Le partage de l’image : iconographie de la carte postale et anthropologie du visuel

Le partage de l’image : iconographie de la carte postale et anthropologie du visuel

EN DIRECT / Exposition Cartes postales. Nouvelles d’un monde rêvé, Musée départemental Arles Antique, du 1er juillet au 25 août 2019 dans le cadre des Rencontres de la photographie d’Arles
par Anysia Troin-Guis

Curatée par Magali Nachtergael et Anne Reverseau, l’exposition Cartes postales, nouvelles d’un monde rêvé retrace les mutations de la carte postale et ses potentialités esthétiques et plastiques dont se saisissent les artistes contemporains. 

Genre mineur de l’image photographique, la carte postale est synonyme de circulations, de lieux communs et de déjà-vu. Elle est le symbole et le témoin d’une mondialisation des images et incarne, à partir de la fin du XIXe siècle, la modernité à elle seule, dans sa matérialité et sa reproductibilité. 

Identifiable par son format, elle se popularise par son faible coût, devenant au début du XXe le principal moyen de communication. Prolifération de l’image, la carte modèle d’une certaine manière l’imaginaire du voyage, de paysages idylliques, de l’exotique mais aussi de l’ordinaire. Le studio John Hinde et le fonds Combier apparaissent alors comme fondamentaux pour penser l’évolution, l’esthétisation et le développement de cette photographie vernaculaire aux confins de l’artisanat. Médium de la variation, de la sérialité, de la manipulation, de la retouche et de la colorisation, la carte offre un aperçu de la relation au monde et au territoire qu’entretiennent les images, au cours des décennies successives, dans ses perspectives documentaires et commerciales. 

Envoyée, collectionnée, retravaillée, fictionnalisée, la carte se voit alors appropriée par les artistes tout au long du XXe jusqu’aujourd’hui, pour sa plasticité, les potentialités qu’elle ouvre et le rapport à l’imagerie populaire qu’elle informe. Elles sont ainsi le symptôme d’une culture visuelle qui s’élabore sur l’utilisation de formes banales et d’objets du quotidien, comme modèle esthétique ou élément à part entière de l’œuvre, à l’instar des bâches importées du Vietnam de Saïgon (Thu Van Tran et Eric Baudart, 2017), fonctionnant comme un ready-made et interrogeant l’idéal occidental colonial. Ses multiples dispositifs de remédiation appellent à une multitude de visées, de l’anecdotique à l’ironie, du regard éthique au politique. 

En effet, cette volonté de représenter un idéal du territoire questionne dès lors qu’il s’agit de dépeindre un lieu où la violence s’est produite, celle de la guerre ou de la domination. C’est le cas par exemple des cartes à la gloire de la France colonialiste, induisant un certain fantasme de l’empire : comme le montre Malek Alloula dans son essai fondamental Le Harem colonial, images d’un sous-érotisme, la carte postale cristallise les stéréotypes de la colonisation, entre domination des territoires et domination des corps. L’œuvre de Katia Kameli, Soyez les bienvenus (2018), procède alors de ce décalage entre réalité et représentation, réalité et fiction : entre Histoire et histoires. Élaborée à partir du recouvrement d’un manuel scolaire par des cartes postales, l’œuvre offre un dialogue fécond entre images d’archives coloniales et différents types d’image. Le montage dialectique est tel qu’il invite, par étrangéisation, à relire l’histoire officielle et, à s’interroger sur la représentation de la femme toujours érotisée et de l’homme en « bon fellah » au service de l’administration colonialiste. De même, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, dans Wonder Beirut (1997-2006), imaginent la figure d’un photographe pyromane qui refuserait la représentation lissée et archaïque d’un Liban détruit par quinze années de guerre. Celui-ci effectuerait alors une manipulation systématique des clichés, qui seraient abîmés, brûlés, détruits : le photographe fait alors subir à l’image le même sort réservé à la capitale qui, pourtant, apparaissait facticement intacte. Pour les artistes, il s’agit donc d’inscrire dans le médium même la violence du conflit et de jouer avec les multiples niveaux de lecture et d’interprétation de l’image. 

Différentes visions de la carte dans l’histoire de l’art et de la photographie sont exposées, du mail-art à la dématérialisation, tributaire d’une ère du post-internet. Paradoxalement, c’est contre un mur que l’on découvre des extraits du compte Twitter de l’enseignant-chercheur Renaud Epstein qui, depuis 2014, propose une série numérique, Un jour, une ZUP, une carte postale. Pratique communicationnelle, ici figée dans et par l’installation du collectif d’artistes allemands station urbaner kulturen, dans le cadre de leur projet « Going out of Circles/ Kreise ziehen », on ne peut s’empêcher de penser aux théories d’André Gunthert sur l’image devenant « conversationnelle », revêtant la fonction d’embrayeur de dialogue : et la vieille concurrence entre le texte et l’image de se voir rejouée dans une alliance hybride qui témoigne d’une appropriation de la technologie. Il s’agit alors de dresser un tableau sociologique d’une France face à ses politiques de modernisation urbaine, de ses idéaux à ses échecs. La première remédiation de la carte postale qu’effectue Renaud Epstein, en scannant le document et donc en dématérialisant l’image, est ici rematérialisée par le collectif allemand, qui conserve le fil de commentaires qui découle de chaque publication. Ivresse des agencements et opérations médiatiques s’il en est, cette remédiation à un double niveau (voire triple si l’on considère le parcours d’exposition tracé par les commissaires et l’implantation de l’œuvre qu’elles proposent) est une double réflexion sur l’image et les territoires urbains, véritable extension des potentialités de la carte elle-même. 

Une part importante des œuvres fonctionne sur un dispositif d’accumulation des cartes et de mise en rapport des images qui offre un feuilletage des visions ou des temporalités et, qui fait dialoguer les images entre elles : il s’agit de faire jouer les interstices. C’est le cas des installations d’Oriol Vilanova, Susan Hiller, Mathieu Pernot ou encore Aglaia Konrad. La consignation des cartes traduit tantôt une obsession de l’archive, tantôt la volonté de forger une certaine représentation du réel ou de cartographier un territoire et ses mutations, à l’instar de Dorica Castra. Le dispositif peut alors s’élaborer comme un monument mémoriel, où les cartes sont tout autant de traces des visions et illusions de ce qui a été. 

Apparaît aussi la figure du photographe collectionneur avec Walker Evans et Martin Parr. Le premier élabore une pensée de la photographie, du document comme trace matérielle de l’histoire et de la modernité dans son article, Main Street Looking North from Courthouse Square, dispositif phototextuel publié en 1948 dans Fortune. Le second explore l’art du cliché et sillonne non sans humour le médium de masse commercial et touristique dans sa série Small World (1994). 

L’exposition se visite ainsi comme une découverte, moins de la carte postale comme un sujet mais bien comme un objet photographique, un matériau à partir duquel se construisent les recherches des artistes et s’érige une vision du monde, rêvé ou brut, divertissant ou politique. Les œuvres sont mises en perspective avec des archives, s’élaborent même à partir de celles-ci, et la traversée somme toute didactique élaborée par les commissaires tend à réaliser une anthropologie du visuel. 

Anysia Troin-Guis

Exposition Cartes postales. Nouvelles d’un monde rêvé, Musée départemental Arles Antique, du 1er juillet au 25 août 2019 dans le cadre des Rencontres de la photographie d’Arles Photo Rémy Tartanac
Exposition Cartes postales. Nouvelles d’un monde rêvé,
Musée départemental Arles Antique, du 1er juillet au 25 août 2019
dans le cadre des Rencontres de la photographie d’Arles
Photo Rémy Tartanac
Exposition Cartes postales. Nouvelles d’un monde rêvé, Musée départemental Arles Antique, du 1er juillet au 25 août 2019 dans le cadre des Rencontres de la photographie d’Arles Photo Rémy Tartanac
Exposition Cartes postales. Nouvelles d’un monde rêvé,
Musée départemental Arles Antique, du 1er juillet au 25 août 2019
dans le cadre des Rencontres de la photographie d’Arles
Photo Rémy Tartanac
Exposition Cartes postales. Nouvelles d’un monde rêvé, Musée départemental Arles Antique, du 1er juillet au 25 août 2019 dans le cadre des Rencontres de la photographie d’Arles Photo Rémy Tartanac
Exposition Cartes postales. Nouvelles d’un monde rêvé,
Musée départemental Arles Antique, du 1er juillet au 25 août 2019
dans le cadre des Rencontres de la photographie d’Arles
Photo Rémy Tartanac
Oriol Vilanova, Sunset from..., 2012 Exposition Cartes postales. Nouvelles d’un monde rêvé, Musée départemental Arles Antique, du 1er juillet au 25 août 2019 dans le cadre des Rencontres de la photographie d’Arles Photo Anysia Troin-Guis
Oriol Vilanova, Sunset from…, 2012
Exposition Cartes postales. Nouvelles d’un monde rêvé,
Musée départemental Arles Antique, du 1er juillet au 25 août 2019
dans le cadre des Rencontres de la photographie d’Arles
Photo Anysia Troin-Guis
Walker Evans, Main Street Looking North from Courthouse, 1948. Exposition Cartes postales. Nouvelles d’un monde rêvé, Musée départemental Arles Antique, du 1er juillet au 25 août 2019 dans le cadre des Rencontres de la photographie d’Arles
Walker Evans, Main Street Looking North from Courthouse, 1948.
Exposition Cartes postales. Nouvelles d’un monde rêvé,
Musée départemental Arles Antique, du 1er juillet au 25 août 2019
dans le cadre des Rencontres de la photographie d’Arles

Infos pratiques

Cartes postales. Nouvelles d’un monde rêvé 
Musée départemental Arles Antique, du 1er juillet au 25 août 2019 (10H00 – 18H00)
Commissaires de l’exposition : Magali Nachtergael et Anne Reverseau, lauréates de la Bourse de recherche curatoriale des Rencontres d’Arles.

Avec Eric Baudart & Thu-Van Tran (1972 et 1979), Fredi Casco (1967), Moyra Davey (1958), documentation céline duval (1974), Renaud Epstein & initiative urbane kulturen (1971 et créé en 2014). Jean Geiser (1848-1923), Joana Hadjithomas & Khalil Joreige (1969), Roc Herms (1978), Susan Hiller (1940-2019), John Hinde (1916-1997), Katia Kameli (1973), Aglaia Konrad (1960), Valérie Mréjen (1969), Martin Parr (1952), Mathieu Pernot (1970), Brenda Lou Schaub (1993), Stephen Shore (1947), John Stezaker (1948), Oriol Vilanova (1980), William Wegman (1943)

Avec l’aide du Laboratoire pluridisciplinaire Pléiade (EA 7338) et European Research Council (ERC).
La Bourse de recherche curatoriale des Rencontres d’Arles reçoit le soutien de Jean‑François Dubos.

Exposition dédiée à Susan Hiller.