Séverine Hubard, Regardum

Séverine Hubard, Regardum

Vue exposition monographique « Regardum », Séverine Hubard au SHED – site Gresland, Notre-Dame-de-Bondeville – Photo Marc Domage

EN DIRECT / Exposition monographique « Regardum », Séverine Hubard, jusqu’au 16 juillet 2023, au SHED – site Gresland, Notre-Dame-de-Bondeville

Séverine Hubard, (dé)constructiste 
ou comment faire avec autrement

par Julie Faitot

​Avant de la rencontrer, je savais de Séverine Hubard qu’ella tenía huevos1 comme il arrive que l’on décrive vulgairement les êtres puissants. Et c’est drôle car la première chose qui l’intéresse, lors des visites de repérages dans l’ancienne usine Gresland, aujourd’hui investie par le SHED, c’est le regard d’homme. 

Un regard d’homme n’est pas seulement la traduction littérale de male gaze, ce concept féministe dénonçant la construction (notamment par le cinéma) de la femme comme objet du regard masculin : objet d’un désir, objet de l’action, bref, objet soumis, formé de la côte du premier venu, transformé par la puissance d’un démiurge qui insufflerait sens et vie dans cette pauvre petite forme, sans lui toute flasque et inanimée. 

Un regard – ou trou – d’homme est aussi un passage permettant «  l’inspection et la maintenance d’ouvrages de travaux publics et d’appareils industriels »2. Au SHED, il est beau : maçonné en arches de briques, il sert à évacuer les eaux de pluie. On le visitait pour en vérifier l’état – y cheminer est pénible, on s’y tient debout avec une peine croissante, tandis qu’il s’amenuise. 

Savoir qu’un regard d’homme traverse souterrainement l’espace d’exposition où elle projette ses perspectives et que parcourront bientôt des regardeur·se·s, réjouit Séverine. C’est donc dans la joie partagée de sales gosses préparant très sérieusement une bonne blague, que prend forme le titre de l’exposition, néologisme latinisé, doucement anachronique. Comme un aquarium contient de l’eau et un auditorium des sons à écouter, un « regardum », substantif agenré prononcé [ʁəɡaʁdɔm], pourrait être cet espace où circulent, s’échangent, s’agencent des regards. 

Évidemment, dans le contexte d’hyper-sensibilité à la moindre trace de soupçon d’une possible discrimination (et après des millénaires d’un patriarcat qui n’a pas rendu les armes), l’exposition d’une artiste femme s’appelant « regard d’homme » (même latinisé), ça détonne. Bombe sans tambour ni trompette, « l’œuvre de Hubard réalise la prouesse d’être très politique tout en refusant de faire des commentaires », écrivait déjà Dorothée Dupuis en 20163. En effet, Séverine préfère construire un pont, récupérer et assembler des bouts plats et des bouts longs de mobilier mis au rancart, avec, faire avec un quartier à coups de pieds pieds, de clouteuse ou de visseuse, les organiser à l’œil en pleins et en vides, en hauts et en bas – plutôt que de se battre sur les mots. 

Elle préfère fabriquer à plusieurs une maquette blanche, grande comme une ville et petite comme les fractions des meubles qui la composent, où nos corps se meuvent, travaillant ou flânant en touristes.

Au cours de nos échanges, Séverine nous raconte que, quand elle était petite, elle voulait être dessinatrice de tapis. Elle a conservé des dessins au feutre sur petits carreaux, dont les motifs géométriques évoquent les chefs-d’œuvre d’Augustin Lesage dit La mineur Lesage, selon Wikipedia, ce qui a quelque chose d’ironique quand on pense au regard d’homme qui fascine Séverine et fait aller la pensée de ce qui se voit à ce qui ne se voit pas ou vice versa. Je me souviens – mais d’où cela vient-il ? – que les tapis sont des jardins imaginaires, mi-vue aérienne, mi-perspective cavalière, et que les artisans d’aujourd’hui, en Afghanistan, les ornent de ces machines modernes qui occupent leur paysage : des chars, des canons ou des avions de chasse. Cette question du motif est intéressante car Séverine ne s’interdit pas le décor (elle a fait des bibliothèques d’éléments sculpturaux décoratifs). Là aussi, ça circule sans scrupule. 

Dans une maquette, une exposition ou un jardin paysagé, le regard est évidemment un enjeu crucial : espaces de projection mentale où les perspectives, les plans, les trouées, les vues véhiculent des idées, ils entraînent nos corps en terres inventées où l’on peut faire avec, autrement. À Héloïse Connessa, elle explique en 2009 qu’elle aime travailler le réel et ses rebuts comme un matériau, pour le déconstruire et produire des imaginaires alternatifs : 

« Finalement, je cherche plus à développer des « hétérotopies », des « contre-espaces » comme disait Foucault »4. Ce processus de travail – collecte – assemblage – (re)constitution – n’est pas loin de celui des archéologues, à la différence que Séverine Hubard cherche à trouver une forme autre plutôt qu’à en retrouver une vraie. Cette recherche, si elle s’accorde le plaisir du jeu, n’en est pas moins régie par des règles précises : elle s’amuse. Précisément.

Julie Faitot

[1] Ce qui, dans cette langue espagnole qu’elle affectionne, pourrait mais ne signifie pas, en fait, qu’elle « avait des œufs » (https://www.linguee.fr/espagnol-francais/traduction/tener+huevos.html, consulté le 14/04/2023 14:51) mais plutôt qu’elle a des couilles, des tripes, bref, qu’elle en a (https://www.wordreference.com/esfr/tener%20huevos consulté le 14/04/2023 14:59).

[2] https://fr.wiktionary.org/wiki/trou_d’homme, consulté le 11/04/2023, 10 :33.

[3] Dorothée Dupuis, 2016, « COLLOC – du vivre-ensemble dans l’œuvre de Séverine Hubard », à propos de l’exposition « COLLOC », Galerie Eva Meyer.

[4] Entretien avec Héloïse Connessa, 2009. Source : http://galerieevameyer.com/artistes/texte/94/texte-severine-hubard, consulté le 11/04/2023 à 11:33.

Vue exposition monographique « Regardum », Séverine Hubard au SHED - site Gresland, Notre-Dame-de-Bondeville - Photo Marc Domage
Vue exposition monographique « Regardum », Séverine Hubard au SHED – site Gresland, Notre-Dame-de-Bondeville – Photo Marc Domage
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Vue exposition monographique « Regardum », Séverine Hubard au SHED – site Gresland, Notre-Dame-de-Bondeville – Photo Marc Domage
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