LENA GOARNISSON, MAIS À QUOI SERT LA LUMIÈRE ?
Vue de l’exposition de Lena Goarnisson « Mais à quoi sert la lumière ? » à la galerie Olivier Meyer à Nantes. Au fond dans la seconde pièce Sans raison 14 images de guerre recadrées, 2023, au premier plan dans la première pièce 3 dessins de la série My little witches, les parpaings, série des coquilles
EN DIRECT / Exposition Mais à quoi sert la lumière ? de Lena Goarnisson, jusqu’au 25 mars 2024 puis sur rendez-vous, Galerie Olivier Meyer Nantes
Lena Goarnisson : Une exposition est toujours un instant T, l’occasion d’une synthèse, et la mise en forme d’idées latentes. J’étais en Corse, dans un endroit tranquille et merveilleux, dans un vallon juste au-dessus de la mer et il y a eu ce 7 octobre, l’attaque du Hamas dans cette rave party et les colonies juives et puis la réponse de Tsahal. Et c’est un peu le conflit de trop, dont l’information vient s’immiscer dans la beauté d’un matin limpide. En choisissant petit à petit ce que j’allais montrer et comment articuler différentes réalisations j’ai compris que les enfants étaient souvent présents. Le titre est venu d’une lecture que je faisais ce 7 octobre, à l’heure du petit déjeuner, Le poème Les Cendres de Gramsci. Pasolini dit bien mieux que moi cette vérité amère : la campagne romaine merveilleuse et dorée, la tombe de Gramsci, et l’impuissance de la philosophie, de la poésie, de la connaissance et de la création à changer le monde.
Que peux-tu nous dire de la série « Tout va bien » et des aquarelles « Eiapopeia » et « My Little witches, Les Parpaings, Série des coquilles » ?
Lena Goarnisson : Je n’ai jamais montré ces photographies, qui sont comme des prises de notes, à des moments paisibles de vacances. Ce que j’observe, des objets qui nous entourent et qui participent de cette plénitude heureuse, mais en rappellent aussi la fragilité, l’incongruité parfois de situations, un oiseau mort, les insectes beaucoup ; le regard est toujours une réalité arrangée… il y a derrière ces images beaucoup de fantômes aussi, une évocation très privée de certains proches disparus, donc Tout va bien…
La série Eiapopeia de 2010 est née complètement par hasard, en ouvrant un livre de poésie de Heinrich Heine, je suis tombée sur cette onomatopée, le dodo de l’enfant do… avec lequel, quand il pleurniche, on endort le peuple, ce gros lourdaud, dit ailleurs le poète. J’ai commencé à faire des dessins de chaussures d’enfants avec des onomatopées de berceuses dans toutes les langues. Et puis peu à peu j’ai alterné avec des injures, parce qu’on ne sait jamais ce que vont devenir les enfants. Les soldats de la 2ème division blindée « Das Reich » qui ont tué 643 habitants à Oradour-sur-Glane, dont près de 200 enfants, ont été des enfants
J’ai commencé à dessiner des parpaings en 2013, après avoir rencontré un parpaing dans un rayon de soleil d’une rue de Montmartre. Comme un coup de foudre. Je l’ai photographié à l’époque. J’ai une longue habitude d’être attentive à la beauté des objets laissés pour compte sur les trottoirs, j’appelle ça l’appel des cartons. Je rentrais d’un voyage en Irlande avec un plomb en mémoire de 2 enfants morts dans un attentat à Belfast. (Je voyage souvent avec un rouleau de plomb, mes sculptures sont portatives… et les morts sont des bons compagnons de voyage). Donc cet attentat de Belfast était un 31 octobre 1972, soir de Halloween, et les gamines étaient déguisées en sorcières et jouaient près du Benny’s bar, d’où My Little witches, Mes petites sorcières…Pendant longtemps j’ai associé cette série de dessins à la mémoire de tous les enfants morts en Irlande pendant la guerre civile, soit 244 victimes. Donc je devais réaliser 244 dessins. Il y a aujourd’hui une série de plus de 300 dessins, parce que je n’ai pas pu m’arrêter, parce que des enfants meurent toujours sous les bombes ou massacrés à coup de machettes… Cette série est un ensemble, une pièce unique si on veut…. J’ai choisi de produire d’autres dessins pour cette exposition et de les différencier par des objets en plus… Les coquilles d’œufs, je les ai rêvées et cela faisait longtemps que je voulais dessiner des berniques. J’ai toujours dessiné énormément de petits objets. Le principe de la nature morte est de prêter une attention particulière à n’importe quel objet du quotidien, non ? Dans la tradition de la peinture hollandaise, c’est fou tout ce que les peintres ont pu glisser dans leurs tableaux, et magnifier : une olive, une miette de brioche ou une épluchure. Il y a aussi les mosaïques romaines dites du pavement-non-balayé, asàrotos-oikos…
Et qu’est-ce que ce bleu au fond de certaines coquilles d’œufs ?
Lena Goarnisson : Le bleu du ciel peut-être mais il y a aussi du noir parfois… toute la tension créative de la vie humaine est occupée de ça non ? Rester amoureux du monde alors qu’il est proprement invivable.
Une nouvelle série de posters associe des reproductions de 10 de tes dessins de parpaings à des récits de morts violentes d’enfants lors de différents conflits du XIXème siècle à nos jours. Pouvons-nous les mettre en relation avec ta série « les porteurs de plombs » ?
Lena Goarnisson : Cela faisait longtemps que je voulais essayer de faire des reproductions de ces dessins accompagnés de textes. En filigrane du projet Memento Mori, fabrique d’objets en plomb en mémoire de morts violentes, est posée la question de la valeur de l’œuvre d’art. Les sculptures portatives en plombs sont gratuites. La plupart des gens n’ont pas les moyens de s’offrir une œuvre d’art. Donc, est-ce qu’une bonne repro d’un dessin de parpaing, mais avec du texte et donc plus orienté, plus collé à son propos, a t-elle autant de valeur, ou moins de valeur que le dessin original? La série des 300 dessins devient la matrice d’autres œuvres. À l’origine le projet My Little witches se proposait de réaliser une sculpture de 244 plombs pour les enfants tués pendant la guerre civile irlandaise. Il ne m’a jamais été possible de la faire. De manière générale toutes mes séries de dessins sont en relation avec des séries de plombs et, donc, de porteurs de plombs. Les dessins accompagnent la dispersion des plombs. Depuis que j’ai décidé de continuer cette série, de l’étendre à toute victime mineure d’un conflit armé, les posters sont peut-être une manière plus efficace de diffuser ces histoires.
Comment est né ce travail Memento Mori ? Comment as-tu choisi le matériau, la forme de ce témoin et le protocole qui y est lié ?
Lena Goarnisson : Toutes les sociétés sont façonnées par la violence, et la mort violente en est le visage. Je travaillais depuis des années sur ces questions, sans parvenir à montrer mon travail. J’ai tout entendu comme commentaires : ce n’est pas un travail de femme ; tu nous emmènes où on n’a pas envie d’aller… Toutes ces barrières mises en travers de ma route, bien souvent par des responsables culturelles femmes…
J’ai créé Memento Mori à la fin des années 1990. C’est à Port-Royal des Champs, une abbaye rasée en 1710 sur ordre de Louis XIV, que l’idée des Plombs pour les morts a été conçue. Les fantômes des jardins m’ont demandé de faire quelque chose. Le plomb est venu en me promenant chez des grossistes en matériaux. Le plomb en feuille se vend en rouleaux pour les couvreurs. Le gros rouleau de 35 kg m’a donné l’idée du petit rouleau. C’est comme une feuille de papier, comme un message, mais c’est en plomb pour durer dans le temps. Sans le savoir j’ai retrouvé une forme très ancienne, celle des Katadesmos ou tablettes de défixion, une pratique magique qui, dans le monde gréco-romain, avait un pouvoir cathartique. Et puisque je ne pouvais pas montrer mon travail dans des circuits institutionnels, il fallait donc que je m’invente un espace possible de rencontre avec mes contemporains, pour nourrir et étoffer ma réflexion. L’objet en plomb, et le mort qui va avec, deviennent le véhicule de la relation sociale. Les expériences nées de ce protocole sont imprévisibles et très riches. Et grâce à cette méthode je me suis connectée à un monde alternatif de réseaux très actifs et très généreux.
Dans le texte annonçant l’exposition tu évoques les conflits actuels mais aussi le temps de l’été, de tes créations. Pourrions-nous dire que tes photographies, formes de vanités et tes dessins par leur finesse et leur justesse, ainsi que tes travaux plus mémoriels nous parlent tous de manières différentes du temps ?
Lena Goarnisson : Il n’y a pas 36 possibilités : ou la colonne du stylite ou s’occuper comme on peut. Tout sera détruit un jour. Vous connaissez ce poème d’Akenaton, les performeurs corses, pas les rappeurs de Marseille « Il vous reste une minute » ?
Extraits d’une conversation entre Lena Goarnisson et Daphné Boussion en mars 2024.