JENNIFER CAUBET / EVA NIELSEN

JENNIFER CAUBET / EVA NIELSEN

ENTRETIEN / Jennifer Caubet et Eva Nielsen pour le journal de l’exposition DIPOLAR édité par galerie Jousse Entreprise © 2019

La galerie Jousse Entreprise est heureuse de présenter une exposition de Jennifer Caubet et Eva Nielsen. Elle clôture le cycle sur l’affinité entre artistes et oeuvres, proposé par Sophie Vigourous, composé de trois expositions. En septembre 2018, l’exposition Affinité(s)1 présentait une sélection d’oeuvres d’artistes de la galerie et d’artistes invités au sein de laquelle un dialogue sensible s’établissait entre les oeuvres pour essayer d’apprendre d’elles, de réfléchir sur la notion d’amitiés intellectuelles, de collaboration, d’hommage, de duo et de dualités. En janvier, sous le commissariat d’Anaël Pigeat et Sophie Vigourous, Mais pas du tout, c’est platement figuratif ! Toi, tu es spirituelle mon amour ! 2 présentait un groupe de sept peintres ayant construit une relation complice aussi bien professionnelle que personnelle depuis plus de dix années. Enfin en mai, DIPOLAR 3 propose une exposition de deux artistes d’Atelier qui ont choisi d’établir une conversation entre leurs oeuvres au sein de l’espace de la galerie. Initié depuis plus d’un an, leur projet se développe autour de relations formelles et discursives entre les peintures sérigraphiées d’Eva Nielsen et les installations sculpturales de Jennifer Caubet. Le jeu d’échelle est d’ailleurs une caractéristique commune aux travaux des deux artistes qui produisent des territoires dérobés à l’existant dans lesquels les proportions se brouillent. La confrontation et la fusion des formes trahissent la réalité et tendent vers l’abstraction. De la même manière, l’oeuvre des artistes transforme notre perception d’éléments triviaux pour leur donner une autre amplitude. 

Jennifer Caubet est née en 1982 à Tonniens, vit et travaille à Aubervilliers, dans le quartier de la Maladrerie conçu par l’architecte Renée Gailhoustet dans les années 70-80 (labellisé Patrimoine du XXe siècle). Elle est diplômée de l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris en 2008 après avoir suivi différentes formations à Toulouse, Barcelone et Tokyo. Grâce à des productions singulières avec des spécialistes, ingénieurs, architectes et entreprises, Jennifer Caubet amorce un travail de réflexion sur, dans et autour de l’espace, à travers la sculpture, l’installation et le dessin. Pour certaines oeuvres, si elle délègue parfois la production, elle reste présente à chaque étape, et pour d’autres, même si elle s’entoure de conseils professionnels, elle aime exécuter ses pièces elle-même. C’est un des éléments fondamentaux qui a intéressé immédiatement Philippe Jousse lors de leur première rencontre. 
Son travail a été présenté pour des expositions personnelles à la Maréchalerie de Versailles (2013), au Parc des Tanneries (2016), à la galerie Jousse Entreprise (2017), au centre d’art Le Creux de l’Enfer à Thiers (2018) et des expositions collectives à la Kunsthalle de Bâle 2009 et à Chalet Society à Paris (2013). Elle a été invitée dans de nombreux programmes de résidence comme la Christoph Merian Fondation (2009), le Vent des forêts (2012) et le CIRVA (2018). En 2013, elle est lauréate de la bourse du fond National d’arts graphiques et plastiques. Ses oeuvres font partie des collections du Fonds de dotation Famille Moulin, Paris et du FRAC Occitanie – Montpellier. 

Eva Nielsen est née en 1983, vit et travaille à Paris et Yerres. Après une maîtrise d’Histoire Européennes et un Deug de Lettres Modernes (Sorbonne), elle est diplômée en 2009 des Beaux Arts de Paris. Lauréate en 2008 d’une bourse Socrate qui lui permet d’étudier à Central Saint Martins à Londres, elle remporte le Prix des Amis des Beaux-Arts/Thaddaeus Ropac (2009), le Prix Art Collector (2014), le Grand Prix de la Cité Internationale de la Tapisserie Aubusson (2016) et a participé depuis à plusieurs expositions collectives en France et à l’étranger : MAC VAL, MMOMA (Moscou), l’Abbaye Saint André (Meymac), Musée de Rochechouart, Plataforma Revolver (Lisbon), Babel Art Space (Trondheim), Palais des Beaux-Arts de Lille, Kunsthal Charlottenborg (Copenhague), Plymouth University, The Cabin (Los Angeles). Son travail a été également présenté lors d’expositions monographiques, à Paris (Jousse Entreprise), Londres (Selma Feriani) et Istanbul (The Pill) et fait partie de plusieurs collections publiques et privées (MAC VAL, FMAC, Musée de Rochechouart, CNAP, Fondation Fiminco…). 

Pour l’exposition DIPOLAR, les deux artistes ont accepté de se prêter au jeu de l’entretien. Que voici :

Eva Nielsen – Tu es sur le point de terminer ta résidence au CIRVA – Centre International de Recherche sur le Verre et les Arts Plastiques et je me demandais ce qui t’avait donné envie de travailler avec le verre ? Est-ce que c’est un matériau qui t’attirait depuis longtemps ? 

Jennifer Caubet – Effectivement, le verre m’attirait depuis longtemps pour plusieurs raisons : sa transparence, sa capacité à isoler des espaces tout en les laissant visibles, son élégance dans sa simplicité, son omniprésence dans notre quotidien et dans l’architecture. Mon medium de prédilection reste le métal. Le rapport de tension qui existe entre ces deux matériaux m’a attiré : le métal peut supporter, produire une pièce en verre et devenir sa menace. J’aime quand les matériaux entretiennent un rapport de dépendance périlleux. J’ai commencé à utiliser le verre avec la sculpture Shelter qui se trouve dans le parc du centre d’art des Tanneries à Amilly puis avec l’ensemble de sculptures Point Oméga. En résidence au CIRVA, j’ai continué à explorer la tension entre ces deux matériaux en découvrant une facette plus artisanale du verre. Je suis une artiste d’atelier, je délègue très peu ; travailler au CIRVA était un moyen d’ouvrir mon mode de production, mon rapport au « faire » et, pour la première fois, de déléguer complètement la production des formes. C’est effectivement ce qui m’attire dans l’aventure du CIRVA : appréhender la forme via un interprète comme un chorégraphe avec ses danseurs en quelque sorte !

Tes peintures font apparaître au premier plan des éléments comme la ruine, la grille et les blocs de béton de chantier. D’où viennent-ils ? Est-ce devenu des « formes motifs » ? As-tu une position particulière en ce qui les concerne ?

E.N. – Ce sont des formes que j’ai toujours vues autour de moi. J’ai grandi en banlieue et mon atelier s’y trouve. Lisière en permanente mutation, le paysage s’y modifie sans arrêt et je suis toujours fascinée par ces phases de transformation où les éléments de construction bétonnés restent quelque temps dans la ville, ready-made géants prêts à être activés. Les regards, les morceaux de murs, de façades, de trouées, de grilles restent un temps en suspens avant d’être replacés dans une composition ou détruits. Quand je voyage, je me rends systématiquement dans les périphéries des villes, car je cherche ces formes et leur étonnante variété est incroyable. Par ailleurs, je crois que je suis profondément attachée aux zones en perpétuelle redéfinition, qui se construisent par strates tant temporelles qu’urbaines. Donc, oui, ces éléments sont devenus des motifs. J’adore d’ailleurs que tu aies employé ce terme car c’est l’une des obsessions des peintres, cette histoire de motif ! 

J.C. – Pour continuer avec les obsessions des peintres, j’aimerais te questionner sur tes fonds (en espérant que ce soit le bon terme pour toi). La première fois que j’ai vu tes peintures de regards dans le paysage, j’y ai vu une réminiscence des arrière-plans de Léonard de Vinci, les fonds de ses portraits. J’ai toujours pensé qu’il avait inventé les calques Photoshop avant l’heure ! On ne sait jamais si c’est une perspective ou un aplat. Les différences d’échelle, de traitement, créent le contrepoint. J’ai la sensation que ce principe de calque de superposition de traitement correspond à ta manière de peindre. Tes fonds sont-ils un point de fuite, une perspective ou un aplat ? Et pour les regards ou les « Acoustic Mirrors »4 que tu as pu réaliser, s’agit-il de portraits ou de paysages ? 

E.N. – C’est drôle que tu m’interroges sur les fonds, tu te souviens, ma première exposition personnelle chez Philippe Jousse portait justement le titre Les Fonds de l’OEil ! Oui, j’ai beaucoup regardé les fonds, d’une manière générale, dans les peintures. C’est quelque chose de fascinant, que ce soit chez Léonard de Vinci ou Edouard Manet par exemple. L’arrière-plan est une donnée très importante dans une composition, c’est là où le regard se perd et où la vue se brouille. C’est la perte de repères et en même temps ce qui fait tenir le tout. Dans mon cas, c’est ce qui me permet de donner de l’impact à la première strate, qui renforce sa présence. C’est d’autant plus intéressant pour moi que cela donne en effet un contrepoint inattendu à la rugosité de la sérigraphie. Tu me demandes si mes sujets sont des portraits ou des paysages, et je pense que ce sont les deux à la fois. Des portraits d’objets, oui, c’est sûr. Je pense que tout se mêle, sujets et techniques, pour correspondre selon moi à la porosité des surfaces et de notre univers. J’aime le sentiment de perte de contrôle, et, paradoxalement oeuvrer à organiser ce sentiment. 

J’aimerais pour ma part te questionner sur ce que j’appelle tes « modules », ces formes en verre qui se perchent sur tes horizontales, je les perçois à la fois comme des mondes clos et des projections possibles. Cela forme également un paysage complet. Comment les as-tu conçus ? 

J.C. – Cette idée de greffe, de superposition, nous est commune. Je vois tes peintures comme des portraits d’éléments architecturaux qui finalement créent des espaces ou des contre-espaces. Parallèles au fond, ils deviennent des ovnis. J’aime beaucoup la possibilité qu’a une forme de devenir ovni, sa capacité de se greffer à un contexte tout en lui étant étrangère et surtout de déclencher une question importante pour moi en art : « Qu’est ce que c’est que ça ? ». J’utilise souvent dans mes sculptures cette idée d’occurrence d’une forme par la greffe, le fait de produire un espace dans l’espace, des enclaves. Les pièces produites au CIRVA n’échappent pas à la règle et explorent la question d’un micro-espace, de la capsule. Outre ce que j’ai déjà évoqué sur mon attirance pour ce matériau, l’opportunité de travailler avec la technique du verre soufflé permettait de concevoir l’espace en miniature. L’une des grandes richesses du verre soufflé est de pouvoir travailler à la fois l’extérieur et l’intérieur d’une forme. 

Les «modules» dont tu parles qui composent les pièces Espacements sont inspirés d’un objet en verre existant : les isolateurs des lignes à haute tension. À la fois industriels et manufacturés, ils rythment le paysage urbain, l’entrée dans les gares, les rails de chemin de fer… leur forme ondulée et cannelée est un marqueur. Leur fonction est de stopper l’électricité conduite par le métal. C’est finalement un objet qui met à distance la tension, une forme qui permet une parenthèse, un élément sur une ligne qui devient motif. J’ai commencé à explorer ces formes par le dessin, en cherchant la gradation, la variation et la question du multiple. Avec les souffleurs, nous avons cherché les rythmes, les techniques propices à donner corps aux dessins. C’est finalement entre rotation et soufflage que les pièces ont trouvé leur place. En jouant sur des épaisseurs très conséquentes, des pressions lors de la rotation et un repli du verre sur lui-même, nous avons trouvé le moyen de jouer entre un extérieur et un intérieur de la forme. Suite aux expérimentations, une famille de formes s’est constituée. Les pièces en verre sont bloquées par des bagues d’arrêt aux lances (ce que tu appelles les horizontales) pointées dans l’espace. Elles deviennent des points de tension qui viennent se greffer à l’existant, telles des ponctuations. 

E.N. – …et de quelle manière imagines-tu que le regardeur les appréhende ?

J.C. – L’agencement de toutes les lances dans l’espace d’exposition produit l’effet d’un boulier géant, voire de galaxies en suspension, d’un cosmos. Ces lances posent la possibilité d’un réseau vertical où se mêlent espacements et emplacements. Leur association à l’objet de la lance devient pour moi l’annonce d’une fiction, d’une bataille où l’on pointe avec force un micro-espace, un nouvel emplacement et l’esquisse d’un territoire. J’aime les penser comme des nacelles. Finalement, avoir un rapport à la pièce est similaire à ce que l’on ressent face à un paysage : être présent avec son corps, s’y confronter physiquement et zoomer, dézoomer, se projeter avec le regard. Les capsules que j’appelle En dedans sont la continuité des Espacements. Une sorte de rembobinage ! C’est finalement proche des auto environnements d’Archigram5 ou The Yellow Zone de Constant Nieuwenhuys6. Ce sont des espaces en marge qui se mobilisent, s’étendent, s’organisent et se rétractent. De plus, dans ces formes, je cherchais une architectonique qui cumule les genres. La pièce d’angle est, quant à elle, un nid d’hirondelles géométrique. Entre applique art déco et joyaux de verre, elle est, elle aussi, un micro-espace, une greffe de plus au réel.

Le mot d’ovni avec lequel je commençais n’est pas si anodin. Je me demandais quel était ton rapport avec la science-fiction ? Lorsque tu élaborais tes toiles, tu me parlais de Blade Runner. Comment ces univers nourrissent-t-ils ton travail ? 

E.N. – Je crois que ce que j’aime dans ce genre littéraire, c’est justement le surgissement des possibles. De même que j’aime la liberté du regardeur pour projeter ses scenarii dans mes peintures, j’apprécie la grande imagination suscitée par la science-fiction. Un livre qui ne m’a jamais quitté depuis le lycée est Malevil de Robert Merle. Les paysages décrits, l’atmosphère, la déambulation mentale que le livre a produit chez moi ont été une source d’inspiration forte. D’autres lectures, comme Robert Silverberg, Ray Bradbury, JG Ballard, Ursula le Guin, ont constitué des projections importantes pour mon travail. D’autres auteurs, comme Amélie Lucas-Gary, Cormac Mc Carthy ou Virginia Woolf, qui n’appartiennent pas précisément au genre littéraire SF, ouvrent des perspectives inattendues et créent des espaces parallèles qui m’inspirent. Plus récemment, un essai de Robert Smithson m’a sidéré : The Monuments of Passaic7. D’ailleurs, nous en avons parlé ensemble ensuite et je crois qu’il a eu le même effet sur toi ! Cependant, bien que toutes ces lectures me soient très précieuses, je les perçois comme les oeuvres des artistes qui m’influencent : vient le moment de l’atelier où seul existe l’acte de peindre, hors de toute illustration ou démonstration. C’est dans un coin de ma tête mais j’aime le vide de la peinture, ce temps hors de toute référence aussi. Sa présence, pour elle-même, dans un espace qui lui est propre. C’est ce que je ressens quand je regarde tes oeuvres : elles sont en discussion avec des références mais existent là, tout de suite, maintenant, dans leur immédiateté concrète. Je crois que c’est aussi en cela qu’elles se laissent appartenir aux autres, sortent justement de l’atelier. 

1. Affinité(s) avec : Elisabetta Benassi, Jennifer Caubet, Tomory Dodge, Tim Eitel, Ivan Fayard, Clarisse Hahn, Nathanaëlle Herbelin, Ange Leccia, Seulgi Lee, François Maurin, Ariane Michel, Eva Nielsen, Kishin Shinoyama 
2. Mais pas du tout, c’est platement figuratif ! Toi, tu es spirituelle mon amour ! avec : Jean Claracq, Cecilia Granara, Nathanaëlle Herbelin, Simon Martin, Madeleine Roger-Lacan, Christine Safa, Apolonia Sokol
3. DIPOLAR avec Jennifer Caubet et Eva Nielsen
4. Les Acoustic Mirrors de Denge (GB) ont inspiré les deux peintures Lunar I et Lunar II, 2016-2017
5. Archigram, association des termes architecture et télégramme, est à la base une revue d’architecture avant-gardiste britannique des années 1960. La revue, dont 9 numéros sortiront de 1961 à 1974, est initiée par six architectes, Peter Cook, David Greene, Mike Webb, Ron Herron, Warren Chalk et Dennis Crompton.
6. Artiste et architecte néerlandais Constant développe entre 1956 et 1974 un projet architectural visionnaire : la New Babylon. Fruit de sa collaboration avec les Situationnistes ce projet mêle utopie et activisme. Les habitants de cette nouvelle Babylone se déplacent de site en site au sein d’un réseau sans fin de « secteurs », reconstituant chaque aspect de l’environnement selon leurs propres désirs.
7. « Ce panorama zéro semblait contenir des ruines à l’envers, c’est-à-dire : chaque nouvelle construction pouvant finalement être bâtie. C’est l’opposé de la « ruine romantique » car les bâtiments ne tombent pas en ruine après avoir été construits, mais plutôt s’élèvent en ruine avant d’être construits. Cette mise-en-scène anti-romantique suggère l’idée discréditée de temps et bien d’autres choses démodées. Mais les banlieues existent sans passé rationnel et hors des « grands événements » de l’histoire. Oh, peut-être qu’il y a quelques statues, une légende et une poignée de bricoles, mais pas de passé — seulement ce qui passe pour un futur. Une Utopie sans soubassement, un lieu où les machines sont vaines et où le soleil est devenu de verre, et un lieu où l’Usine de Béton de Passaic (253 River Drive) fait de bonnes affaires en PIERRE, BITUMINEUX, SABLE et CIMENT. Passaic semble plein de « trous », comparé à New York, qui semble être bien solidement emballé serré, et ces trous sont d’une certaine façon les vides monumentaux qui définissent, involontairement, les souvenirs d’un ensemble abandonné de futurs. » Robert Smithson, The Monuments of Passaic (1967). Traduction : Anthony Poiraudeau. Traduction publiée par antoine lefebvre editions (octobre 2015).

Visuel de présentation : Vue de l’exposition DIPOLAR de Jennifer Caubet et Eva Nielsen, galerie Jousse Entreprise, Paris, 18 mai – 20 juillet 2019. Photo : Paul Nicoué. Courtesy des artistes et de la galerie Jousse Entreprise, Paris.

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