« 10 ANS DE CRÉATION CONTEMPORAINE »

« 10 ANS DE CRÉATION CONTEMPORAINE »

Panoramique Polyphonique – Cécile Le Talec
Appel 2011
Photo E.Roger

EN DIRECT / Exposition « 10 ANS DE CRÉATION CONTEMPORAINE »
Fonds régional pour la création de tapisseries contemporaines 2010-2020

présentée du 1er juillet au 21 septembre 2020 à la Cité internationale de la tapisserie à Aubusson

par Sophie Bernal

La tapisserie est morte, vive la tapisserie ! L’exposition « 10 ans de création contemporaine » de la Cité Internationale de la Tapisserie d’Aubusson signe l’avènement d’une nouvelle ère de la création textile, dépoussiérée et avant-gardiste, voire parfois même futuriste. À l’occasion de l’anniversaire des 10 ans du fonds régional pour la création de tapisseries contemporaines, l’Institution met à l’honneur la jeune scène contemporaine dans une rétrospective haute en couleurs. Réunissant l’ensemble des œuvres générées par les appels à projets, commandes mécénées et collaborations avec des galeries ou studios de design des dix dernières années, « 10 ans de création contemporaine » fait état d’une création textile plurielle et éclectique, alliant le design de mobilier, les tableaux en trompe-l’œil, la tapisserie engagée ou encore les créations de mode. La commissaire de l’exposition Dominique Sallanon parle volontiers d’œuvres réalisées à plusieurs mains, artistes et lissiers confondus dans le jeu de la création. C’est sans doute le point fort de cette exposition, qui revendique le partage du geste comme outil de création. Réalisées par des artisans-tisserands locaux, la trentaine de pièces réunies œuvrent à la reconnaissance de la filière textile de la région d’Aubusson, offrant un dialogue ambitieux avec l’art contemporain. 

Confluentia - Bina Baitel - Appel 2012 - Photo E.Roger
Confluentia – Bina Baitel – Appel 2012 – Photo E.Roger
Bleue - Marie Sirgue - Appel 2016 - Photo Cité Tapisserie
Bleue – Marie Sirgue – Appel 2016 – Photo Cité Tapisserie
SansTitre - Mathieu Mercier - Appel 2011 - Photo E.Roger
Sans Titre – Mathieu Mercier – Appel 2011 – Photo E.Roger

La tapisserie en trompe-l’œil 

Le parcours est conçu comme une exploration des formes subversives de la tapisserie. C’est d’ailleurs avec une pointe d’ironie que l’exposition ancre un patrimoine immatériel – les métiers issus de la filière de la tapisserie d’Aubusson sont inscrits sur la liste du patrimoine immatériel de l’humanité à l’Unesco depuis 2009 – dans une ode à la création ultra texturée où la matière est reine. Alors que l’on déambule entre des tapis de galets organiques posés au sol (Eau, 2019, Sylvain Rieu-Piquet) et des arcs-en-ciel aquatiques dégoulinant de meubles d’appoint (Confluentia, 2014, Bina Baitel), on oublierait presque que c’est de tapisserie que traite cette exposition. Tant mieux, puisque les artistes réunis sont nombreux à vouloir ébranler notre raisonnement, duper notre regard pour mieux nous raconter des histoires. Rien de tel pour nous décontenancer que l’œuvre Bleue (2016) de Marie Sirgue, qui prend l’apparence d’une bâche de PVC étendue le long d’un mur. Sorte de peinture déclinée en tapisserie, l’œuvre condense à elle-seule l’un des points fondamentaux de l’exposition : un détournement du caractère utilitaire de l’objet pour donner à voir des aspérités offertes par la laine tissée. L’artiste Mathieu Mercier, prix Marcel Duchamp 2003 est conscient du potentiel illusionniste de la tapisserie. Son œuvre colossale Sans Titre – « La corde » (2011), représentant une simple corde enroulée sur elle-même sur un fond noir, laisse voir un amoncellement de pixels géométriques à mesure qu’on s’en rapproche. Familier de la pensée einsteinienne de l’espace-temps, il cherche, à travers l’aplat de la tapisserie, à nous faire repenser notre perception du réel.

Dans une lignée plus narrative, la Pieta du peintre allemand Thomas Bayrle, fruit d’une commande mécénée à l’occasion du centenaire de la Première Guerre Mondiale, est assurément la tapisserie commémorative la plus op art qu’il ait été donné à voir. Pieta for World War I (2016-2017), accueille des centaines de petites têtes de mort dont on ne devine la forme qu’à s’y rapprocher de plus près, formant l’illusion d’un Christ dans les bras de Marie en relief. 

Toute Personne - Vincent Becheau- Marie-Laure Bourgeois - Appel 2012 - Photo E. Roger
Toute Personne 2 – Vincent Becheau- Marie-Laure Bourgeois – Appel 2012 – Photo E. Roger
Blouson Teddy - Christine Phung - Appel 2015 - Photo Cité Tapisserie
Blouson Teddy – Christine Phung – Appel 2015 – Photo Cité Tapisserie

La tapisserie engagée 

Un mot d’ordre pour cette exposition : la tapisserie doit s’affranchir de son rôle décoratif. Si elle se prête souvent au jeu du trompe-l’œil, par des jeux de maillage plus ou moins denses, elle est aussi vectrice moderne de sujets de société engagés. Portée par les appels à créations contemporaines lancés chaque année par l’Institution, la tapisserie devient l’empreinte de discours parfois politisés et militants. Par exemple, l’œuvre sculpturale Toute personne 2 (2016) visible dès le début de l’exposition, signée par les architectes et designers Marie-Laure Bourgeois et Vincent Bécheau nous interroge sur la notion contemporaine de frontière. Sous des allures d’une porte sanctuarisée, l’installation porte la trace de différents alphabets tissés aléatoirement sur sa surface, pour signifier l’universalité du langage.

On retrouve, en pièce maîtresse de l’exposition, une tapisserie panoramique de Clément Cogitore, lauréat du prix Marcel Duchamp en 2018. L’œuvre intitulée Ghost_Horseman_of_the_Apocalypse_in_Cairo_Egypt.jpg (2019) est l’adaptation en tapisserie d’une photographie des émeutes de la place Tahrir, centre névralgique de la révolution égyptienne de 2011. Sur l’image largement relayée sur les réseaux sociaux, on devinait un chevalier lumineux qui scindait la foule, illusion d’optique ayant conféré à ce mystérieux personnage le rôle de « quatrième cavalier de l’Apocalypse » dans l’imaginaire populaire. L’effet pixélisé produit par le maillage très large des lissières Patricia Bergeron et Aïko Konomi renvoie aux images numériques de basse qualité dont chacun peut se faire sa propre interprétation. Le tissage ancre l’image virtuelle dans une réalité tangible et en laisse une trace pérenne. Et quelle trace, puisque c’est sur cette œuvre monumentale que se clôt l’exposition. 

Seul bémol au tableau : l’exposition s’étend sur deux bâtiments, dont l’un accueille l’ensemble des pièces de design et de mobilier, et l’autre les créations de mode. Pourquoi, alors qu’elle revendique une pluralité des formes de création, l’exposition ne crée pas de passerelle plus poreuse entre la mode et le design ? Les œuvres réalisées à l’occasion de l’appel à projets « Aubusson tisse la mode » lancé en 2015 offrent pourtant à voir des pièces coutures émancipées de leur statut de vêtement pour devenir des objets de design à part entière. Le Blouson Teddy (2017) de Christine Phung, Grand Prix 2015 de la Cité Internationale de la Tapisserie offre par exemple une confrontation singulière entre une technique de tissage artisanal et un effet « glitch » propre à l’ère numérique. Mais la richesse de l’ensemble des œuvres réunies dans « 10 ans de création contemporaine » le prouve bien : la tapisserie a encore du fil à retordre à donner à l’art contemporain. 

Sophie Bernal

Liste des artistes :
Clément Cogitore, Mathieu Mercier, Nicolas Buffe, Marc Bauer, Jane Harris, Olivier Nottellet, Léo Chiachio, Daniel Giannone, Thomas Bayrle, Eva Nielsen, Christophe Marchalot, Félicia Fortuna, Raúl Illarramendi, El Seed, Benjamin Hochart, Cécile Le Talec, Pascal Haudressy, Marie Sirgue, Alessandro Piangiamore,  Antoine Carbonne, Diane de Bournazel, Capucine Bonneterre, Bina Baitel, Marie-Laure Bourgeois, Vincent Bécheau, Goliath Dyèvre, Quentin Vaulot, Christine Phung, Dagmar Kestner, Studio Valérie Maltaverne, Maroussia Rebecq, Kenza Drancourt, Lou Malta, Vincent Blouin, Ferréol Babin, Julien Legras, Sebastian Bergne, Sylvain Rieu-Piquet, Benjamin Graindorge

Cité internationale de la tapisserie
BP 89 – Rue des Arts
23200 AUBUSSON

https://www.cite-tapisserie.fr/fr