MARTHA WILSON / FRANKLIN FURNACE

MARTHA WILSON / FRANKLIN FURNACE

Karen Finley A Woman’s Life Isn’t Worth Much, 1990

ENTRETIEN / Martha Wilson / Franklin Furnace

PAR ALEX CHEVALIER DANS LE CADRE DE « ENTRETIENS SUR L’ÉDITION »

Pionnière des pratiques performatives, questionnant les représentations sociales du féminin au travers de ses performances, vidéos et photographies, et ce dès le début des années 1970, Martha Wilson crée en 1976 Franklin Furnace, un espace de collection de livres d’artistes, d’archive et de monstration basé à New York City. Un espace qui naît d’un constat : préserver de la disparition ces œuvres d’avant-garde. Réalisé entre janvier et février 2022, cet entretien est l’occasion de revenir sur l’histoire de Franklin Furnace, les projets qui y sont aujourd’hui menés, son rapport à l’édition et à la création contemporaine.

Les années 1970 ont joué un rôle primordial dans le domaine de l’édition d’artiste et 1976 est une année que l’on retiendra : d’un côté, nous avons la création de Printed Matter, Inc, un organisme qui se définie, dès le début comme librairie et éditeur de livres d’artistes, et en même temps, dans le même quartier, Tribeca, NY, vous fondez Franklin Furnace. Ce qui au départ été vu comme une vitrine pour les pratiques éditoriales, est rapidement devenu un espace « alternatif », permettant aux artistes de trouver un public à l’extérieur du marché traditionnel de l’art. Rappelons ici qu’à l’époque, et ce depuis plus ou moins une décennie déjà, de nombreux artistes avaient recourt à la publication comme base même de leur travail. Diriez-vous qu’il y avait un manque d’intérêt pour ces pratiques ? Comment en êtes vous arrivée à vouloir développer un tel projet ? 

Au début des années 1970, je suis devenue artiste, suite à la rencontre de certain-e-s artistes conceptuel-le-s en visite au Nova Scotia College of Art and Design (NSCAD). Après mon diplôme universitaire en 1969, mon petit ami, qui ne voulait pas être envoyé au Vietnâm, et moi, qui ait été élevé dans une famille Quaker, une communauté pacifiste, avons déménagé au Canada. J’ai suivi un programme d’anglais à la Dalhouse University, qui se trouvait en face du NASDAC. Lorsque j’ai découvert que les MOTS pouvaient être des ARTS VISUELS, je suis devenue artiste. En 1974, après avoir rompu avec mon petit ami, je suis retourné à New York pour voir si j’étais vraiment une artiste et ai découvert de nombreuses autres personnes qui publiaient leur travail dans des livres, des posters, des tracts, qui étaient ensuite envoyés par courrier postal ou affichés dans la rue. J’ai publié sous la forme d’un livre une adaptation d’une œuvre que j’avais réalisée à 112 Greene Street Workshop : 1. Truck 2. Fuck 3. Muck et je connaissais une trentaine d’autres artistes qui diffusaient également leur travail sous une forme éditoriale, alors j’ai pris la décision d’ouvrir une librairie dédiée aux livres d’artistes et autres livre-objets de ce type dans une boutique où je vivais dans TriBeCa. Au même moment, les fondateur-trice-s de Printed Matter, Inc. (PMI) (une douzaine de personnes), se réunissaient pour échanger autour des besoins des artistes/éditeur-trice-s. Nous pensions alors qu’il serait bienvenu que Printed Matter occupe la boutique de Franklin Furnace, mais Willoughby Sharp, qui vivait au dernier étage de notre bâtiment, au 112 Franklin Street, est descendu avec son avocat et a scandé : CE NE SERA JAMAIS CONNU COMME ÉTANT LE BÂTIMENT DE PRINTED MATTER ! 1 Ce qui a évidemment terrifié les fondateur-trice-s de PMI qui s’est, dans un premier temps installé à un block de chez nous, sur Hudson Street, avant de trouver une boutique sur Lispenard Street. Mais durant nos différents rendez-vous, nous avons décidé de diviser le travail afin de mieux aider ces disciplines, Franklin Furnace resterait un espace non-profit dédié à la préservation et aux expositions alors que PMI serait un espace dédié à la vente et la distribution.

Franklin Furnace Flue, December 1980
Franklin Furnace Flue, December 1980

Jusqu’en 1993, soit approximativement 15 ans après son ouverture, Franklin Furnace a réuni la plus importante collection de livres d’artistes des États-Unis d’Amérique. Cette même année, la collection a été acquise par le Museum of Modern Art (NYC), est-ce que cela a changé la façon dont vous travailliez avec les éditions d’artistes ? Avez-vous par la suite continué à collectionner ?

Entre son ouverture, le 3 avril 1976 et 1993, Franklin Furnace a réuni la plus grande collection de livres d’artistes des États-Unis. Au début des années 1990, le conseil d’administration de Franklin Furnace a commencé à réfléchir, à se poser la question de la bonne préservation de sa collection, les éditions étant faites de papier, et notre espace de bois, cela n’était peut-être pas ce qu’il y avait de mieux. Dès lors, le C.A a contacté différentes institutions qui avaient également une collection d’éditions et c’est Clive Phillpot, alors en charge des collections du MoMA, qui a remporté la bataille. Nous avions demandé aux artistes trois copies de leurs ouvrages (un standard pour l’archivage), le MoMA a alors gardé un exemplaire, vendu le second pour payer l’acquisition et nous a (éventuellement) retourné le 3ème exemplaire. Nous continuons de recueillir des éditions, et considérons qu’il s’agit d’une collection pour l’enseignement, qui peut servir à des chercheur-euse-s, ou des étudiant-e-s du Pratt Institute, où Franklin Furnace est maintenant une organisation en résidence.

Quel est votre rôle à Franklin Furnace ? Et que cela implique-t-il ?

Aujourd’hui, à Franklin Furnace (FF), j’occupe la place de Founding Director Emerita. Cela signifie que Harley Spiller, le Ken Dewey Director of FF, fait le travail quotidien de direction, de financement, de management de l’équipe, alors que moi, je reste disponible pour partager la mémoire de notre institution et donner des conseils. En pratique, je participe à différents évènements dans le LOFT digital de FF que le Program Director a créé suite à la pandémie, du fait de la fermeture des espaces d’art où les bénéficiaires de subventions du Fonds FF étaient censés présenter leur travail de performance. Avec cinq autres organisations, nous venons tout juste de célébrer les 80 ans de Linda Mary Montano en réalisant une célébration en ligne de 21 heures au LOFT.

Le soutien aux artistes et publications prend la forme d’une collection, mais également de bourses que vous attribuez tous les ans. Pourriez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet et aussi, comment ce manifeste ce soutien aujourd’hui ?

Les bourses pour les artistes performeur-euse-s du Franklin Furnace Fund ont commencé en 1985 avec le soutien de la Jerome Foundation. Avec le temps, d’autres fondations et agences ont témoigné leur soutien ; l’été dernier FF a été en capacité de redistribuer $40,000 provenant de la Jerome Foundation, de la SHS Foundation et du département de la culture de la ville de New York. Ce panel change tous les ans, ainsi, il reste sensible aux changements sociaux, politiques et spirituels présentent dans la communauté de l’art de la performance. Les performances sélectionnées doivent se faire à New York, ou maintenant, du fait du COVID, dans le LOFT numérique de FF.

William Wegman Artist Reading with Man Ray, 1977
William Wegman Artist Reading with Man Ray, 1977
Tina Keane Playpen, 1981
Tina Keane Playpen, 1981
Leslie Labowitz Sprout Time, 1981
Leslie Labowitz Sprout Time, 1981

Franklin Furnace a été pensé avec l’idée de démocratiser certaines formes artistiques « alternatives », comme le livre d’artiste, mais aussi, comme vous le disiez plus tôt, la performance. Cette idée de démocratisation a été attaquée et critiquée par de nombreuses personnalités tant cela ne marchait pas comme prévu. Pour autant, grâce au travail que vous avez fourni à FF, notamment grâce aux bourses, aux événements, aux rencontres, aux spectacles, à Sequential Art for Kids, etc. vous êtes toujours en contact avec de nouveaux publics, dans cette idée de démocratisation des avant-gardes. Est-ce quelque chose d’important pour vous ?

Dans les années 1970, New York était une ville abandonnée. Les artistes ont donc emménagé dans des lofts vacants et ont commencé à y faire leur travail sous toutes les formes possibles, dont la musique, les films, les livres d’artistes, la photographie, les happenings, la vidéo et autres actions dans l’espace public. Une de ces envies de démocratisation de l’art était de créer un art qui ne puisse pas être acheté et vendu dans des galeries et musées – ou qui soit trop bon marché pour produire un quelconque profit. Bien sûr, les galeries et les musées ont trouvé des moyens pour tout de même vendre ce travail, en présentant des installations éphémères (comme des espaces alternatifs) à « l’avant », tout en vendant des tirages, des photos et des peintures en arrière boutique. Plus tard encore, les musées ont commencé à collectionner des livres d’artistes et de la documentation sur la performance. De nous jours, il est parfois difficile de distinguer quels espaces sont à but non-lucratif et lesquels sont commerciaux ! Et enfin, Internet a joué un rôle considérable dans la démocratisation du monde de l’art, mais aussi de toutes les informations de façon général, et ce bien mieux que n’importe quelle autre technologie, à l’exception peut-être de l’impression. Les mouvements sociaux comme Le Printemps Arabe ont été rendus possibles par les connections électroniques. Il est intéressant de constater comment les nouvelles générations d’artistes, et de non-artistes opèrent dans notre monde connecté !

Feminist Art Workers Heaven or Hell?, 1981
Feminist Art Workers Heaven or Hell?, 1981

Au cours des dix dernières années environ, nous avons noté un véritable développement des pratiques éditoriales ; de plus en plus d’artistes font de la publication leur travail. Active depuis près de 45 ans dans les champs de l’art contemporain et de l’édition d’artiste, créant et publiant vos propres éditions, mais aussi en tant que créatrice et ancienne directrice de Franklin Furnace, j’aurais été curieux de connaître votre point de vue et vos opinions sur les pratiques contemporaines.

Les livres d’artistes sont devenus une préoccupation pour moi il y a quasi 50 ans, quand j’étais en étude de littérature anglaise, alors que je passais mon temps à traîner au Nova Scotia College of Art and Design, où les artistes conceptuel-le-s en visite, comme Vito Acconci ou Lawrence Weiner, utilisaient le langage comme médium plastique et produisaient des éditions dans lesquelles ils enfermaient leurs idées. Mon tout premier projet artistique a été un texte écrit en 1971, « A Short Story About Nova Scotia, » qui parle davantage de son écriture que de Nova Scotia. En 1975 j’avais déménagé à New York et découvert qu’il y avait toute une communauté de jeunes gens dans les quartiers du centre-ville qui réalisaient des œuvres liant photo et texte, qui faisaient de la performance et des actions de rue, qui publiaient des posters, des livres, des tracts, tournaient des films, des vidéos et réalisaient des installations éphémères – des pratiques basées sur la temporalité. J’ai été invitée à produire une installation au 112 Green Street Workshop, et une fois l’exposition terminée, j’ai décidé de faire un livre d’artiste à partir de ce texte. C’était 1. Truck 2. Fuck 3. Muck, une même histoire racontée trois fois mais à différents niveaux de conscience. Le premier était lisible sur la page de droite du livre, le second était sur la page de gauche et le troisième était à l’envers, de sorte que le-la lecteur-trice ait à tourner le livre à 180 degrés, prenant alors conscience de l’objet éditorial.

Le 3 avril 1976, Franklin Furnace, Inc a ouvert ses portes dans mon loft avec vitrine sur Franklin Street dans TriBeCa avec près de 200 titres. WOW ! qui aurait cru qu’il y ait autant d’artistes qui faisaient ce type de travail ? Au fil du temps, de plus en plus d’artistes ont apporté leur travail et j’ai entendu parler d’autres initiatives de soutien de ces pratiques dans le pays, à Rochester (NY), Chicago (IL) et Seattle (WA), mais aussi à travers le monde, comme à Amsterdam, au Japon ou encore en Amérique du sud. En 1980, l’histoire des livres d’artistes était devenue une fascination, alors Franklin Furnace a engagé Clive Phillpot pour organiser la section 1909-1929, Charles Henri Ford pour celle couvrant 1930-1949, Jon Hendricks et Barbara Moore pour la section 1950 – 1960, et enfin Ingrid Sischy et Richard Flood pour organiser la section 1979-1980 de « The Page as Alternative Space. » 2

Pendant ce temps, la collection de livres d’artistes a continué de croître et d’évoluer de sorte que les premiers projets, imprimés en offset et photocopiés, sont progressivement devenus de plus en plus « produits », avec des photographies et des reliures professionnelles. Maintenant, je pense qu’il est aisé de dire que le milieu du livre d’artiste englobe toutes sortes de possibilités, du fait maison un peu bancal, au plus professionnel, et est produit sur tous les continents du monde, sauf peut-être en Antartique.

1. Willoughby Sharp, en plus d’être lui-même artiste, éditeur (Avalanche Magazine, etc.), commissaire indépendant, etc. avait fondé un an plus tôt, avec 8 autres personnalités de l’art, le Franklin Street Arts Center qui prenait ces quartiers à cette même adresse.
2. The Page as Alternative Space est use exposition qui s’est tenue à Franklin Furnace entre 1980 et 1981, laquelle trouve ses origines dans un essai écrit par Howardena Pindell.

Carnival Knowledge, Installation View, 1984
Carnival Knowledge, Installation View, 1984
Ken Ohara One, 1970
Ken Ohara One, 1970
Jenny Holzer Truisms, 1978
Jenny Holzer Truisms, 1978
Tish Benson Catalystic, 2021
Tish Benson Catalystic, 2021