EZIO GRIBAUDO, PAYSAGES, D’APRÈS LA FIN DU MONDE
Ezio Gribaudo, Paysages, d’après la fin du monde, 2024, exhibition view, Sans titre, Paris © Aurélien Mole
EN DIRECT / Exposition Ezio Gribaudo, Paysages, d’après la fin du monde, jusqu’au 20 avril 2024, Sans titre, Paris
Petit traité de contemplation des œuvres d’Ezio Gribaudo
Face à l’inépuisable geste créatif d’Ezio, une légère mise à niveau s’impose. Il faut se mettre à sa hauteur, oui mais : de l’intérieur. Apaiser son temps, presque son pouls. Et ainsi : tout voir, tout entendre, tout avaler comme Ezio sait tout faire. Se mettre dans son sillage. Changer, grâce à lui, de taille. Prendre les dimensions de l’univers.
Ezio a eu mille et une vies. Il est passé mille fois à l’acte. Il a côtoyé tous les visages. Affamés de voyages, bafouant les frontières, il a parcouru des vallées, des fleuves, des déserts, visant toujours haut : les sommets, les cieux, tout ce qui embrasse à pleine bouche l’infini.
Il a rapporté de ses traques des visions. Mieux que des trophées, de fulgurantes intimités. Lui dont l’existence est allée si vite, de façon si remplie, a donné naissance à des éclairs. Des travaux comme des éclats. Aux techniques sans cesse mouvantes. Reflets de son appétit dévorant, de sa curiosité sans fin.
Face à son œuvre, une question surgit. Comment cerner l’insatiable ? Comment ne rien rater et en ressentir toute l’ampleur ?
Une solution s’offre à nous, imparable. Pour suivre Ezio à la trace, il nous faut ralentir. Se donner le temps. Car Ezio nous prendra toujours de vitesse dans ses gestes et ses réflexes. Donc, tranquille. Trouvons le tempo alangui pour lui répondre, le grand calme de l’observation. Encore mieux : le souffle tendre et chaud de la contemplation.
Voici comment faire. D’abord, prendre la pause la plus naturelle du monde. D’une simplicité enfantine. Assis, allongé, debout, collé à un mur, contre le chauffage ou la fenêtre, au loin ou au plus près des œuvres. Épuiser le lieu de la galerie. S’y caler, comme on le désire. Faire son nid. Nous avons mis, exprès, des bancs. Pour faciliter l’atterrissage. S’établir pleinement. Se lover.
Une fois qu’on a pris place face aux œuvres, lentement, très lentement : ouvrir un œil. Puis l’autre, sans chercher à regarder, comme au réveil. Quand on est bien ancré, se mettre à voir. Voir comme pour sentir, pour mieux ressentir. Voir sans limite. Les couleurs, le passage de la main, la tactique sans cesse renouvelée, la tentative. Tout ce qui surgit d’Ezio. De son insolente faculté à vouloir toujours créer et, sans cesse, recommencer. Tout ce qui nait de sa poésie.
Nous nous laissons partir. Comme Ezio, vivre dans le torrent. S’arrimer à ses mouvements, à sa matière. Tout en relâchements, en jaillissements. Il y a quelque chose d’apaisant dans cet emportement. Comme lorsqu’on plonge dans le grand calme d’un océan. On se jette d’une corniche bruyante ou d’une roche aride mais après le choc, tout s’arrête. Sauf les yeux qui en parcourant la toile accélèrent à nouveau, deviennent regard. Va-et-vient imperceptibles, mouvements pluriels de danse à même la pupille. La galerie a disparu. Elle s’est faite morceau de ciel ou de montagne, un lieu traversé encore infatigablement par les pas d’Ezio. On peut passer des heures à côtoyer ses toiles. On peut même lire une page entre chaque regard, se reposer, s’étendre à nouveau, se relâcher complètement, puis se reprendre, retrouver son souffle.
Tels les êtres qui font le tour du globe en ne quittant pas leur chambre, tels les grands arpenteurs de rêves, les alpinistes en quête d’ascension absolue, Ezio sait donner de la hauteur à celles et ceux qui, comme lui, se donnent au monde. À tout son monde.
Pour accompagner la contemplation, une liste de livres, disposés dans la galerie, faciliteront la douce rêverie provoquée par les œuvres d’Ezio :
Le Mont Analogue, de René Daumal
Ka, de Roberto Calasso
Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’art, d’Eugen Herrigel
La Pesanteur et la Grâce, de Simone Weil,
Les Rêveries du Promeneur Solitaire, de Jean-Jacques Rousseau
Voyage autour de ma chambre, Xavier de Maistre
*Dans le foisonnement éclatant de l’œuvre d’Ezio Gribaudo, Cieli et Atlantes ont une place à part, essentielle.
Les Cieli découlent de sa pratique d’éditeur au rôle prépondérant dans le milieu artistique de la seconde moitié du XXème siècle. En utilisant les encres typographiques d’imprimerie industrielle, Ezio découvre ces sortes de ready-mades célestes aux couleurs accidentelles. Comme les traces d’un regard atmosphérique sur son univers poétique. Les Cieli sont la preuve de l’esprit hybride d’Ezio, sans cesse ouvert aux nouvelles pratiques, influencé par ses gestes multiples et ses rencontres inspirantes.
Quant aux Atlantes, ils rappellent son gout de la beauté dénichée pendant ses nombreux voyages. On pense aux sommets des montagnes de l’Atlas au Maroc, qui ont donné le nom à la série, mais aussi aux versants d’Australie et d’Hawaï, tous découverts pendant les années 70, et aux massifs imaginaires d’une Atlantide par lui seul retrouvée. Le geste instinctif, comme sur un carnet, prolonge la mémoire du voyage. Et rappelle que pour Ezio Gribaudo rien ne compte plus, même à l’autre bout du monde, que le verbe Faire.