Amandine Maas – 5 impasse des panoramas

Amandine Maas – 5 impasse des panoramas

Amandine Maas, 23h30, argile et émail, 20 x 17,5 x 7 cm, 2023 – Photo Aurélien Mole GALERIE CHLOE SALGADO

EN DIRECT / Exposition Amandine Maas – 5 impasse des panoramas jusqu’au 22 avril 2023, Galerie Chloé Salgado

Franck Balland : Souvent, avant de commencer à écrire sur le travail d’un·e artiste, il y a des choses qui me tournent dans la tête. Qui tournent et qui insistent, qui reviennent sans que je sache réellement pourquoi – un peu comme ces images vagabondes, qui surgissent à la lisière de la conscience et du sommeil et qui elles aussi, persistent. Depuis notre visite dans l’atelier d’Amandine Maas début février, l’idée même de commencer à écrire ce texte fait constamment réapparaître, dans une curieuse association pavlovienne, le nom d’une ville et une qualification concernant la pratique d’Amandine. La ville, c’est Savigny-sur-Orge. Je ne crois pas y être jamais allé mais j’ai quand même l’impression de connaître puisque je visite de temps en temps Brétigny-sur-Orge et que parfois, surtout quand les beaux jours reviennent, je pousse jusqu’à Savigny-le-Temple. Dans ma tête, Savigny-sur-Orge est un peu la synthèse des deux autres villes – et même si le rapprochement est totalement manqué, disons que j’y associe un imaginaire pavillonnaire et banlieusard qui, je crois, apporte un élément de lecture éclairant sur ce travail. Amandine a, il faut le préciser, passé toute son enfance et son adolescence à Savigny-sur-Orge. Les petits chiens qui garnissent les murs de la galerie Chloé Salgado me rappellent vaguement ces plaques d’avertissement « Attention au chien » qu’on retrouve à côté des portails des maisons individuelles. La plupart du temps, pour augmenter l’effet dissuasif de l’annonce, le portrait plus ou moins ressemblant de l’animal censé « monter la garde » figure sur la plaque, dans une attitude digne. Quant à la qualification, un poil plus pompeuse, elle consiste à associer au matériau de prédilection de l’artiste, la céramique, une visée « narrative ». Si le médium est largement réapparu dans le champ de l’art depuis une dizaine d’années, c’est surtout dans une perspective expérimentale liée à la nature du matériau ou dans un usage proche de la sculpture. Amandine Maas est une travailleuse de la terre et des émaux qui, elle, engage la céramique du côté de la figuration et du récit.

Noémie Pacaud : Et si Amandine Maas emmène la céramique vers des formes de représentations narratives, c’est pour la parer d’images vives de couleurs vibrantes, et d’histoires qui font sourire. D’ailleurs, je vois plutôt dans les petites figures poilues qui peuplent les recoins de son exposition, des icônes à l’effigie de chiens mignons que nous serions bien tenté·es de collectionner comme des amulettes de tendresse et de bonne humeur — à défaut d’en adopter un fait de chair et d’os. J’admets ceci- dit, que j’ai tout de l’adoratrice compulsive de petits chiens. Cliente de la moindre interaction possible avec un ami canin, en ligne ou dans la rue, je dois donc reconnaitre la partialité la plus totale de mon regard sur le sujet. Or, le mode d’apparition qui prime dans le travail d’Amandine Maas a justement à voir avec une sensibilité franche et directe. La sienne, en premier lieu, s’exprime dans la représentation d’images qu’elle aime chérir, autant qu’elles peuplent et animent son paysage mental jusque dans ses carnets de croquis et les murs de son atelier. Des objets, des scènes, des personnages et des situations qui l’accompagnent depuis des années qu’elle restitue, souvent de manière fragmentaire, laissant ainsi la place au récit de s’exercer dans les creux des extractions. Dans les plis des rideaux empruntés à un décor de Twinpeaks laissé vide, dans le mouvement resserré du jeu de mains prélevé au Tricheur à l’as de carreau, ou dans la pression des deux doigts tenant un masque tout juste retiré, les lignes d’une dramaturgie possible surgissent immédiatement. Des histoires qui se racontent sans filtre, fuyant à tout prix un énième sens caché qui demanderait quelconque leçon de lecture.

Franck Balland : C’est vrai que ton enthousiasme à l’égard de tout ce qui est canin fait plaisir à voir. Dans l’atelier, nous nous sommes égaré·es à parler du grand remplacement des chats par les chiens dans le cœur des humains post-covid. Le mouvement s’est certainement initié à un autre moment, mais cette désaffection (relative tout de même) des matous me semble beaucoup devoir au caractère profondément plus empathiques, et euphoriques, des chiens. J’ai l’impression que c’est très premier degré un chien, non ? Je vois personnellement le chat dans une attitude plus circonspecte et second degré – je suis génération chat… et second degré. Quoi qu’il en soit, le second degré n’a plus vraiment le vent en poupe et ce n’est peut-être pas plus mal. Je passe par des chemins de traverse mais c’est pour moi une manière de revenir à cette sensibilité dont tu parles. Je vois dans la pratique d’Amandine une tentative de tout mettre à plat, d’abolir les hiérarchies entre ce qui se présente comme le produit de cultures érudites, populaires ou encore de ce qui provient de mythologies plus personnelles. Ça peut paraître anodin, mais je me souviens d’une époque où il fallait montrer « pattes blanches », en art, et veiller à bien rester dans la lignée de la tradition post-conceptuelles françaises. Les pratiques comme celle de Mike Kelley, chargée d’affects et de traumas multiples, semblaient n’appartenir qu’à une scène américaine (et plus spécifiquement californienne) où les émotions étaient nécessairement filtrées par le spectre de l’entertainment et du consumérisme. J’ignore si c’est une référence pour elle, mais dans son appropriation jubilatoire et cependant toujours un peu secrète de ses sources, j’ai l’impression qu’Amandine est d’une certaine manière héritière de cette école de pensée.

Noémie Pacaud : C’est pas n’importe quel héritage que tu convoques là ! Mais je comprends les résonances. Et il y a sans aucun doute quelque chose d’affectif dans le travail d’Amandine. Affectif envers ces formes qui appartiennent à un imaginaire massivement partagé, mais pas nécessairement affecté au même titre que le sont les œuvres de cette scène californienne. Disons aussi que cette génération se trouvait au basculement de la désillusion générale, face à la violence des modes de production et des stratégies communicationnelles propres à cet élan capitaliste. Si on s’interrogeait sur le filtre du divertissement à l’œuvre aujourd’hui, la configuration des choses serait bien différence. Mais je ne vais pas m’engouffrer dans cette voie. Ceci-dit, si je devais nommer un filtre par lequel Amandine appréhende les choses ça serait certainement celui du second degré — même si elle team chien figure toi ! Un second degré qui offre ainsi de prendre assez de recul sur les images pour les voir pour ce qu’elles sont plutôt que pour tout ce qu’elles peuvent symboliser au-delà d’elles-mêmes. Elle use d’une ironie légère, qui évacue le sensationnel autant qu’elle se garde d’un sérieux trop affirmatif. En même temps, elle ne remet pas directement en cause les modes de diffusion et d’apparition de ces images. Elles sont là et constituent sa matière première : du chien trop mignon aux natures mortes de la tradition hollandaise jusqu’au peintures pariétales des grottes de Lascaux qui continuent de lui revenir – comme Savigny continue de te tourner dans la tête et comme Mike Kelley ne se défaisait pas des peluches qui l’ont accompagné dans l’enfance. Dans ce geste de réappropriation, elle réaffirme l’agentivité que nous avons face à ces productions, loin de la passivité morbide entretenue par le mouvement du scroll dans le flux infini des images virtuelles. Elle s’interroge finalement sur la vie de ces images, la possible persistance de leur matérialité et de leur fonction relationnelle. C’est dans ce nœud que nous pouvons certainement approcher son désir de faire de l’image en terre pour ne pas dire « en dur ». Une image qui existe dans l’espace, qui se sent et se manipule. Fragile aussi, elle s’abîme, se patine avec le temps.

Franck Balland : OK, on rentre dans le vif là, c’est pas mal. Tu évoques la « fonction relationnelle » des images et cela m’incite à faire un détour par une performance plus ancienne, déjà activée chez Chloé Salgado en 2020. Celle-ci s’intitule L’hôtel des courants d’air et consiste à faire porter aux visiteur·ses des sculptures à échelle de doigts, sortes de prothèses biscornues en céramique qui vont unir deux ou trois personnes ensemble pendant la visite d’une exposition. Les unir physiquement par les doigts donc, qui s’y glissent ou s’y agrippent, le temps d’une proximité gentiment provoquée. Cela crée évidemment des situations cocasses, assez peu covid-friendly, qui sont comme des chorégraphies de corps gênés initiées par Amandine avec une légère dose d’espièglerie. Je reste cependant bluffé par la qualité de ces objets relationnels, par leur émaillage délicat et leur modelage qui semble autant emprunter au corail qu’à la sculpture moderniste (je pense à Barbara Hepsworth, à Henry Moore, à Jean Arp). La céramique, à ce stade-là du travail d’Amandine, n’a pas tant de finalités narratives ou citationnelles qu’à marquer une incitation, et enclencher une expérience. Le terme peut paraître excessif, alors je demande de la nuance pour l’évaluer, mais dans cette mise en partage de la préhension, je vois le désir de profaner. Cela ne signifie pas littéralement détruire, mais s’affranchir d’une certaine autorité – rompre avec l’œuvre comme forme dépositaire des attentions pour au contraire en faire le catalyseur d’un mouvement commun, pluriel et indéterminé. J’ai donc insisté plus haut sur la dimension narrative de ce travail ; je veux désormais souligner que cela ne le condamne en rien au didactisme – je crois même qu’il s’y refuse farouchement. Il y a beaucoup de clés, de passages, de chemins figurés dans ses œuvres : ce sont des pistes pour ouvrir la voie des récits, pas pour les figer.

Noémie Pacaud : La préhension ! Tu as particulièrement bien choisi le terme, que j’attrape comme une invitation à s’arrêter un peu plus longuement sur la corporéité du travail d’Amandine. Ce qui me semble d’autant plus jubilatoire chez elle, c’est le traitement des différents corps qu’elle réunit. S’agissant du nôtre en tant que spectateur·trice, de l’œuvre et de ses protagonistes, elle les manipule comme une matière vivante, qui ne serait jamais vraiment réductible, toujours prise dans un mouvement d’extension, cherchant à sortir de soi pour aller toucher autre chose. Ainsi, le dessin s’émancipe du trait pour devenir un sillon, l’image s’échappe de la page plane pour grossir en trois dimensions, les figures représentées influencent la forme du support et réciproquement. L’artiste s’attaquant d’un grand coup de pinceau à sa nouvelle toile semble avoir enfoncé la surface de la céramique. Là aussi tu y verras peut-être du profane dans la déconstruction du rapport entre le sujet, le support, et le cadre de l’œuvre. Il n’y en pas d’ailleurs – de cadre. Pour évoquer les bords de l’œuvre, alors il faudra certainement parler d’une forme de peau, sur laquelle les images et les émaux s’écoulent, qui s’étend et se modèle pour laisser la place nécessaire à ce qui est train de germer. Un mouvement d’extension qui se retrouve invariablement dans le traitement des corps représentés dont les membres s’étirent parfois jusqu’à devenir tentaculaires. Des mains se courbent dans une fluidité mystique, ou s’animent frénétiquement comme des araignées. Des bras et des jambes s’allongent et se contorsionnent dans des mouvements disproportionnés et improbables. Ici, je trouve qu’elle entretient un certain rapport avec une tradition du dessin de caricature. Je pense notamment aux dessins du mexicain Miguel Covarrubias qui, si on regarde plus précisément la manière qu’il avait de dessiner les mains comme l’a fait Jorge Satorre, leur reconnaissait un pouvoir d’expressivité incomparable. Un tel regard n’est pas propre à la caricature bien entendu mais me permet de revenir au choix de l’humour que fait aussi Amandine (c’est d’ailleurs par ce prisme que j’ai rencontré son travail au travers des Aventures de Nono, ce personnage loufoque dont elle racontait les déboires sur Instagram, en co-production avec ses abonné·es également décisionnaires des choix de Nono – allez voir !). Alors, lorsqu’Amandine nous donne rendez-vous au 5 impasse des panoramas, je vois dans l’enfilade des céramiques, des fenêtres ouvertes vers des paysages aux horizons heureux.

Amandine Maas - 5 impasse des panoramas
Galerie CHLOE SALGADO - Photo Grégory Copitet
Amandine Maas – 5 impasse des panoramas Galerie CHLOE SALGADO – Photo Grégory Copitet
Amandine Maas - 5 impasse des panoramas Galerie CHLOE SALGADO - Photo Grégory Copitet
Amandine Maas – 5 impasse des panoramas Galerie CHLOE SALGADO – Photo Grégory Copitet
Amandine Maas - 5 impasse des panoramas Galerie CHLOE SALGADO - Photo Grégory Copitet
Amandine Maas – 5 impasse des panoramas Galerie CHLOE SALGADO – Photo Grégory Copitet
Amandine Maas - 5 impasse des panoramas Galerie CHLOE SALGADO - Photo Grégory Copitet
Amandine Maas – 5 impasse des panoramas Galerie CHLOE SALGADO – Photo Grégory Copitet
Amandine Maas - 5 impasse des panoramas Galerie CHLOE SALGADO - Photo Grégory Copitet
Amandine Maas – 5 impasse des panoramas Galerie CHLOE SALGADO – Photo Grégory Copitet