MARIUS FOUQUET, PORTRAIT D’ARTISTE

Marius Fouquet, « N’y a-t-il jamais d’autocombustion ? », double-page du carnet 2024
PORTRAIT D’ARTISTE / Marius Fouquet
par Xavier Bourgine
Les mythologies incendiaires de Marius Fouquet
« Mes brouillons sont mon véritable atelier » explique Jean Le Gac1. Manipulateur d’objets, de mots et de symboles, Marius Fouquet, diplômé des Beaux-Arts du Mans et en cinquième année des Beaux-Arts de Paris, pourrait faire sien ce constat, qui est aussi une méthode. À ceux qui s’intéressent à son travail, il adresse, outre l’habituel portfolio, des images de ses carnets où, entre notes de lecture et pensées critiques, s’élaborent les objets-textuels qui constituent ses œuvres. Par attelages ou zeugmas visuels et langagiers, il associe des citations, souvent de chansons ou d’émissions télévisuelles, que leur isolement érige en syntagmes ou catachrèses, expressions figées d’un lieu commun, avec un élément visuel, image ou objet, dont la collocation soudaine crée une distanciation au grand récit ou au grand imagier contemporain.
Ce processus de combustion, l’un par l’autre, du textuel et du visuel, rejoue dans notre monde hyper-imagé la dépense chère à Georges Bataille. Dans La Part maudite, le mode de production du surplus économique d’une société importe moins, pour la définition de son identité culturelle et symbolique, que son mode de dépense. Dans une société théocratique comme celle chrétienne du Moyen Âge par exemple, c’est l’Église qui dépense, cette dépense devant assurer le Salut de tous. La rupture qu’apportent les sociétés industrielles est celle d’une accumulation qui n’est plus dépensée, déséquilibre auquel les guerres mondiales apportent une sanglante échappatoire.
Dans une société post-industrielle marquée par un spectacle permanent et par une économie de l’enrichissement où les productions, même de l’industrie du luxe, ne se distinguent plus de la standardisation ambiante que par leur capacité à se réapproprier la puissance symbolique de l’art2, l’accumulation est moins celle, capitalistique, qu’une crise a vite fait de dissiper dans les trous noirs algorithmiques des marchés, que des images. Le supermarché des images, la création de contenus, où l’impossible perfection de l’instant se concentre en quelques secondes d’une story ou d’un réel, est la nouvelle dépense des générations Z et millenials.
La combustion de Marius Fouquet est moins une dépense destructrice de ces images, puisqu’elles ne peuvent être soustraites, passé la mystification des clauses de confidentialité et du droit à l’oubli, ni des serveurs, ni en définitive, de nos souvenirs, qu’une réactivation de leur trahison. La trahison des images, celle de Magritte et celle de Butor, est double : non seulement l’image trahit, aussi bien que le mot, l’objet (la fameuse pipe), mais l’habitude occidentale d’un primat du texte sur l’image a fait oublier qu’il y a toujours eu des mots dans la peinture3. Ainsi l’apparente surprise créée par le surgissement des mots dans le champ plastique est-elle l’étincelle qui permet aux ex-voto de Marius Fouquet de fonctionner comme espaces de déconstruction des mythologies contemporaines.
Pop is dead doit donc se lire comme une antiphrase, puisque le pop, dans son côté spectaculaire et spéculaire, voyeur et médiatique, ne s’est jamais si bien porté que lors des épisodes tragiques évoqués par l’œuvre, 11 septembre en tête. Can you hear fait flamber la trop léchée photo de famille, unie devant le téléviseur qui divise en réalité les générations et les milieux sociaux, dans son catalogage de contenu et dans le qui regarde quoi. Much more than this est l’Annonciation post-Car crash de Warhol, annonce d’une disparition et d’un accident. Sur l’image de la Cadillac, équivalent américain de la DS des mythologies de Barthes, l’IA a superposé des silhouettes aussi diaphanes que le vase de cristal où s’épanouit le lys renaissant, vase dont la transparence symbolise la non-rupture de l’hymen marial, donc la virginité malgré la maternité, sauf qu’ici la transparence fait signe vers l’absence et l’effacement du souvenir, contre lequel des arums, autres fleurs à la blancheur peut-être tout aussi artificielle, viennent lutter. L’ex-voto tourne alors à la plaque commémorative d’une histoire qui n’est plus, d’amour conjugal ou familial, puisque la citation est tirée du My Way de Sinatra.
L’embrasement des signifiants et signifiés à l’œuvre dans ces pièces reproduit le cycle triangulaire de la combustion physique (comburant – combustible – chaleur) dans les domaines théorique, psychique et matériel. Théorique avec le cycle riff/reef – ex-voto – main, quand une phrase musicale improvisée devient le récif citationnel où s’échoue le sens commun d’une mythologie qu’incarne un objet récupéré, mué en ex-voto par la main de l’artiste ; psychique avec le cycle citation – souvenir – objet, quand une citation convoque un souvenir puis un objet, rendu inflammable par cette citation même ; matériel enfin avec le cycle texte – image – installation, dans la combinaison des différents médiums.
Car l’art de la citation est aussi celui du recyclage. Tout comme l’esthétique du déchet des Nouveaux réalistes dévoile les dessous jetables des Trente glorieuses et trahit un rapport trouble à la Seconde guerre mondiale4, Marius Fouquet réinvestit les déchets d’une pop culture dont la fenêtre mémorielle semble toujours plus se réduire. Replongeant dans les rebuts imprimés de son enfance ou de celle de la génération immédiatement précédente (cartes Pokémon, fanzines, flyers), il leur redonne une dimension active et collective, à travers une édition dont l’acquéreur se voit aussi remettre un élément de la collection initiale. Le démembrement progressif de l’ensemble met chacun des récipiendaires en réseau, tout en rappelant le caractère périssable des supports. On touche ici un paradoxe. Si la mythologie se perpétue, ses images, elles, se régénèrent sans cesse : d’où la nécessité de rallumer toujours le feu qui les consume.
1 La phrase apparaît dans plusieurs interviews, reprises dans Le Récit, cartons 24 et 25.
2 L. Boltanski, A. Esquerre, Enrichissement – Une critique de la marchandise, Paris, Gallimard, 2017. Les auteurs dégagent un nouveau régime économique, celui de l’enrichissement d’objets et de marchandises industrialisées préexistantes par l’exploitation du passé d’une maison ou d’une marque. La création de fondations par l’industrie du luxe et sa tendance à la patrimonialisation sont au cœur de cette économie de l’enrichissement.
3 M. Butor, Les Mots dans la peinture, Paris, Flammarion, 2019. L’auteur enquête sur l’aveuglement qui a conduit à occulter la présence du verbe dans la peinture, des phylactères des Annonciations aux collages cubistes.
4 D. Laks, Des déchets pour mémoire, Dijon, Les presses du réel, 2017. L’autrice identifie dans la pratique de la récupération des Nouveaux réalistes, qui les amène à puiser leurs matières premières dans les décharges, la mise à jour d’un impensé voire d’un refoulé de la société des Trente glorieuses.