Camille Tsvetoukhine - entretien

ENTRETIEN/ avec Camille Tsvetoukhine à l’occasion de son exposition Sous l’hégémonie du chant de blé, jusqu’au 16 juin 2024, openspace pop-up, Nancy
La notion de récit est au cœur du travail de Camille Tsvetoukhine. Ce qui l’intéresse notamment, ce sont les techniques et les structures narratives qu’un récit met en œuvre. En ancrant dans le réel la narration de ceux qu’elle compose à travers ses œuvres, installations et expositions, elle questionne ce réel pour en soulever les biais structurels de fabrication et de lecture. Il s’agit alors pour elle de le décaler, de lui faire faire un pas de côté et de l’ouvrir à d’autres perspectives et d’autres interprétations. En d’autres termes, de s’attacher à l’idée de narration spéculative développée par la philosophe Donna Haraway.
Cette dernière milite pour une science de relève1 ou de sciences situées afin d’ouvrir les savoirs scientifiques à d’autres points de vue livrant des récits engageant « une traduction plus juste, plus acceptable, plus riche du monde»2. Il s’agit dès lors de reconnaitre que ces savoirs sont des tissages inextricables de faits et de fictions et doivent « fonder [leur] capacité de voir à partir des marges et des profondeurs »3 pour trouver « les connexions et les ouvertures inattendues» 4 afin de donner « des récits plus justes du monde »5. Elle n’appelle pas tant « à disqualifier la science qu’à investir l’espace de la fiction en son nom »6.
C’est donc tout l’enjeu du travail de Camille Tsvetoukhine que de créer de nouveaux récits qui, à l’instar de ce que Donna Haraway préconise en parlant de narration spéculative, se glissent dans les brèches du réel afin de le ré-enchanter. Cet enjeu prend dans l’exposition qu’elle a créé pour openspace la forme d’un conte qui plonge ses racines dans la période pré-capitaliste, l’apparition des enclosures et le glanage.
Ce mouvement des enclosures a commencé en Angleterre au XVIe mais a concerné, au final, l’Europe entière. Il s’agit de la première manifestation d’un changement comportemental et sociétal à l’origine du capitalisme et de la révolution industrielle. Il consiste en l’appropriation par une minorité aristocratique et bourgeoise des champs ouverts et pâturages communs cultivés par les communautés villageoises pour leur usage exclusif.
Ce mouvement général de privatisation et de pillage des terrains communaux a provoqué de nombreux soulèvements des populations auxquels ont participé de nombreuses femmes, concernées à premier titre par cette spoliation les privant d’un élément vital de leur quotidien, le glanage, les privant également d’un espace de socialisation quotidien. Les femmes ont été celles qui ont le plus souffert de la perte de ces terres, qui a entrainé l’effondrement des communautés villageoises, et se sont vues peu à peu effacées de l’espace social tel que conceptualisé par Pierre Bourdieu.
Cet effacement et cette transformation du rôle social des femmes se sont produits dans un mouvement simultané qui a vu « au même moment où les paysans furent arrachés de la terre, les cérémonies célébrant ce lien ancestral […] proclamées démoniaques et sataniques »7. Ce fut ainsi à l’initiative de cette classe proto-capitaliste que « la chasse aux sorcières commença, à la fois comme une plateforme à partir de laquelle un large éventail de croyances et pratiques populaires […] pouvaient être poursuivies en justice, et comme une arme qui pourrait vaincre la résistance à la restructuration économique et sociale »8.
Les œuvres de l’exposition entremêlent tous ces faits et redonnent toutes leurs places aux femmes dans cette Histoire qui les néglige et contribue à leur effacement de nos espaces sociaux. Camille Tsvetoukhine restitue ainsi aux femmes leur rôle premier dans la lutte, toujours actuelle, contre l’exploitation par le capital de la nature, en tant qu’intercesseuses des formes du vivant, dans « cette perspective, où la nature était perçue comme un univers de signes et de signatures, indiquant d’invisibles affinités qui devaient être déchiffrées »9.
Il s’agit, pour elle, de développer une « vision, [une] valeur commune, peut être la base d’un pouvoir que personne ne peut exercer seul - le pouvoir de redonner forme à nos vies communes, le pouvoir de changer la réalité »10 et qui « peut ouvrir des chemins conduisant hors des cultures patriarcales, ouvrir des canaux aux pouvoirs dont nous avons besoin pour transformer nos visions et nos histoires ».11
Ta pratique s’articule autour de la narratologie, peux-tu expliquer ce que tu entends par cette notion?
Par narratologie, j’entends le fait d’avoir pu prendre en compte et d’étudier de manière large les différents types d’écritures reliés à la question de la fiction. Que ce soit le mythe, la fiction, la poésie, le scénario etc. Comment la construction de celles-ci diffèrent selon la forme utilisée, et comment la trame narrative peut permettre par différents procédés de mettre en avant ou de questionner la temporalité d’un récit, à l’instar du cinéma, avec des flash back, des projections dans le futur etc.
Et comment celle-ci résonne dans ton travail?
Dans ma pratique artistique, l’écriture me permet de développer de manière poétique, fictionnelle, les recherches que j’effectue, et cela peut prendre différentes formes narratives. Le langage est alors présent sur les oeuvres elles-mêmes ou par la parole et la performance, ou encore par l’objet imprimé etc. Celui-ci me permet ensuite de donner un point d’accès et une interprétation possible au spectateur. La notion de temps est aussi un paramètre qui m’intéresse, comment parvenir à inclure différentes époques par le mot, par les mots.
Pour l’exposition d’openspace justement, tu as souhaité mettre en place un conte, qu’est-ce qui t’intéresse dans cette notion de conte?
Le conte est pour moi une construction narrative populaire. Enfants, nous avons tous et toutes eu accès à de nombreuses histoires, comme ceux de Grimm, nous permettant de développer notre imaginaire. De l’utiliser aujourd’hui, dans une version fragmentée, par l’apport du texte, mais aussi de le faire vivre et de l’éclater par le geste de peindre me paraît intéressant. Sous couvert d’un aspect poétique, il aborde néanmoins des questions politiques, afférent à des enjeux écoféministes et à un regard sur le début du capitalisme au XVIème siècle.
Pourquoi as-tu voulu aborder ces questions politiques?
J’ai souhaité aborder ces questions politiques car ce sujet est relié premièrement à la figure de la sorcière et de la femme, qui m’intéressent particulièrement. Comment l’histoire a construit une image cadrée de la femme. Sorcière, glaneuse, elle est pointée du doigt. De réinterpréter une partie historique me permet de me ré-approprier certains pans pour récréer un récit autour de ces questions. De re-voir et de re-mettre en valeur ces femmes savantes, ces femmes paysannes, qui se sont battues pour des convictions de liberté, contre un pouvoir dominant masculin et capitaliste, me semble primordial. Il ne s’agit pas d’annuler les faits, mais plutôt d’en ré-enchanter leurs parures tout en prenant en compte des données théoriques et historiques.
Cette lecture éco-féministe de l’histoire et de la société est un enjeu fort de ton travail, comment le traduis-tu dans tes oeuvres?
Premièrement par la couleur et par le geste, qui viennent appuyer cette idée d’enchantement. Ensuite, par différents éléments symboliques qui apparaissent sur les toiles que ce soit des fragments de corps, de paysages, ou encore des éléments naturels. Les tissus employés, soie, velours amènent aussi une lumière, comme une analogie à un autre regard. Le rapport à l’installation est aussi important, il nous permet de nous projeter dans un espace temps différent, ici le contact avec la terre met en exergue le contexte des enclosures.
Que souhaites-tu que le public retienne ou apprenne de ce travail ?
Tout d’abord vivre une expérience, celle de se retrouver dans une installation immersive, de marcher sur la terre, de se rapprocher de la nature, de ressentir des sensations, tout en étant alerte aux œuvres. Ce qui crée à la fois une relation entre le visible et le sensible. Puis peut-être de développer une réflexion et une regard sur les sujets que j’ai pu aborder dans ce travail, et pourquoi pas de donner l envie de découvrir les ouvrages de Sylvia Federicci ou de Monique Wittig..
1 Terme emprunté à Sandra Harding
2 Donna Haraway in Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle, in Manifeste cyborg et autres essais, Exils Éditeur, 2007, p112-113
3 Ibid, p 119
4 Ibid, p 127
5 Ibid, p 127
6 Théo Bourgeron in La fabulation spéculative, de Zanzibar à Balard, aoc.media, 2021
7 Starhawk, Rêver l’obscure - Femmes, magie et politique, éditions Cambourakis, 2015, p 294
8 Silvia Federici, Caliban et la Sorcière, Femmes, corps et accumulation primitive, Entremonde et Senonevero, 2014, p 269
9 Ibid, p 222
10 Starhawk, op. cit., p 326
11 Ibid, p 132










