RÉGIS SÉNÈQUE, PASSÉ VIVANT

RÉGIS SÉNÈQUE, PASSÉ VIVANT

Vue d’exposition Régis Sénèque, Passé Vivant, Atelier Martel, Paris – photo Michel Martzloff

EN DIRECT / Exposition Régis Sénèque, Passé Vivant, Atelier Martel, Paris

Rue d’Annam. C’est de la localisation de l’agence qu’émerge l’exposition Passé Vivant, imaginée par l’artiste plasticien Régis Sénèque. Le territoire d’Annam, situé au centre actuel du Vietnam, renvoie à la période coloniale française en Indochine (1887-1954)1 et plus précisément à celle du protectorat français d’Annam (1883-1948). Cette zone d’exploitation économique pour le pouvoir colonial (extraction de matières premières) est parcourue aussi bien par la « grande histoire » que par les « petites histoires » de celles et ceux qui y ont vécu. C’est aux liens entre ces différentes histoires que l’artiste propose de s’intéresser.

En partant d’une plongée dans les archives de son passé familial, il fait ressurgir des photographies qu’il positionne sur les poteaux de l’agence. À partir d’une de ces photographies, retrouvée en marge, il reproduit le portrait d’une femme inconnue, que l’artiste a longtemps cru être son arrière-grand-mère, femme d’un gouverneur des colonies2. On y voit des mains dessinées avec précisions et un visage absent. Sans traits distinctifs, elle semble incarner les anonymes, celles et ceux dont les noms et les visages n’ont pas été retenus par l’histoire. L’évanouissement de la figure renvoie pour l’artiste à la construction de l’imaginaire familial : elle apparaît à la fois fantasme et fantôme, incarnée et anonyme.

Dans ses deux dessins, Régis Sénèque superpose aux paysages vietnamiens dessinés à la mine de plomb des portraits d’hommes, allongés et de dos. Dessinés à partir de photographies de soldats (ceux de la guerre du Vietnam), ils incarnent plus largement les silhouettes d’hommes abattus par la fatigue : celle des guerres ou celle du travail forcé pour la construction des voies coloniales fluviales et ferroviaires. Le père et les oncles de l’artiste sont des protagonistes de ces deux histoires. Ainsi, si l’extraction coloniale renvoie à celle de la terre, elle est aussi celle de la force de travail : le corps est assujetti, jusqu’à l’épuisement. Ici, l’apparente tranquillité des corps allongés questionne : s’agit-il des corps de travailleurs exploités ? S’agit-il des corps de ceux qui les ont exploités (notamment de colons en quête d’ascension sociale dans les colonies) ? S’agit-il des corps de soldats venus se battre sur le sol indochinois pendant les guerres ? Sont-ils morts ou sont-ils vivants ? L’artiste utilise l’anonymisation des corps pour opérer une rencontre entre différentes histoires. Les liens se tissent, les récits se mêlent.

L’exposition recherche un point d’équilibre entre ce passé révolu et la présence des images aujourd’hui. Les murs de l’agence sont alors recouverts d’or, de textes, d’images et de mots ; l’espace se trouve investi par le passé colonial indochinois. S’imprégnant des locaux d’Atelier Martel, notamment de sa structure en béton, l’artiste développe finalement une réflexion autour du patrimoine et de l’histoire matérielle : en investissant l’agence, il créé un parallèle entre la structure architecturale et le bagne de Poulo Condore3. Il reprend alors l’armature des poteaux et l’axe central des bureaux pour évoquer celui rectiligne de l’enfilement extérieur des cellules du bagne.

Si la colonisation se base sur un principe de dépossession (des savoirs, des langues, des terres, des usages) c’est à travers la revalorisation d’archives que l’artiste tente de dialoguer avec ce passé colonial encore vivant dans les mémoires et les lieux. Le choix de la couleur doré n’est finalement pas anodin : symbole du minerai, elle agit ici comme un détournement du passé. Elle émerge du fond noir de la toile, du béton du bâti ou de la risographie (avec ce morceau d’anthracite doré), et permet de dessiner les mots, les vestiges et les figures humaines, finalement mises en lumière.

1 Annam est placé sous l’autorité du gouverneur général de l’Indochine française (Fédération indochinoise) qui siège à Hanoï et qui centralise administrativement plusieurs territoires : Annam, Tonkin, Cochinchine, Cambodge, Laos et Kouang-Tchéou-Wan.
2 L’artiste découvre l’identité de sa véritable arrière-grand-mère vietnamienne annamite quelques années plus tard.
3 Le bagne de Poulo Condore était situé sur l’archipel éponyme, en mer de Chine méridionale (en Cochinchine) à 200 kilomètres du port de Saigon (Hô Chi Minh-Ville). Déjà utilisé par les annamites avant l’arrivée des colons, les Français y ont enfermé dès 1862 les criminels, les forçats et les opposants à la colonisation. Le bagne est resté opérationnel durant la guerre d’Indochine et la guerre du Vietnam.

Vue d'exposition Régis Sénèque, Passé Vivant, Atelier Martel, Paris - photo Michel Martzloff
Vue d’exposition Régis Sénèque, Passé Vivant, Atelier Martel, Paris – photo Michel Martzloff
Vue d'exposition Régis Sénèque, Passé Vivant, Atelier Martel, Paris - photo Michel Martzloff
Vue d’exposition Régis Sénèque, Passé Vivant, Atelier Martel, Paris – photo Michel Martzloff
Vue d'exposition Régis Sénèque, Passé Vivant, Atelier Martel, Paris - photo Michel Martzloff
Vue d’exposition Régis Sénèque, Passé Vivant, Atelier Martel, Paris – photo Michel Martzloff
Vue d'exposition Régis Sénèque, Passé Vivant, Atelier Martel, Paris - photo Michel Martzloff
Vue d’exposition Régis Sénèque, Passé Vivant, Atelier Martel, Paris – photo Michel Martzloff
Vue d'exposition Régis Sénèque, Passé Vivant, Atelier Martel, Paris - photo Michel Martzloff
Vue d’exposition Régis Sénèque, Passé Vivant, Atelier Martel, Paris – photo Michel Martzloff