GIANLUIGI MARIA MASUCCI

GIANLUIGI MARIA MASUCCI

Gianluigi Maria Masucci, Shape Sequences, 2016. Installation vidéo. La Ferme de la Chapelle, Grand-Lancy/Genève. Courtesy artiste et Analix Forever Gallery

PORTRAIT D’ARTISTE / Gianluigi Maria Masucci
Par Valérie toubas et Daniel Guionnet,
initialement paru dans la revue Point contemporain #17

Le champ d’observation de Gianluigi Maria Masucci porte sur le mouvement vu à travers la dynamique des fluides, de l’eau, de l’air, des champs électromagnétiques et de toutes les formes d’énergie. Un travail graphique qui s’accompagne d’une mise en espace par le dessin, la vidéo ou la performance. Le mouvement est pour l’artiste une manifestation signifiante, un graphein dans l’espace avec lequel il est possible de faire une analogie à l’échelle du cosmos, mais aussi avec l’énergie synaptique qui circule dans le cerveau. Dans un processus d’écriture automatique qu’il met en œuvre à l’occasion de performances publiques, Gianluigi Maria Masucci traduit cette énergie par une série de signes. Ensemble, ils forment une écriture imprégnée d’une vision de l’acte artistique comme une mise en relation d’éléments épars, la transcription d’un motif global signifiant tel celui que l’on retrouve chez les kabbalistes et chez tous ceux qui, comme Jorge Luis Borges, ont cherché une écriture universelle apte à traduire une universalité dans la pluralité terrestre. 

Pour Gianluigi Maria Masucci ce langage ne peut être dicté par le conscient, ni par une écriture connue car elle serait nécessairement parcellaire. Il a rapport avec un tout autre lexique, non grammatical, non verbal, un métalangage qui trouve sa forme dans une expression dessinée provenant d’une région plus profonde de l’humain. Toute écriture est une entrée, une descente dans une profondeur qui est celle de l’inconscient quand se produit l’ajustement des signes. Les tracés sont des marques cursives, des signes aptes à absorber toutes les formes d’écritures. Ils rappellent les écritures archaïques, quand le corps de l’homme se retrouvait tout entier saisi dans la lettre, lui appartenait comme il appartenait à une histoire en évolution. Cette écriture commune à tous nécessite la mise en mouvement de tout son corps. Ainsi en action, les gestes de l’artiste deviennent le réceptacle de ce qui fonde le vivant. Point d’ésotérisme mais simplement le geste même de la peinture tel que le définit Merleau-Ponty : « C’est en prêtant son corps au monde que le peintre change le monde en peinture. Pour comprendre ces transsubstantiations, il faut retrouver le corps opérant et actuel, celui qui n’est pas un morceau d’espace, un faisceau de fonctions, qui est un entrelacs de vision et de mouvement.1 » 

Gianluigi Maria Masucci trace ces signes des deux mains avec vélocité, annihilant toute prise de contrôle d’un des hémisphères du cerveau. Dans ses performances, il tend à rétablir un équilibre entre analyse et imagination. Son écriture se fait elle aussi trajectoire, définit des allers et retours sur la page, le sol ou le mur. L’énergie employée est cumulative, elle restitue celle dégagée par les passants, les spectateurs. Pour être exacte, sans déperdition, elle se doit de les condenser dans un même effort. Une écriture du mouvement qui, pour cet homme ayant pendant sept ans pratiqué le théâtre, est d’abord corporelle. Dans les villes de Naples et de Genève, à travers le projet Chi (2009-2011), il s’intéresse aux flux et reflux des passants. Dans des espaces déterminés de la ville, il étudie le rythme de chacun, leur signature énergétique d’une qualité différente selon leur occupation ainsi que de la date du calendrier. Un travail qui passe par plusieurs étapes, de la prise de vues photographiques du corps dans l’espace, puis de l’espace sans le corps. Un acte artistique qui ne relève pas uniquement de l’observation, mais qui passe nécessairement par une rencontre et une interaction. Il interroge les passants sur leur destination, leurs habitudes, cherchant le nœud dans cette trajectoire entre corps humain et corps architectural. Il devine l’existence d’une relation plus intime que celle de l’ordre du simple passage. Ses observations révèlent que le corps urbain est alimenté par le flux vital des piétons et que sans eux, la ville est une enveloppe vidée de sa substance. L’artiste ressent toutes les variations de ces énergies, leur pauvreté quand, au plus fort de la journée, la trajectoire se fait linéaire, les êtres aspirés vers leur destination, souvent leur lieu de rendez-vous, leur rayonnement et leur tension même, quand les corps des promeneurs profitent de la ville. La qualité est alors à son comble, les paroles et les rires résonnent, les groupes stationnent, profitent des espaces qui leur sont offerts. Tous participent à la grande fabrique énergétique. Le tissu urbain s’anime, les scènes se chargent comme au théâtre de faits nouveaux, de rebondissements, s’étoffent de coups d’éclat comme se plaisent à nous les raconter les grands arpenteurs comme Jacques Prévert, André Hardellet, René Fallet ou Raymond Queneau.

Une densité, une tension paroxystique, dues au nombre de promeneurs-acteurs, à la diversité des scènes, des postures et des jeux dans un même espace. Sur une durée de trois années, Gianluigi Maria Masucci a mené son projet à Naples et Genève (2007-2011), réalisant dessins, installations et présentant au Festival Antigel (2016) à Genève une installation de peintures animées sur des façades d’immeubles. La ville est ce terrain privilégié de la rencontre, où se lient toutes les énergies. Avec Phosphènes (2018), il retranscrit à l’encre de Chine ce qu’il définit comme « tous les signes d’une séquence harmonique analytique » faisant ainsi le lien entre écriture et langage corporel : amplitude du mouvement, mouvement des yeux, respiration, mais aussi les énergies moins visibles comme celle de notre champ électromagnétique. Un geste d’écriture transformé en performance faisant référence à Marina Abramović, qui s’active quand une personne entre dans son propre champ magnétique et dans son champ de vision. Plonger son regard dans celui d’une autre personne est une façon d’entrer dans sa part intime, « d’attraper ou de capter ce que l’on peut dégager en énergie » nous dit l’artiste. C’est aussi faire une lecture directe de quelque chose d’inexprimé ou « qu’ils n’ont pas l’impression de pouvoir contrôler. » Une relation à l’intime qui est le prélude au geste artistique qui est sans cesse animé, chez Gianluigi Maria Masucci, par l’émotion et la générosité. Il poursuit ce travail de cartographie en étudiant Naples, ville gréco-romaine dont la forme très spécifique est subordonnée au motif du tétraèdre. Conjonction des lignes, distances entre les monuments, se dessinent pour l’artiste d’autres secrets à explorer. Dans le projet Wallskin – La pelle della città (2009), il explore sa nature géologique, sa proximité avec l’activité volcanique, interroge la manière dont le corps urbain en tant que corps sensible développe des similitudes avec la peau du corps humain. Avec La conjonction des contraires, un projet qu’il mène depuis 2019, sa réflexion devient archéologique, structurelle, historique, magnétique, participative du passé et du présent de la ville de son enfance. Son atelier, donnant d’un côté sur Spaccanapoli (littéralement, rue « fend-Naples »), artère hyper animée du centre historique de la ville, et de l’autre côté sur la cour du Palazzo Filomarino, est au centre de deux aspects contraires et complémentaires de la ville de Naples. Il devient ainsi un point magnétique réunissant l’historicité de la ville et sa vie d’aujourd’hui et de toujours, liant énergie, corps et espace urbain, le flux constant des gens de la rue et les racines de la mémoire historique et contemporaine.

Le travail de Gianluigi Maria Masucci est aussi celui de la mémoire d’un lieu, de la persistance des traces de vies passées. Éraflures, marques d’usures sur les murs, autant de marques de mémoire auxquelles s’ajoutent celles des passants qui augmentent ce potentiel d’écriture dont s’empare l’artiste comme en témoignent ses œuvres en aluminium et verre de la série Presente, Passato, Futuro (2018). Une étude de la ville à travers les signes que l’artiste poursuit avec le projet Dichiarazione d’amore (2013 à 2015). Il y étudie cette particularité de la ville de Naples à exposer à la vue de tous, à travers le linge étendu aux fenêtres, l’espace intime. Flottant dans l’air, il marque un espace intermédiaire entre la terre et le ciel, le fini et l’infini, engage un rapport entre l’humain et l’oiseau, mais aussi avec les nuées. Comme les signes de la ville et de l’eau, les draps témoignent du vivant. Animés par le vent, ils manifestent eux aussi l’invisible mais leur étude est non plus horizontale mais verticale, c’est par en dessous que les signes apparaissent. S’insinuant sous les draps, le vent partage une intimité, devient l’amant qui entretient la flamme en les gonflant d’un nouveau désir. Une danse amoureuse que l’artiste retranscrit dans le film Memorie (2015), un projet pour lequel il a collaboré avec des danseurs afin de décomposer le mouvement pour en extraire l’essentiel. Le danseur a en effet cette capacité à mobiliser tous ces muscles pour un seul geste afin de le sublimer, de l’extraire d’une continuité, de l’isoler. Il sait maîtriser cette énergie qui vient de l’intérieur. Une interprétation des mouvements des draps qui passe aussi par ses mains qui dansent au-dessus de la feuille. Rivoluzione, Grande Rivoluzione, Esodo. Furore (2014), réalisés dans le noir d’une nuit fantasmée, racontent, comme leur titre le suggère, des corps tournoyants, en danse comme en amour. Un projet qui trouve une apogée avec la vidéo Dance with my Video présentée à Paris à la Maison Européenne de la Photographie en 2017.
Pendant le confinement, au printemps 2020, ne pouvant plus sortir de chez lui, un chez lui minuscule essentiellement occupé par un immense lit, il se met à dessiner, des deux mains à son habitude, dans et sur ses draps, à écrire, à dormir, à rêver, puis dessiner encore, répondant ainsi aux mots de Barbara Polla  : « Comment faire quand la nécessité de créer est telle qu’on ne peut lui résister ? L’artiste dort dans son art, puis plie les draps, change son lit et recommence…»

Dans son geste artistique, Gianluigi Maria Masucci a fait le choix de presque disparaître, de laisser la nature des choses reprendre le dessus, d’avoir nous dit-il, « cette possibilité pour moi de ne pas avoir de rôle ». Rares sont ceux qui acceptent d’échapper à cette emprise de l’esprit humain, de cette conscience omniprésente pour laisser venir à soi d’autres forces, celles présentes dans les éléments naturels, l’énergie, le vent mais aussi dans d’autres fluides comme l’eau d’une rivière, d’un fleuve. L’étude de ces courants permet à l’artiste de recouvrer une forme de liberté fondamentale, de laisser advenir un inconnu qui ne lui est pas extérieur mais intérieur. Il a le sentiment d’avoir accès à ce noumène, « d’être à l’intérieur du sujet et non dans ce qu’il peut laisser paraître. » Avec le projet Fluire, il poursuit cette mise en relation entre écriture et mouvement. Un travail qui commence par un relevé photographique des mouvements de l’eau à la surface du fleuve mené à l’occasion d’une résidence à la centrale électrique de Taulan (Suisse). Il étudie la diversité des courants, leurs tournoiements et aspirations, cette propriété des fluides à suivre des lois invisibles, celles de turbines immergées, dont on n’a à la surface que la transcription de leur action. Un travail mené sur la lumière photographique lui a permis d’atteindre ce point de convergence à la surface de l’eau qui se charge de signes, devient une surface écrite avec Riflesso del sole nell’acqua, tracce di movimento in condizione di resistenza 1 (2016) ou dans Sezioni d’onde 1,2,3,4 des dessins sur des bandes de papier d’une dizaine de mètres ou encore dans la vidéo Fluire, materiali di studio quotidiano per il recupero di una memoria primordiale présentée lors de l’exposition Warning Shot (2017) à Topographie de l’Art.

Selon l’artiste, une relation, pour être juste, doit avoir une intuition de l’invisible. L’oublier reviendrait à penser que nos seuls sens suffisent à percevoir toute chose. Or de Lucrèce à Newton, c’est ce pressentiment qui nous a ouverts à l’intériorité de la matière. Ce cœur est une énergie, un contenu que l’artiste pétrit, manipule par intuition. Il n’est pas exprimable en tant que tel, il en matérialise seulement les bondissements, des éclats énergétiques. Les projections de Gianluigi Maria Masucci sont une farandole de signes qui profitent de leur liberté. Ils semblent avoir été lâchés sur les murs, forts de cette énergie qui anime le vivant. Un corps calligraphié est un corps dansant, éperdu, vivifié par la mise en mouvement dans l’espace devenu tridimensionnel. Chaque signe est un golem qui danse sa gigue, pris dans la folie de la vie. Une relation entre vie et matière dans un regard qui est celui de la profondeur et qui nous rappelle les propos de Gaston Bachelard « Pour l’instant rendons-nous compte que toute connaissance de l’intimité des choses est immédiatement un poème.2»

1. Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, Collection Folio Essais, Editions Gallimard, 1964. Page 16.
2. Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, collection Les Massicotés, Editions Corti, 1948. Page 18.

Valérie toubas et Daniel Guionnet

Gianluigi Maria Masucci, Riflesso del sole nell’acqua, tracce di movimento in condizione di resistenza, 2016(détail). Photo BW impression sur papier perlé Courtesy artiste et Analix Forever Gallery
Gianluigi Maria Masucci, Riflesso del sole nell’acqua, tracce di movimento in condizione di resistenza, 2016(détail). Photo BW impression sur papier perlé Courtesy artiste et Analix Forever Gallery
Gianluigi Maria Masucci, Cerca Dentro, 2020 Courtesy artiste et Analix Forever Gallery
Gianluigi Maria Masucci, Cerca Dentro, 2020 Courtesy artiste et Analix Forever Gallery
Gianluigi Maria Masucci, Cerca Dentro, 2020 Courtesy artiste et Analix Forever Gallery
Gianluigi Maria Masucci, Cerca Dentro, 2020 Courtesy artiste et Analix Forever Gallery

GIANLUIGI MARIA MASUCCI – BIOGRAPHIE
Gianluigi Maria Masucci est néé en 1981
Il vit et travaille à Naples
www.gianluigimasucci.net/site/

Il est représenté par la galerie Analix Forever Genève
https://analixforever.com