Léna Hiriartborde, Dans la 15ème nuit, la 25ème heure

Léna Hiriartborde, Dans la 15ème nuit, la 25ème heure

Photo Thomas Vauthier

FOCUS / Dans la 15ème nuit, la 25ème heure une performance marchée de Léna Hiriartborde le 15 Octobre 2022 à 16:53 pour Sumida Expo 2022____KAB Library and Residency ___ Tokyo, Kyojima, Sumida-ku ___

Dans le cadre de l’échange artistique international entre DDA CONTEMPORARY ART aux Ateliers Jeanne Barret à Marseille et KAB : Kyojima Art Library and Residency à Tokyo, Léna Hiriartborde, artiste sélectionnée, réalise une résidence de production durant les mois de septembre – octobre 2022, avec une présentation publique de sa recherche dans le cadre de SUMIDA Expo.
Une invitation à écrire est alors adressée à Karin Schlageter, critique d’art, actuellement résidente à la Villa Kujoyama de l’Institut Français à Kyoto au Japon.

Elle parle dans le futur

Derrière la vitre, l’index du conducteur de la ligne Oshiage à Tokyo pointe successivement et dans l’ordre : l’indicateur de vitesse, la petite horloge ronde et blanche avec des aiguilles noires, le petit cadre de plastique rouge qui signale le prochain arrêt parmi la liste affichée sur le calepin de papier. Enfin, droit devant lui, la direction à prendre. Il annonce au micro : « on démarre ». Le doigt pointe la vitesse. La voix annonce la vitesse. Le doigt pointe l’oreille. La voix dit « ok ». Puis le nom de la prochaine station « Keisei Hikifune desu ». La cloche fait « ting ». Le train s’immobilise et de nouveau le doigt pointe là, là, et là, pendant que la voix récapitule la procédure. Moi, comme l’idiot, je fixe le doigt. Le doigt qui pointe et porte mon attention sur des éléments insignifiants pour moi, qui engagent celui qui s’exécute sous le képi. Je suis arrivée.

Si Léna était un doigt, ce serait un tout autre genre de doigt. Un doigt qui invite à regarder de biais, en diagonale. Un doigt qui pénètre des couches de subconscient, un doigt qui nous emmène loin loin loin quand on le suit du regard. Un doigt qui oriente nos perceptions vers l’infra-visible et l’infra-sensible, qui révèle les brèches par lesquelles d’autres réalités s’infiltrent dans notre quotidien. Un doigt-voyant en somme.

Choses rondes :

Les dango mochi dans l’assiette blanche. L’horloge au-dessus de la devanture du poissonnier. Le chignon face à la lune. Un seul œil dans l’écran, comme une bille noire, regarde en plein dans la caméra. Le lapin blanc comme une boule de neige ou une boule de lune. La toile d’araignée qui forme un disque parfait.

Léna n’est pas là. La performance a lieu mais elle est absente. Elle dit : « Suivez mon regard. » alors on écoute la voix, on marche sur ses pas. Et nous voilà à suivre des indices qu’à notre tour nous pointons du doigt. Pour dire « moi aussi je vois ». Et les doigts se mettent à pointer dans toutes les directions. Remarquent les lapins minuscules, débusquent les mini-lunes. À notre tour d’interpréter les signes, de leur accorder notre écoute. Nous devenons un peu plus perméables à notre environnement, nous permettons qu’un dialogue s’établisse avec lui, momentanément.

Léna noue ses cheveux en une longue tresse qu’elle remonte sur le haut de son crâne pour former un chignon. De grandes mèches encadrent son visage. Sailor Moon m’apparaît. OK c’est vrai, Sailor Moon a deux chignons, mais c’est pareil. C’est vrai aussi que Léna n’a pas de « Moon Tiara », mais plutôt qu’un boomerang de lumière, elle possède un autre pouvoir, celui de traverser les espace-temps. De notre côté, on regarde un live-stream sur nos téléphones portables tout en marchant dans la rue piétonne qui diffuse sa musique démodée à travers les hauts-parleurs. La vidéo y redouble le réel : le même ciel, les mêmes poissons rouges en mosaïque. De multiples strates d’images et de temps se superposent. Il fait déjà nuit. Je presse le pas, mais derrière ça traîne. J’arrive pas à savoir si on est à l’heure ou méga en retard. UTC+9 elle parle dans le futur. La lune et l’horloge se confondent. Les deux brillent dans la nuit et perturbent le sommeil de celle qui s’est égarée dans les fuseaux horaires. Serait-ce ton jour ou est-ce ma nuit ?

Choses lumineuses :

Le tintement de la cloche fūrin aux vibrations aiguës. Les clignotements de la tour SkyTree. Le taux de sucre de la patate douce. La chaleur du bain qui réchauffe le ventre. Les phrases délirantes que je lis sur l’écran où s’affiche Google translate. Le nuage qui passe et qui éteint la lune.

Je reconnais quantité de motifs, dans un jeu d’analogies formelles ou symboliques déformées par le décalage horaire. Ce n’est jamais une image singulière que Léna fabrique, bien plutôt une multitude d’empreintes stratifiées. Des motifs qui ont le ventre plein, qui sont chargés de ce qu’ils ont pu incarner ailleurs, redisposés ici dans un nouvel assemblage technologique, en relation avec d’autres éléments-étoiles, pour former des constellations au sens nouveau. Comme à son habitude, Léna se fait petite, toute légère, jusqu’à disparaître parfois. Elle ne produit pas de grandes formes. Plutôt, elle génère un art sans objets, elle découpe des tranches de temps comme des fuseaux horaires.

Karin Schlageter

Photo Thomas Vauthier
Photo Thomas Vauthier
Photo Thomas Vauthier
Photo Thomas Vauthier
Photo Thomas Vauthier

Léna Hiriartborde – BIOGRAPHIE
Léna Hiriartborde (1992) vit et travaille à Marseille. Elle est diplômée de la Haute école des arts du Rhin (HEAR) de Strasbourg en 2015. Elle voyage à la fin de ses études au Chili où elle expose à plusieurs reprises, puis en Amazonie colombienne et en Inde où elle se questionne sur les rapports qu’entretiennent les peuples de tradition animiste avec leur environnement. De retour en France, sa passion pour les plantes et les minéraux l’incite à passer du temps dans une ferme de plantes médicinales. Elle y nourrit sa recherche artistique et déploie des projets qui lui permettront d’obtenir l’Aide à la Création de la DRAC Paca en 2020 et le volet édition de la Carte Blanche Région Sud en 2021. Elle participe à différents évènements et résidences en lien au vivant et à l’environnement (Résidence Transat – 2020; Métaboles, Ateliers Jeanne Barret – 2021…) ainsi qu’à la Saison 2021-2022 au 3bisf – Lieu d’arts contemporains. Elle fait sa première résidence internationale à La Ferme Asile en Suisse à l’été 2022.
https://lenahiriartborde.net

Léna Hiriartborde
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