DELPHINE COINDET, FAIRE, DÉFAIRE, REFAIRE
EN DIRECT / Exposition Delphine Coindet, Faire, défaire, refaire, jusqu’au 04 mai 2024, Galerie Laurent Godin, Paris
Commissaire Marjolaine Lévy
Dans le film La Belle et la Bête (1991), réalisé par les studios Disney, plusieurs séquences donnent à voir des objets animés de sentiments humains, au gré de scènes chorégraphiées. Un chandelier, une théière ou encore une horloge deviennent de véritables personnages à l’instar des deux protagonistes de l’histoire. Cette personnification de l’objet pourrait également concerner les sculptures de Delphine Coindet qui déclare :
« Je considère ces objets un peu comme des personnes, ils peuvent vieillir, s’user, voire se perdre et disparaître. Isolés ou groupés, ils n’ont pas vraiment le même aspect… Métaphoriquement, je cherche donc à représenter, de plus en plus consciemment, une réalité que l’on ne semble pas encore admettre sous nos latitudes : à savoir, celle de l’interdépendance fondamentale de tous les êtres vivants »*.
Ainsi Fontaine (2000), Fogh (2006), Happy Angles (2007), Harpe (2008), Calendrier anarchiste (2013), Oisocanacoeur (2018), L’arrondi des angles, Allumette, Hache, Juillet, Aout, Novembre, Sit in (2023) et quelques autres encore sont les personnages de l’histoire intitulée « Faire, défaire, refaire ». Coindet, travailleuse de l’image comme elle aime à le dire, réalise une œuvre qui se situe sur une ligne dont les deux extrémités seraient le virtuel et le réel. Depuis le mitan des années 1990, elle réalise des sculptures qui se prêtent au jeu d’une figuration simplifiée. À partir d’images virtuelles, numériquement obtenues, de choses de notre monde – harpe, fontaine, montagne, nuage ou arbre – Coindet modélise une représentation tridimensionnelle. Dans une intention moins mimétique que sémiologique, l’artiste engendre non plus une harpe mais le signe d’une harpe, d’une fontaine ou d’une fleur, au fort pouvoir d’artificialité. Les cordes de la Harpe sont devenues des rubans multicolores, la Fontaine stylisée est d’un bleu électrique, la flamme de l’Allumette prend la forme d’un triangle jaune s’élevant dans les airs tandis que le nuage de Fogh se matérialise en une forme de skaï blanc surplombant le sommet d’une pyramide à la surface miroitante. Tous sont prêts à faire leur show. Cette ligne sinueuse à deux sens – du virtuel au réel et inversement – traverse toute l’exposition : les rubans au sol trouvent une existence picturale dans les lignes colorées griffonnées au mur, puis se déploient dans l’espace sous la forme d’une très longue corde peinte qui serpente sur le sol de la galerie. La course de celle-ci n’est arrêtée que par le Calendrier anarchiste, par la réalité des mots. Les acrostiches militants de Coindet, inspirés de l’Abécédaire anarchiste de l’écrivain Narcisse Praz, reproduit sur des panneaux de manifestation lors du défilé du 1er mai 1974 sur le Pont du Mont-Blanc à Genève, s’affichent sans détour sur les murs de la galerie, entourés d’un amoncellement de pneus (Sit in), promesse d’une action collective à venir.
Et lorsque Coindet se fait peintre, elle n’en est pas moins anarchiste : au mur, des tableautins représentent des canards et autres oiseaux, comme pour « faire l’inverse de ce qu’on attendrait d’une artiste vivant en Suisse, territoire de l’abstraction ». Toutefois, le virtuel n’est jamais loin : près de cette portion de réel, célébrée par Calendrier anarchiste et Sit in, les pancartes de manifestation, ou plutôt les signes de pancartes de Pilote (2008) ne délivrent plus aucun message, vides de tout mot et tournées contre le mur. Dans le Livre premier du Capital, Marx affirme : « Si les marchandises pouvaient parler, elles diraient : notre valeur d’usage peut bien intéresser les hommes. Mais nous, en tant que chose, elle ne nous regarde guère. Ce qui nous revient, de notre point de vue de chose, c’est notre valeur d’échange. » . Si l’on a pu dire que Disney donne un développement narratif aux thèses marxistes sur la transformation en fétiches des objets, on pourrait dire que Coindet en propose, quant à elle, un avatar sculptural. Le halo coloré que diffuse les Vitraux (2017) au bout de l’espace d’exposition célèbre-t- il le réel ou le virtuel ? Comment esquisser une réponse avant d’avoir vu « Faire, défaire, refaire » ?
*in La revue Provence, nov. 2023, interview avec Paolo Baggi.