BENJAMIN MOULY, ENTRETIEN
Benjamin Mouly, Toucher de bouche
Vue de l’exposition, Verrière – Courtesy de l’artiste © Photo Aurélien Mole
ENTRETIEN / avec Benjamin Mouly à l’occasion de son exposition personnelle Toucher de bouche, jusqu’au 28 avril 2024, Les Tanneries, Amilly
Par Valerie Toubas et Daniel Guionnet, Fondateurs et rédacteurs en chef de la revue Point contemporain
Commissariat de l’exposition : Éric Degoutte
Les paysages autour de la commune d’Amilly, partagés entre une vaste forêt domaniale et des domaines agricoles pour une grande partie dédiés à la culture de la betterave sucrière ont été le terrain de prospection de l’artiste plasticien Benjamin Mouly accueilli par Éric Degoutte, Directeur du Centre d’art contemporain – Les Tanneries, pour une résidence de six mois à l’occasion de la 8ème saison artistique « Nos maisons apparentées ». L’artiste a trouvé dans cette partie du Loiret, un environnement favorable à la création, le sucre étant un des matériaux constitutifs de ses sculptures et installations. Un matériau qu’il envisage autant pour ses enjeux sociaux et environnementaux que pour sa plasticité et sa dimension onirique. Une caractéristique propre à apporter une poésie dans la réalité géographique et économique d’un territoire, et à développer dans ses œuvres des fictions qui trouvent leur source dans les histoires des habitants qui s’écrivent au quotidien.
Benjamin Mouly, dans le cadre du Centre d’art contemporain – Les Tanneries, dans ce repli du temps et de l’espace d’une boucle du Loing, fait se rencontrer l’art et l’artisanat avec la production sucrière intensive héritée de la révolution industrielle dans une mise en espace pleine de justesse. Il propose une géographie et un temps où la matière, comme le cuir autrefois, se transforme et devient le substrat d’une expérience sensorielle. Il nous rappelle au travers de son exposition « Toucher de bouche » que la seule véritable richesse est l’émerveillement que peut procurer, dans la déambulation, loin des sillons rectilignes qui s’étendent jusqu’à l’horizon et du machinisme de l’usine, porté par une sensibilité toujours en éveil, le besoin fondamental de garder une attache à la fois émotionnelle sinon amoureuse avec le vivant, Êtres et Nature, qui nous entourent.
Connaissais-tu le Centre d’art contemporain – Les Tanneries avant de commencer ta résidence, et quel a été ton ressenti lorsque tu l’as visité pour la première fois ?
Au printemps dernier, lorsque j’ai répondu à l’appel à candidature, je ne connaissais le Centre d’art contemporain qu’au travers d’images d’expositions que j’avais vues sur internet. En faisant des recherches, j’ai repéré qu’à une vingtaine de kilomètres des Tanneries se trouvait un des plus grands complexes industriels consacré à la production sucrière en France. L’usine a immédiatement constitué un point d’entrée pour mon projet. J’avais déjà travaillé le sucre dans le rapport qui lie consommation et destruction. Je voulais cette fois l’aborder sous le prisme de la production : production d’une matière omniprésente dans notre société et production de récits entre la fiction et le documentaire. Cette résidence dont l’enjeu était de nouer des liens avec différents publics dans le Loiret, faisait sens.
Comment se sont noués les premiers contacts avec les habitants du Loiret, avec la direction et les ouvriers de l’usine ?
J’ai bénéficié, avant même mon arrivée à Amilly, d’un appui du Centre d’art contemporain avec la coordinatrice de la résidence. Un calendrier de rendez-vous a été mis en place pour moi à partir des pistes de travail que j’avais suggérées et il m’a été proposé aussi d’autres liens possibles avec plusieurs établissements scolaires dont l’École hôtelière Saint-Louis de Montargis et le lycée professionnel Château-Blanc avec sa spécialité ébénisterie.
Avec l’usine de sucre, lors de mes premiers contacts, j’ai d’abord dû établir un contexte de confiance avec la direction en leur présentant mon projet et mes intentions. Je voulais filmer les employés, entrer dans leur monde en tentant de les faire entrer dans le mien.
Tu évoquais les multiples correspondances qui font écho à ta propre pratique artistique, travail sur le territoire, utilisation du sucre, principe fondamental de la rencontre avec les habitants, n’y a-t-il pas aussi ce rapport à la Nature qui est très présente dans le cadre du Centre d’art contemporain ?
La situation des Tanneries entre les deux bras du Loing a vraiment été déterminante pour moi. Alors que je suis plutôt citadin, je suis né à Lyon et je vis à Marseille, j’appréhendais un peu l’isolement que peut engendrer une résidence sur six mois même si aujourd’hui je peux dire qu’elle m’a fait beaucoup de bien. J’ai pu pleinement profiter de ce cadre exceptionnel ainsi que de la rivière dans laquelle je me suis baigné jusqu’aux premiers jours de froid. Une belle manière pour moi d’entrer dans cette résidence. Le Loing a été central dans mon projet, tout autant que le sucre. Si la nature estsouvent présente dans mes projets, elle l’est aussi de manière assez ambivalente. Je me suis attaché à évoquer le bras semi mort du Loing autant que son bras actif. Dans le film Eaux-Douces, je mets en scène un groupe de jeunes réunis autour d’un objet à la matérialité étrange, un vestige de portière automobile dont ils questionnent la présence avant que celle-ci ne les emporte dans une dérive ficitionnelle. J’ai tourné cette scène dans un sous-bois au bord du Loing, pour parler, entre autre, de la pollution de cette rivière par l’industrie et des crues qui charrient chaque année toute sorte de déchets abandonnés sur ses rives.
Comment as-tu perçu la présence de l’usine du Groupe Cristal Union, l’un des premiers producteurs européens de sucre sur le territoire d’Amilly ?
La production sucrière est très importante dans le Loiret, et je voulais en pointer certains aspects, notamment l’impact écologique qui, avec une logique de production intensive en monoculture est fortement nocive. Je me suis longuement interrogé sur la manière dont j’allais aborder son impact sur le territoire. J’avais ce dilemne de vouloir travailler directement avec les employé.es en sachant qu’avec ce type de méthodologie ma marge de manœuvre (artistique et critique) serait ensuite fortement contrainte.
J’ai donc choisi un dispositif assez simple dans sa mise en œuvre qui a consisté à faire lire aux salarié.és de l’entreprise, sur le lieu de travail et pendant leurs heures, les extraits d’un ouvrage qui a été fondamental dans mon projet. Le livre en question s’appelle À sucre de Pastèque, de Richard Brautigan. Il s’agit d’une fable post-apocalyptique, à la fois drôle et tragique dans laquelle le sucre est au centre de la vie des personnages. Je voulais faire se confronter deux réalités, celle du livre où il se fabrique un imaginaire du sucre poétique et sensible, et celle de l’usine, au départ plus prosaïque, qui transforme le jus de bettrave jusqu’à obtenir ces cristaux qui « nourrissent » aussi nos vies.
Tu as donc cherché à nous donner une approche différente de cette surproduction sucrière, par d’autres récits et temporalités ?En effet, j’ai voulu inscrire l’exposition dans une temporalité autre que celle, intensive, de l’usine, tisser des liens avec le cadre naturel des Tanneries et des déambulations que l’on peut y faire le long du Loing. Des temporalités qui sont aussi celles des premiers temps de la production sucrière artisanale dont certains savoir-faires tendent à disparaître car il ne sont plus enseignés dans les formations actuelles. Le sucre a été longtemps un matériau privilégié avec lequel les pâtissiers et confiseurs fabriquaient de véritables décors comestibles.
Les fleurs en pastillage constituent en quelque sorte l’archétype de cette histoire, et elles m’ont particulièrement intéressées car, en tant que telles, elles m’ont permis de comprendre un peu mieux ce qui se joue dans l’intimité d’une plante. J’utilise depuis plusieurs années maintenant la capacité du sucre à se transformer dans la fabrication d’objets et de mobiliers que j’installe dans des environnements scénographiés. Ma critique de l’actuelle production du sucre passe par une temporalité moins réduite à l’efficacité, le contact avec le vivant dans notre environnement, comme par exemple avec les oiseaux qui sont toujours présents dans mes projets d’une manière ou d’une autre.
Cette critique ne se formule-t-elle pas aussi par des fictions qui trouvent leur source dans les rencontres que tu as pu faire avec les habitants et les ouvriers de l’usine, mais aussi avec ce protagoniste hors norme qu’est l’usine elle-même ?
L’usine (et la production sucrière) est une figure à part entière sur ce territoire, avec une identité qui lui est propre, chacun y est relié d’une manière ou d’une autre et lorsque j’ai commencé le projet, on m’a souvent parlé des odeurs incommodantes qui se dégagent des champs de betteraves après la récolte. De manière tout à fait paradoxale, les cuves à l’intérieur de l’usine sont peintes avec des motifs exotiques, des plantes et des animaux sauvages. Ils amènent, dans cet espace très normé, une part d’incongru qui m’a beaucoup questionné. J’essaie toujours d’intervenir dans un espace un peu ambivalent où la fiction peut se heurter au réel et où le réel en devient une. Je suis sensible à ce moment où l’un et l’autre se parasitent et se font réagir. La fiction a été un moyen d’aborder ce contexte de production de l’usine même si cela peut paraître un peu fou, car elle incarne une entité très concrète, loin de toute forme d’abstraction ou de poésie. Mais il me semblait essentiel de faire entrer de la poésie dans ce lieu et par cela d’opérer d’autres modes de transformation que celle du sucre, qui sont ceux des mots et des images. La lecture des textes a suscité toute une chaîne de réactions, d’élans positifs mais aussi de rétractation de la part de certains participants. Je retiens avant tout des moments très beaux de ces lectures, des présences touchantes.
Quelle relation fais-tu entre la transformation du sucre et la transformation du cuir qu’il y avait aux Tanneries dans les années 50 ?
Le lien entre les deux productions de cuir et de sucre s’est posé dès le début de la résidence. J’envisageais au départ de montrer beaucoup plus de réalisations en sucre ressemblant à du tissu ou que je voulais traiter comme telles notamment dans la présentation de pièces suspendues qui auraient fait penser à des peaux tendues. Finalement, je suis parti dans d’autres directions même si par certains aspects je tisse un lien avec l’histoire de ce lieu, à la fois dans l’exploitation de sa configuration architecturale, mais aussi dans cette notion de transformation.
Une transformation double, celle de la transformation de la betterave sucrière mais aussi du sucre lui-même dans l’espace de la Verrière particulièrement sensible aux éléments extérieurs ?
J’ai voulu développer un jeu de matérialité et de regard entre l’environnement extérieur, le parc et les bras du Loing, que l’on voit depuis l’espace de la Verrière. Dans un rapport de porosité assez palpable, il peut se ressentir cet échange entre les deux amis-ennemis que sont le sucre et l’eau, avec cette idée que tout est appelé à se dissoudre. Comme à l’usine, la Verrière est un espace de transformation continue car le sucre est sensible à l’humidité ambiante comme à la lumière. Dès le moment où j’ai disposé les premières fleurs, elles ont commencé à évoluer. Même dans la pâtisserie, on ne fait pas de sculpture en sucre quand il pleut, parce que le sucre capte toute humidité avant de se recristalliser. Pour documenter l’évolution des pièces, un protocole est mis en place avec une prise d’images tous les deux ou trois jours avec le même angle de vue.
Cette transformation n’est-elle pas aussi, physiquement, celle du visiteur de l’exposition qui aurait lui-même été transformé par l’usine ?
Oui, d’autant que le rapport au corps est omniprésent dans mon travail. J’ai commencé dans ma pratique artistique par faire beaucoup de photographies et d’installations avec une place prépondérante pour le corps qui m’intéresse pour sa plasticité, sa capacité de transformation, mais aussi pour sa sensualité. J’ai imaginé trois temps dans l’exposition : celui de la Verrière avec une déambulation dont la vue donne sur les abords paysagers du Centre d’art contemporain, celui de la Petite Galerie qui est plus un espace d’intériorité avec une entrée dans l’usine où concrètement la matière est transformée, puis un retour dans la Verrière avec un regard nouveau. Trois temps, qui sont ceux où le matériau se donne à nu dans toute sa matérialité, celui où on entre dans la fiction et où les histoires se racontent jusqu’à cette salle obscure qui rappelle un dispositif presque cinématographique, et ce troisième temps où on en ressort changé comme si l’on avait atteint un point de non-retour parce que le visiteur est alors habité par un contexte qui est celui de la production industrielle du sucre et que son regard est définitivement changé.