APOLLINE DUCROCQ, LES ÎLOTS BLEUS
Apolline DUCROCQ, vue de l’exposition « Les Îlots bleus », 2024, Frac Grand Large, Dunkerque © Photo : Paul Tahon
FOCUS / Apolline Ducrocq, Les Îlots Bleus
Par Doriane Spiteri
Exposition réalisée dans le cadre du dispositif de résidence ARCHIPEL piloté par le Frac Grand Large en lien avec les écoles d’arts plastiques de Lille et de Denain, avec le soutien de la DRAC Hauts-de-France. Avec le soutien de l’entreprise Ramery Génie Civil.
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« La main arrache le toucher à sa passivité réceptive, elle l’organise pour l’expérience et pour l’action. Elle apprend à l’homme à posséder l’étendue, le poids, la densité, le nombre. Créant un univers inédit, elle y laisse partout son empreinte. Elle se mesure avec la matière qu’elle métamorphose, avec la forme qu’elle transfigure. Éducatrice de l’homme, elle le multiplie dans l’espace et dans le temps. »
Henri Focillon, « Éloge de la main »1
Observatrice attentive des lieux de transformation, friches et chantiers, Apolline Ducrocq cherche à révéler la poésie cachée dans les interstices, dans les vestiges et les métamorphoses de notre environnement urbain. Défini comme un lieu de construction, le chantier représente aussi le travail en cours, l’élaboration, le processus de transformation. Il est un espace, un travail et un état : « […] ce terme désigne le plus couramment, tout à la fois, un entassement de matériaux, le fait de commencer quelque chose, voire familièrement le bazar et le désordre. Dans tous les cas, le chantier qualifie non l’ouvrage réalisé, le finito, mais à l’inverse le travail en cours2 ».
Issue d’un environnement familial imprégné par les rénovations de maison, ces non-lieux représentent pour Apolline Ducrocq de véritables terrains de jeu, d’aventure et d’imaginaire. Éveillée au monde qui l’entoure, elle tisse des récits à partir d’éléments dénichés. Tas de gravats, espaces en destruction ou en rénovation, pelleteuse et engins figés, matériaux en attente, sont autant de formes auxquelles elle porte une attention particulière. Elle s’intéresse à leur positionnement dans l’espace, leurs dimensions, leurs textures et échelles.
En immersion dans ces espaces transitoires, elle collecte des matériaux, prend des mesures et des photographies, provoque des échanges avec les ouvriers. Elle récupère des fragments de réalité pour transformer les formes et les matériaux en éléments narratifs porteurs d’histoires. Sculptures, assemblages, photographies, sérigraphies ou risographies : toutes ses œuvres revêtent une dimension sculpturale. Son processus d’archivage et de collecte témoigne de son attention pour un site, un territoire donné afin d’en explorer les formes, les volumes, les gestes et la matière pour révéler ce qui est voué à l’enfouissement ou à la disparition. Les gestes et techniques d’artisans et d’ouvriers en bâtiment que l’artiste a hérité de son père, lui permettent une autonomie de réalisation, une compréhension des processus pour nouer des échanges fructueux avec les ouvriers qui se prêtent au jeu en l’accompagnant dans ses projets.
Apolline Ducrocq prête autant d’attention à la forme qu’à son fond : elle grave une photographie de godets de pelleteuse se regardant sur une plaque BA13 hydrofuge, réalise une impression dentelle sur carreaux de céramique pour faire honneur à une salle de bain en rénovation, remplit d’huile de vidange usagée des carreaux en métal, sérigraphie sur carrelage des photographies d’engins de chantier, de débris de mortier ou de carcasses de voitures. Le support de l’œuvre, son installation dans l’espace, est toujours réfléchi selon les codes du bâtiment. Des poutres en bois gravées du nom de rues sont présentées sur des fourches en acier identiques à celles des transpalettes, des photographies grand formats sont installées sur un rail pour placo, un drapé de revêtement de sol est délicatement posé sur un échafaudage. Les objets de manutention et de déplacement deviennent des œuvres, des bacs de criée sont les contenants de sérigraphies sur BA13, une sangle de levage est délicatement brodée. En puisant dans des matériaux tels que le béton, le métal, le carrelage ou le plâtre, elle explore les textures et leurs possibilités insoupçonnées, composant ainsi un univers singulier empreint de beauté et de sensibilité.
En prélevant des matériaux, en déplaçant les formes et en interprétant leurs postures, Apolline Ducrocq ralentit les chantiers et insuffle un décalage face au réel. Le chantier, le terrain vague, deviennent des espaces de possibilités, d’attente et de promesses. Les machines à l’arrêt, la structure exposée d’un bâtiment mis à nu révèlent son impermanence, un espace qui échappe au temps, entre ruine et construction. À partir de cette théâtralité du monde urbain, elle élabore une poétique du chantier marquée par la mobilité des choses.
Dans le cadre de la résidence ARCHIPEL, Apolline Ducrocq a été accueillie au sein des écoles d’art amateur du CAPV de Lille et de l’école d’art de Denain. À Wazemmes, elle porte son regard sur le marché, ses déplacements de camions blancs tagués et de marchandises en cagettes. L’artiste pour qui la mécanique a autant d’attrait que le monde du chantier, observe le ballet de ces Renault Master transformés en murs d’expression mobiles. Elle projette alors de concevoir un capot de camion à l’échelle 1 en cagettes de marché. À Denain, elle s’intéresse à la marbrerie et à l’ancienne usine de sidérurgie Usinor fermée depuis 1988 laissant place à un grand parking. Elle récupère des photographies d’archives et notamment celle d’une jeep intitulée « L’accident ». Elle imprime alors cette photographie aux dimensions de la calandre de la jeep. Transformant les formes issues d’un site dans l’espace d’exposition, sa démarche incarne une exploration des ruines et des chantiers comme lieux de mémoire et invite à réfléchir sur la nature changeante du monde et les possibilités créatrices qui émergent de cette impermanence.
Si ces lieux de résidence ont nourri sa pratique, sa technique et ses réflexions, c’est un chantier à Dunkerque qui requiert toute son attention. À Malo-les-bains, elle est attirée par les escaliers extérieurs des îlots bleus qui font l’objet d’un plan de ravalement obligatoire. Inspirée du modernisme, la résidence des îlots bleus est un témoin de l’architecture balnéaire des années 1950. Sur la digue de Dunkerque, cet ensemble d’immeubles au parement composé de béton bleuté et de nodules de quartz blanc, connaissent alors une attention particulière, 60 ans après leur construction. Présente lors des travaux de rénovation de l’escalier extérieur, l’artiste est interpellée par le côté factice de cette destruction pour une reconstruction à l’identique en béton. En complicité avec la boîte de béton Ramery Génie Civil en charge du chantier, elle récupère les matériaux d’origine, fers à béton, gravats et formes circulaires. Avec l’aide des ouvriers, dans leur entreprise, elle cintre les fers à béton pour trouver les bonnes courbes.
Dans la rue intérieure du Frac Grand Large, une grande pièce en acier formant une structure en demi-cercle vide, remplie en son centre de gravats, semble en équilibre précaire, dans un mouvement suspendu. À l’intérieur, plusieurs autres sculptures aux formes courbes et sinueuses reprenant le vocabulaire graphique et les mesures précises des escaliers, apparaissent comme des formes fantômes. Ces structures en fil à béton prennent des poses chorégraphiques. Au centre de la pièce, le coffrage en bois pour mouler le béton s’expose dans une scénographie théâtrale. Il témoigne du processus de création, de la transformation.
Au mur, des pavés de béton granuleux issus de gravats ont été minutieusement découpés, meulés, poncés et polis sur l’une des faces par l’artiste pour retrouver le quartz bleu, leur conférant un style terrazzo et ainsi révéler leur beauté. Un plan 3D des escaliers sérigraphié sur des plaques en métal prend une forme futuriste, entre dessin technique et vaisseau spatial. Exposés à l’entrée de l’exposition, des plans vus de haut des escaliers, un plan coffrage des fondations et un plan coffrage de la structure en béton s’apparentent à des plans d’évacuation. Des photographies prises par l’artiste sur le terrain, dont elle a réalisé des tirages en risographie, se transforment en images d’archive.
Accordant une place importante à la manutention, ses gestes, ses outils et ses mesures, chaque positionnement dans l’espace est réfléchi en référence au site d’origine ou aux codes habituels du BTP : socles en bois, distance entre les pavés de béton, cimaises en piliers en bois.
À partir des îlots bleus, pourvoyeurs de formes, de matériaux bruts, Apolline Ducrocq élabore une esthétique du fragment. La scénographie de son exposition joue avec les échelles et les équilibres, le vide et le plein, les prélèvements et les mesures, le brut et le sensible. En mémoire d’un lieu précipité dans l’oubli, son installation apparaît comme une écriture du temps, un théâtre des opérations. Usant d’un principe de répétition et de permutation emprunté à l’industrie du bâtiment, les œuvres confrontent, obstruent et entravent le regard. Les formes agissent avec l’espace et mettent en valeur le travail de la main et les qualités de la matière. En redonnant vie à des matériaux bruts, témoins du passage du temps, l’artiste développe une pratique de l’inachevé et du précaire. Ces œuvres aux matériaux pauvres célèbrent la fragilité dans la rudesse, la beauté cachée dans le matériau brut. L’œuvre témoigne de son élaboration, elle présente sa propre mémoire.
Apolline Ducrocq interroge notre rapport à l’espace et à la mémoire collective en invitant à réfléchir sur les traces du passé qui persistent dans le présent. En engendrant de nouvelles formes, à la fois modestes et spectaculaires, à l’échelle d’un corps perceptif, l’artiste produit un jeu de collisions entre différentes temporalités.
1. Henri Focillon, « Éloge de la main », in Vie des formes (1934), PUF, 1990, p.112.
2. Paul Ardenne, « Exposer l’énergie : l’art contemporain en (quelques-uns) de ses chantiers », in Ligeia 2010/2 (n°101-104), p.173-181.