LULÙ NUTI, TERRAIN AMÈRE

LULÙ NUTI, TERRAIN AMÈRE

Lulù Nuti, 2021 (détail 1) – Photo Eleonora Cerri Pecorella © Lulù Nuti & Galerie Chloé Salgado

EN DIRECT / Exposition Lulù Nuti, Terrain Amère
Galerie Chloé Salgado Paris

Par Ysé Sorel

Au départ, le premier geste, le geste inaugural fut de mouler la Terre, tel un démiurge ironique, en l’objectivant et en s’accrochant à la matière, plâtre et béton, pour en garder l’empreinte avant sa disparition. Lulù Nuti demeurait encore à l’ « âge des sphères » dont parle Peter Sloterdijk, cette époque où l’on croyait pouvoir tenir la terre entre ces mains, d’un bloc – et ce temps-là, déjà à l’ombre du soupçon, semble définitivement révolu. Après les vues exaltantes du cosmos, après avoir pris le large sur de modernes caravelles, il s’agit de retrouver la terre mère, et ci-gît, peut-être, l’amer. De ces expéditions proches et lointaines, il demeure quelques débris comme les éclats disséminés d’un espoir qui persiste, malgré tout. Ces bouts de globes se tiennent comme les restes sédimentés d’une ambition ainsi perpétuée, par souci de responsabilité – ne rien jeter – autant que par volonté de garder les traces d’un passé condamné à s’effriter, mais qui ne passe pas.

Car Lulù Nuti nous invite, pudiquement, à entrer aussi dans le terrain de sa mémoire amère. Les effondrements des écosystèmes, qui la hantent au fil de ses oeuvres, trouvent un écho dans des catastrophes plus intimes, tandis que la fenêtre sur le monde change de perspective. Longtemps, les peintres encadrèrent les paysages et les esprits géomètres célébrèrent la victoire de la ligne droite, et donc de la raison conquérante, sur la Nature. Désormais, c’est nous-mêmes qui sommes tenus derrière des barreaux, qui ne quadrillent plus le monde afin de l’ordonner – tant en le rangeant qu’en lui donnant des ordres –, mais nous condamnent dans une prison que nous nous sommes nous-mêmes dressée. Nous fixons un horizon borné, nous déplorons notre futur capturé. Les barreaux roussissent de leurs feuilles immobiles, figées dans un éternel automne, et nous cueillent avec une hospitalité paradoxale : vous qui entrez, laissez toute espérance..?

Nous rêvions d’embrasser l’infini, d’exaucer nos projets librement, avidement, et nous voilà à accoster les rives du terrain amer. La Nature, qui d’après les Anciens, aimait à se cacher, revient au premier plan, sous d’autres noms et d’autres formes, et elle rappelle sa farouche adversité avec ces barbelés scintillants. Dans nos cieux vides, l’idée de punition divine résonne dans l’air comme une vieille antienne. Avec les catastrophes écologiques, émerge le récit d’une nature rebelle à la domination de l’homme moderne, battant en brèche son orgueil techniciste pour le remettre à sa juste place – mais il semble encore trop sourd à cet appel.

Cette fenêtre barrée ouvrirait-elle alors sur un nouvel âge de fer ? Lulù Nuti modèle des matériaux immémoriaux, éléments-terre, et invite à l’équilibre : le cuivre, traditionnellement associée à Vénus et à la femme, et donc à la fertilité, aide ainsi à la croissance des plantes. Mais, en trop grande quantité, il nuit à leur vitalité. Tous ces circuits d’interdépendance, quand on les écoute, nous chuchotent alors de prendre garde à l’eurythmie du monde, si facile à désaccorder.

Âge du fer, peut-être, mais aussi du dé-faire : la prison, passée sa grille, se transmue en libération pour Lulù Nuti, et mène à l’introspection. Après avoir échafaudé des structures rassurantes de concepts où l’artiste, elle aussi, aimait à se cacher, Lulù Nuti s’effeuille pour aller à l’assaut de son for intérieur. Déjà, ses cubes de béton saisissant le monde étaient striés de fêlures, mais ces dernières demeuraient contenues, résultant de déflagrations hasardeuses mais voulues. Mais que se passe-t-il quand l’implosion est en soi, quand l’ébranlement intérieur se fait choc tectonique ?

Les paysages deviennent les réceptacles de l’hostilité du monde et de ses dangers longtemps dédaignés. Les montagnes, ici rouges ou bleus, primaires comme leurs couleurs amères, se dessinent par quelques traits diffus pour cerner l’impossible. Matière et mémoire se lient dans ces poudroiements diffus au fusain ; ils cristallisent les souvenirs – le dernier voyage – en quelques éclats, et l’épreuve est celle de l’impression autant que celle de la douleur. Les cimes voisinent les gouffres, comme l’envers et l’endroit d’une vie. La mort rôde, esquissée du bout des doigts, sans ostentation ni voyeurisme, car l’étalage du chagrin ne fait pas reculer son ombre. Le mot de chagrin paraît plus juste que celui, trop psychanalytique, de deuil, comme l’écrivait Barthes dans son Journal. De ce chagrin, on en trouve l’écho dans la montagne qui plie le fer, qui le tord comme la douleur peut tordre le ventre. Ces arceaux concentriques rappellent les cercles dans l’eau, formés quand l’enfant y lance une pierre et prend ainsi conscience de lui-même en constatant son action sur le monde. Les mouvements de l’âme s’extériorisent en ce cri silencieux qui module la matière ; ils cherchent, dans leur réverbération, à retenir les fantômes.

Mais Lulù Nuti résiste à la tentation élégiaque, pas d’abdication chez elle mais la possibilité de nouveaux agencements : on peut déplacer des montagnes. Comme les titres de ces expositions, aux sens multiples, ces oeuvres sont sujettes aux recompositions. Rien ne se perd, tout se transforme semble-t-elle aussi soutenir lorsque l’on feuillette Autoproduction, petit ouvrage aux parfums secrets, où des photographies des oeuvres produites par l’artiste se superposent à celles de bijoux de famille déposés au crédit municipal. Nous entrons sur le terrain amer de la condition de l’artiste, le revers de son art, mais ce dénuement trouve un dénouement sans drame : les joyaux, ici consignés, permettent d’autres trésors.

L’oeuvre est toujours nouage du singulier et de l’universel, du personnel et de l’impersonnel, du passé et du présent, et c’est dans ses ellipses, dans ses lacunes que le spectateur et son histoire peuvent se glisser. À quoi bon des artistes en ces temps catastrophiques ? Contre l’injonction à la résilience immédiate et les sourires fallacieux, l’artiste invite dignement à un partage de la douleur. Ses oeuvres ricochent comme des défis lancés au désespoir, assumant le négatif, le blanc, le silence, et jouent de l’épure et des lignes. Dans son sillage, on peut alors sentir des effluves aux relents doux amers.

Ysé Sorel

Sans titre (It's not a memory) & Sans titre (But a desire), Lulù Nuti, 2021 - Photo Grégory Copitet © Lulù Nuti & GALERIE CHLOE SALGADO.jpg
Sans titre (It’s not a memory) & Sans titre (But a desire), Lulù Nuti, 2021 – Photo Grégory Copitet © Lulù Nuti & Galerie Chloe Salgado
Lulù Nuti, 2021 (détail 1) - Photo Eleonora Cerri Pecorella © Lulù Nuti & Galerie Chloe Salgado
Lulù Nuti, 2021 (détail 2) – Photo Eleonora Cerri Pecorella © Lulù Nuti & Galerie Chloe Salgado
Inferiata, Lulù Nuti, 2021 - Photo Grégory Copitet © Lulù Nuti & GALERIE CHLOE SALGADO.jpg
Inferiata, Lulù Nuti, 2021 – Photo Grégory Copitet © Lulù Nuti & Galerie Chloe Salgado