Mélanie Courtinat, Safe

Mélanie Courtinat, Safe

FOCUS / Safe installation interactive en réalité augmentée de Mélanie Courtinat
par Benoit Palop

Safe: Cette installation interactive en réalité augmentée de Mélanie Courtinat explore l’ambivalence du sentiment de sécurité.  
Et pour tous les gamers qui ne sont pas étrangers à la notion de point de sauvegarde, il y a plusieurs degrés de lecture.

Quoi qu’on puisse en penser, le jeu vidéo est aujourd’hui devenu indissociable de certaines pratiques artistiques et créatives qui ont émergé pendant l’ère digitale. Bien que le jeu en temps que médium soit encore pris de haut par une poignée de réfractaires et rabat-joies, c’est un fait. Point. 

Malgré qu’il soit désormais synonyme d’un véritable phénomène culturel de masse, nombre de ces créations artistiques influencées par le jeu vidéo demandent quelques références afin de faciliter leur lecture et leur appréhension – du moins, ces références vous ouvriront un accès à la warp-zone. En effet, si votre culture vidéoludique se limite à FIFA, Fortnite et Among Us, comparables à des blockbusters au cinéma, vous passerez probablement à côté de tout un pan fascinant de cette culture gaming. Au sein de ces créations, les angles de lecture sont néanmoins souvent multiples, tout autant que les manières de les appréhender. Tout le monde y trouvera son compte: fans de technologie, amateurs d’art (digital ou non), geeks ou simples curieux. Entre autres. 

Artiste française et designer d’interaction vivant et travaillant à Paris, Mélanie Courtinat est l’une de ces artistes dont la pratique est fortement influencée par le jeu vidéo, mais au-delà de créer à travers ce médium, elle va plus loin en s’intéressant à ce qui constitue un jeu, des mécanismes de gameplay jusqu’aux possibilités de storytelling interactif inépuisables. 

Sa plus récente création, Safe, est une installation interactive et immersive passant par une interface en réalité augmentée qui questionne le mécanisme vidéoludique du point de sauvegarde et fait état de son ambivalence. Bien connu par nombre de joueurs, un Savepoint ou un Checkpoint pourrait se définir comme la zone permettant de sauvegarder sa partie et sa progression, mais est aussi un espace comme intemporel, un moment de calme, de repli et de délivrance qui engendre cependant un sentiment d’incertitude et d’angoisse car cette accalmie ne peut qu’être éphémère.

Pour tous ceux qui connaissent cette sensation d’être chassé par le Nemesis et de trouver – enfin – une Save Room au détour d’un couloir sombre, vous savez de quoi je parle. Pour les autres, je vous invite à faire un détour à la galerie Charlot et d’expérimenter Safe, faisant partie de l’exposition Origin’Elle, group show visible jusqu’au 7 mai. Coincé à Tokyo à cause du Covid, je n’ai malheureusement pas pu m’y rendre moi-même, mais j’ai grappillé quelques infos à Mélanie.

Safe installation interactive en réalité augmentée de Mélanie Courtinat
Safe installation interactive en réalité augmentée de Mélanie Courtinat

Benoît : Pour proposer une œuvre qui explore le point de sauvegarde dans le jeu vidéo et qui s’active lorsqu’on marche sur une zone lumineuse au sol, tu dois être sacrément fan de RPG (role playing game). C’est quoi ton titre préféré et pourquoi ?

Mélanie: Je dirais que l’un des jeux qui m’a le plus marquée le plus jeune, c’est effectivement le RPG Tales of Symphonia sur Gamecube. Je tenais des blogs dessus du type « xxx-tal3s-0f-f0r3v3r-xxx.skyblog.com », ma première adresse mail (que j’utilise toujours ponctuellement d’ailleurs haha) c’est le nom d’un des personnages du jeu, avec “888” après, parce que ça fait + stylé.
Je crois que j’aimais aussi autant ce jeu parce qu’à l’époque j’ignorais tout des mécanismes de gameplay classiques, j’avais très peu joué avant, donc tout était nouveau et magique. J’éprouve une certaine nostalgie pour ces moments ou, face à un puzzle dans un temple, mon petit frère et moi on devait réfléchir très fort à ce que signifiaient les mystérieuses énigmes sur les murs qui faisaient référence par exemple à des « géants qui regardent vers l’est ». Aujourd’hui, j’en déduis direct qu’il faut orienter un machin vers la droite dans le puzzle pour progresser, et mon expérience de jeu n’a plus tellement la même saveur.

Je vois. On est un peu tous dans le même bateau finalement, notre façon et nos raisons de jouer évoluent avec le temps. J’ai l’œil et il me semble que Tales of Symphonia n’est pas ta seule inspiration pour cette installation. Resident Evil peut être. :)

Le design de la marque lumineuse au sol est un hommage direct à Tales of Symphonia, mais en effet je me suis aussi pas mal inspirée du concept de Save Room de la franchise Resident Evil. J’ai beaucoup écouté les bandes-sons associées en créant l’œuvre, et je suis d’ailleurs tombée un soir sur un commentaire Youtube qui incarne parfaitement l’émotion que je cherche à cristalliser avec Safe, cette ambivalence entre sécurité et danger.

Pourrais-tu me donner des détails sur l’aspect technique de cette œuvre ? Ton workflow, les outils et softwares que tu as utilisés…

Techniquement, j’utilise une petite caméra volumétrique qui, au-delà de me renvoyer des informations classiques comme la couleur ou la lumière, à la particularité de capturer aussi la profondeur de ce qui se trouve devant elle. Je viens récupérer cette information dans l’espace et j’utilise alors Unity pour réinterpréter esthétiquement et en temps réel ce volume, avec plein de post-processing pour lui donner ce côté éthéré.

Comment la technologie vient-elle renforcer la trame narrative et ce sentiment de sécurité passagère, aspect central de l’œuvre ?

La technologie que j’emploie est le médium permettant le passage vers l’œuvre. On ne regarde pas la caméra mais on regarde ce qu’elle renvoie, c’est-à-dire son propre reflet, ici la technologie a un statut d’outil. Elle autorise l’existence de Safe, mais elle n’est pas l’œuvre.

Dans ce cas, qu’est ce qui constitue l’œuvre ?

L’œuvre c’est l’espace de l’installation, et pas ses composants.

J’aimerai savoir ce que l’aspect interactif apporte aux visuels qui sont générés d’un individu à l’autre ? En quoi sont-ils différents ?

L’interactivité permet que chaque expérience utilisateur soit unique. Comme c’est en direct, chaque visiteur se voit (il reconnaît les contours de sa silhouette, les couleurs de ce qu’il porte, ses mouvements) pénétrer dans l’espace à sa manière et interagir avec l’œuvre selon sa temporalité. Libre à lui de s’y attarder ou de passer vite, de chercher à comprendre comment ça marche, ce sont ses choix. Lui laisser cette liberté, lui donner cette place centrale au sein de l’œuvre, c’est quelque chose qui me touche beaucoup dans l’art interactif.

J’imagine que la manière de comprendre et d’appréhender Safe est différente selon si on connaît les références ou pas. L’expérience est-elle aussi pertinente pour une personne qui ne connaît rien à la culture gaming ?

Oui c’est sûr que l’œuvre sera perçue différemment selon la personne, son vécu, sa culture, mais je fais en sorte que si le public n’a pas la ref’, il puisse quand même apprécier l’œuvre à sa manière. C’est un point vraiment important pour moi, que mes œuvres aient plusieurs degrés et angles de lecture. Si quelqu’un trouve juste un plaisir esthétique à Safe et considère ça comme une expérience fun et jolie, c’est tout à fait OK. Si le spectateur n’a pas envie d’en savoir plus, c’est son choix, je ne vais pas le forcer à lire un cartel long comme un bras avant de l’autoriser à pénétrer au cœur de l’œuvre. Je ne réserve pas mes œuvres aux initiés, je ne suis pas élitiste. C’est uniquement si le spectateur a envie d’aller au-delà que je peux ensuite lui proposer d’en apprendre plus, et à ce moment-là parler des références gaming.
Cela dit, pour expliciter Safe je peux aussi utiliser la parabole du jeu de chat perché, et comparer l’émotion ressentie dans un point de sauvegarde à celle qu’on pouvait éprouver lorsqu’on était perchés, se sentir en sécurité l’espace d’un instant, tout en sachant qu’éventuellement et incessamment il faudrait bien quitter cet espace.

Enfin, As-tu des projets sur le feu ? C’est quoi la suite pour toi ?

Oui ! En ce moment, je développe un visual novel type jeu d’horreur, assez personnel et court, dans la lignée de Faith et des jeux SCP. Je le publierais sur Steam et Itch.io incessement sous peu !

Merci Mélanie.