eau.
Dans “1387 jours”, pas de chute ni d’effondrement. Les œuvres présentées poursuivent l’interrogation de l’artiste sur l’aspiration de l’être humain à contrôler et contenir la matière, centrée ici autour de l’eau, une question récurrente dans son travail. L’eau est le sujet principal en même temps que le grand absent de l’exposition. On est accueilli par Fontaines, l’installation principale, composée de récupérateurs d’eau évidés de leurs bassines en plastique, réduites à une grille de métal au travers de laquelle court un collier de pièces de monnaies. Cette œuvre fait référence aux fontaines publiques, dans lesquelles on jette une pièce de monnaie pour faire un vœu. A Annecy, elles sont toutes à sec par souci d’économie d’eau et d’argent. L’artiste attire notre attention sur la privatisation et la marchandisation de l’eau, et dresse un parallèle avec les projets de création de retenues collinaires en Haute-Savoie, servant à créer de la neige artificielle. Dans Fontaines, l’œuvre principale de l’exposition, Julia Gault n’a pas souhaité utiliser d’éléments organiques, contrairement à ses habitudes. L’œuvre est métallique, solide, artificielle, désaffectée par le vivant et la matière naturelle. Des bassins de récupération, l’artiste n’a gardé que l’ossature, dessinant dans l’espace d’exposition une grille qui se déploie horizontalement et verticalement, motif qui symbolise pour l’artiste la rigueur humaine, sa volonté de contrôle. Un grand squelette que l’eau a déserté. Six vertèbres d’un gisant, livrées ici comme une autopsie de nos pratiques et de notre rapport à l’eau. Le constat d’une fuite : où est passée l’eau ?
Dans Vagues de chaleur, subsistent des empreintes et des traces laissées par celle-ci : Julia sculpte les interstices, elle interroge la périphérie et l’absence du matériau. L’artiste donne à voir à la fois la sécheresse, quand l’eau s’est retirée de la terre et qu’elle la fissure, et à la fois l’inondation, la terre pouvant à chaque instant se (re)transformer en une vague, poursuivant son infiltration par la plainte au sol, suintant du mur, s’engouffrant dans le bâti et envahissant l’espace d’exposition. Les tubes de cuivre qui semblent émerger de la structure du bâtiment sont peut-être à l’origine de cette fuite : C’est la manière dont ces vagues pénètrent dans l’immeuble. Si elles incarnent cette menace, ces canalisations sont pourtant perforées et exhibent l’absence de l’eau. C’est tout le paradoxe qu’interroge l’artiste, entre risque et ruine.
Les éponges et serpillières en béton posées au sol montrent des témoins impuissants et inopérants, inaptes à contenir le débordement potentiel. Mémoires de failles continue de révéler les fragilités du bâti, en montrant des crevasses, espaces du vide des fissures moulées, et tirées en verre.
En parallèle de ces œuvres, l’installation modulable “Fontaines” continue de se déployer dans l’espace d’exposition. Les pièces de monnaies nous invitent à penser notre rapport symbolique et spirituel à cet élément. L’organique est justement bien présent, logé dans l’invisible. Il est là où on prête une pensée magique. Il se situe dans toutes ces pièces, qui portent chacune la puissance d’un vœu. Ainsi assemblées et les souhaits décuplés, le collier rayonne de toute cette énergie déployée, dont il faut remonter le fil : cette œuvre nous invite à songer à toutes ces pièces : centimes rouges, pièces jaunes, euros, pounds, pesos, cents… À penser à leur circulation de mains en mains, à ce qui a bien pu être acquis en les échangeant. Au moment où une personne les a prises dans sa main, quand elle a fermé les yeux et qu’elle s’est concentrée pour investir une parole, une demande ou une prière dans ce petit objet métallique. A la manière dont elle a lancé cette pièce dans une fontaine. A la pièce qui plonge et qui touche le fond du bassin. Le petit bouillon de la fontaine au-dessus d’elle et la satisfaction de savoir ce vœu sous l’eau, secret tranquillement gardé dans un espace-temps modifié, à côté de cent autres vœux similaires. Cette installation nous pousse également à penser aux mains qui ont serties ces mêmes pièces et se sont écorchées dans l’atelier pour former ce long collier. Des milliers de gestes d’espoir raccommodés les uns aux autres, dans un geste rituel, de la même façon que les lavandières se râpaient les mains en lavant les tissus. Il s’agit de réinvestir et imaginer des rituels collectifs pour réparer la perte et l’absence. Retisser des gestes communs autour de vœux faits par d’autres et recréer un flux d’énergie commune. Il y a tant d’histoires qui se sont racontées et que ces pièces ont entendues. Combien de strates encore ? Ces pièces ont les qualités qu’on prête aux coquillages : approchez votre oreille de ce collier, vous percevrez le murmure de ces milliers de vœux. Un collier d’un mètre de long nécessite cinq cent pièces. Dans cette installation, un long collier de plus de 50 mètres de long. Combien de souhaits rassemblés ici sous nos yeux ? Laissons-nous conter les pièces.
Gabrielle Balagayrie et Anna Breton
* Henri Onde “Le lac d’Annecy et le Thiou (Étude hydrologique)