JEONGMOON CHOI

JEONGMOON CHOI

L’artiste Jeongmoon Choi avec Felizitas Diering, Directrice du FRAC Alsace. 
©Frac Alsace, 2020 Photo : Pierre Rich

ENTRETIEN / L’artiste Jeongmoon Choi en conversation avec Felizitas Diering, Directrice du FRAC Alsace à l’occasion de l’exposition Jeongmoon Choi : Le Pouls de la Terre

FD : Vous appartenez à une diaspora d’artistes sud-coréens en Europe et, comme la majorité d’entre eux, vous avez d’abord étudié la peinture à Séoul. Pendant et après vos études artistiques à Kassel avec Rob Scholte et Olaf Nicolai, votre travail mûrit en de nouvelles formes de dessin aux origines diverses dans lesquelles l’espace joue un rôle important, que ce soit en tant qu’espace bi-dimensionnel, imaginé et dessiné ou en tant qu’espace tridimensionnel physique et expérimental. Célèbres sont vos installations à lumière noire, une combinaison de matériaux avec lesquels vous travaillez depuis 2006. Comment êtes-vous passé de la peinture au fil et à la lumière noire qui fait briller vos fils tendus comme des lignes dans l’espace ? 

JC : En Corée, ma peinture se rapprochait de l’expressionnisme allemand. Même à l’époque, je voulais m’éloigner lentement de ma technique et de mon style de peinture. Je voulais réduire les formes de représentation et ne travailler qu’avec des lignes et des surfaces. Je peignais de très grands formats, parfois sur des toiles de 6-7m de long et même cette surface ne me suffisait souvent pas. Plus tard, j’ai remarqué que cela n’avait rien à voir avec la surface, mais que je m’intéressais à l’expansion dans l’espace tridimensionnel. Pendant mes études en Corée, je faisais partie d’un groupe de travail sur l’art et l’architecture, je connaissais de nombreux architectes et j’étais fascinée par les nouvelles formes de construction. J’ai même voulu étudier l’architecture après avoir terminé mes études d’art. Quand je suis venue en Allemagne pour mon second diplôme, j’ai commencé à me séparer lentement de la peinture et à passer de la surface à l’espace. J’ai cherché des outils qui pourraient remplacer les pinceaux et les peintures à l’huile et avec lesquels je pourrais travailler simultanément et librement avec des lignes, des surfaces et des couleurs. Un jour, j’ai vu dans une vitrine une décoration avec de nombreux fils de différentes couleurs et épaisseurs. J’ai commencé à utiliser ce matériau et à dessiner avec, au lieu d’utiliser des pinceaux et de la peinture à l’huile sur la toile et sur le papier. Plus tard, j’ai apporté mes dessins dans la pièce et j’ai développé des formes en deux et trois dimensions avec du fil, avec un intérêt croissant pour l’espace et l’architecture. C’est ainsi que je suis arrivée à la lumière noire. À la lumière du jour, mes dessins doivent se battre avec l’espace environnant pour attirer l’attention du spectateur, et dans certaines pièces, ils ne sont même pas visibles. J’ai donc eu une idée : je pourrais assombrir la pièce, mais cela rendrait aussi mes fils invisibles. La solution a été la lumière noire, avec laquelle je peux éclairer de manière sélective. Les lignes ressortent et l’espace environnant s’éloigne. 

FD : Votre travail sera montré dans le cadre de l’extension du dessin ainsi que dans le contexte de l’art lumineux, de l’architecture ou de l’art dans l’espace public. Il y a une proximité avec l’art concret et l’Op Art. Quels sont les artistes et les formes d’art qui vous ont inspirés dans votre carrière artistique ?

JC : Avec l’abandon de l’expressionnisme, je me suis intéressée à l’art concret, à l’art minimal et à l’op art. En tant que principal théoricien de l’art concret, Max Bill décrit une relation entre l’art et les mathématiques qui est pertinente pour nombre de mes œuvres, et aussi pour « Le Pouls de la Terre ». Je traduis la structure mathématique et scientifique des enregistrements sismiques en structures géométriques concrètes dans l’espace.

Le transfert de l’Op Art dans un espace tridimensionnel a été entrepris par Jesus Rafael Soto, entre autres, dont les œuvres invitent les visiteurs à interagir avec l’installation. Pour mon travail, j’utilise des données scientifiques comme base, je les transfère dans des représentations en deux et trois dimensions et je permets aux visiteurs d’interagir avec l’installation. Ce n’est que plus tard que j’ai vu des œuvres de François Morellet, et ses œuvres sont toujours une source d’inspiration pour moi. Je n’ai appris à connaître les œuvres de Fred Sandback qu’après avoir travaillé avec des fils pendant deux ou trois ans. Notre travail présente de nombreuses similitudes. C’est un sculpteur qui construit des sculptures minimalistes avec un fil dans l’espace et je suis une dessinatrice qui utilise le fil pour créer des dessins libres dans l’espace. « La ligne est un tout, une identité, pour un lieu et un temps particuliers. » Cette déclaration de Fred Sandback caractérise également mon travail. 

FD : Vous exposez dans des lieux d’art renommés, dans des musées et des galeries, mais aussi dans des festivals, des biennales et des événements dans l’espace public. Je me souviens de votre exposition « Welle » au KaDeWe, la vitrine la plus populaire et donc la plus chère de Berlin, que vous avez montée en très peu de temps et en équipe de nuit. Que ce soit au festival Al Hosn à Abu Dhabi, au 14e étage d’un hôtel Renaissance à Dubaï ou dans la salle du clocher de l’église St Andreas à Hildesheim, vos œuvres se déroulent dans les contextes culturels et sociaux les plus divers et transforment des lieux très différents. Entre planification précise et improvisation sur place, comment parvenez-vous à créer à chaque fois de nouvelles œuvres spécifiques qui répondent aux particularités des lieux et de leurs contextes ?  

JC : Toute installation commence par le lieu. Parfois, je dois être très précise : mesurer, calculer, planifier et élaborer un concept détaillé. Mais parfois, je me laisse inspirer par le lieu. Idéalement, j’ai la possibilité d’inspecter le lieu au préalable. Ensuite, je planifie avec le plan et les photos de la salle. Parfois, je construis un modèle du lieu ou alors je crée un plan de la pièce avec un programme en 3D. J’y trace les premières lignes et je commence par la conception. En fonction de la situation du lieu, je développe mon concept. Souvent, j’ai immédiatement une image dans la tête lorsque je visite ou que je vois des photos. Lorsque je travaille dans l’espace public, il y a des incidents et des obstacles imprévus qui me forcent à improviser et auxquels je dois adapter mon concept. L’installation d’une œuvre a un aspect très méditatif. Ce sont toujours les mêmes mouvements et gestes, mais en même temps, elles demandent beaucoup de concentration pour que tous les fils soient tendus avec la même force.

FD : Est-ce parfois un obstacle pour vous que votre travail artistique soit si visuellement séduisant ? Etes-vous souvent sollicitée par des entreprises qui souhaitent que vous mettiez en scène leurs produits à travers votre travail artistique.

JC : Je ne vois pas cela comme un obstacle, j’ai juste besoin de savoir exactement ce que je veux moi-même. Découvrir et connaître les limites facilite la décision pour ou contre un projet. Mon travail est reconnaissable et le public ne se souvient pas nécessairement de mon nom, mais il se souvient très bien de mon travail. En tant qu’artiste, je considère que c’est un grand avantage.

FD : Avec une petite équipe d’assistants artistiques, vous voyagez à travers le monde, travaillant souvent pendant plusieurs semaines sur une installation qui n’est parfois visible que quelques jours. Votre travail n’est pas seulement conceptuel, mais aussi physique, il prend du temps et exige un savoir-faire précis et de la patience. 

JC : Je pense qu’il faut d’abord aimer le travail, ensuite vient la compétence. Grâce à mes études en Corée, je suis très habile dans l’artisanat et j’ai beaucoup de patience, surtout dans mon travail artistique. C’est pourquoi je maîtrise mon travail et je l’aime.

Je travaille avec la répétition des lignes et cela conduit automatiquement aux mouvements répétés. Le temps joue également un rôle dans ce domaine. Tracer une ligne signifie prendre une décision. La ligne est comme un chemin, une décision dans la vie, où aller. 

FD : Vous traitez des relations entre la technologie, les données scientifiques et les réalisations de la civilisation d’une part, et de la destruction de la nature et ses conséquences sous forme de catastrophes, d’autre part. Le thème des tremblements de terre est un thème récurrent dans votre sculpture interactive : « Seismic Memorizer » (2015), qui bouge lorsque les visiteurs y entrent; dans « Welle » (2018), une installation dans laquelle vous visualisez les valeurs des tremblements de terre à l’échelle de Richter dans le monde ces dernières années, ou dans vos œuvres en deux dimensions « Tectonic Score », où les dessins de fils et les traductions de codes-barres comme « Tohoku, 9.0Mw, Japan, 11 Mar. 2011 ». Votre installation « The Pulse of the Earth », que vous avez créée pour le FRAC, est également une traduction visuelle du sismogramme du séisme de la mer de Tohoku, qui a provoqué un tsunami avec plus de 22 000 morts et a conduit à la catastrophe nucléaire de Fukushima. D’où vient votre intérêt spécifique pour ce sujet ?

Tohoku, 9.0Mw, Japan, 11 Mar. 2011, fils, cadres, en trois parties, 2019. ©Frac Alsace, 2020, ©Jeongmoon Choi. Photo : Pierre Rich.
Tohoku, 9.0Mw, Japan, 11 Mar. 2011, fils, cadres, en trois parties, 2019. ©Frac Alsace, 2020, ©Jeongmoon Choi. Photo : Pierre Rich.

JC : J’ai vécu un tremblement de terre à Athènes en 2013 lorsque j’y étais pour une exposition. Ce n’était rien comparé au tremblement de terre de Tohoku. Mais j’ai eu très peur et j’ai senti les mouvements et les vibrations de la plaque. C’était un sentiment très étrange que je ne peux pas oublier. Mon pays d’origine, la Corée, est très proche du Japon, où les tremblements de terre sont fréquents. Les tremblements de terre au Japon font l’objet d’une couverture médiatique importante et, depuis 2016, la Corée a connu des tremblements de terre beaucoup plus fréquents sur la côte Est, qui borde le Japon, de nombreuses raisons peuvent expliquer la fréquence accrue des tremblements de terre en Corée : les essais nucléaires nord-coréens, la centrale géothermique de Pohang (Corée), et les forts tremblements de terre au Japon, en particulier celui de Tohoku en 2011, qui a modifié les caractéristiques géologiques de la péninsule coréenne et augmenté le risque de séisme. La technologie que les gens ont inventée et développée et qu’ils essaient de contrôler est, à mon avis, incontrôlable et conduit souvent à des dommages irréparables sur la terre. Mon travail peut donc être lu comme une critique technologique, surtout dans ma série de travaux sur les codes-barres. 

FD : « The Pulse of the Earth » consiste en une installation spatiale de fils, de lumière noire et de son, ainsi qu’en une activation performative sous forme de danse, qui peut être vue comme une vidéo dans l’exposition. L’installation sonore est basée sur l’échographie des battements de votre cœur, enregistrée dans le service de cardiologie de la clinique de la Charité de Berlin et qui a été traduite dans les fréquences du sismogramme de Tohoku en collaboration avec un technicien du son. Le pouls humain et le pouls imaginaire de la terre se confondent. Pour la première fois, vous travaillez avec des danseurs et un chorégraphe du Théâtre Physique pour cette exposition. Ces collaborations interdisciplinaires dans le domaine artistique et scientifique peuvent-elles être considérées comme une nouvelle tendance et une extension de vos œuvres plastiques et visuelles ?

The Pulse of the Earth, ©Frac Alsace, 2020, ©Jeongmoon Choi. Photo : Pierre Rich.
The Pulse of the Earth, ©Frac Alsace, 2020, ©Jeongmoon Choi. Photo : Pierre Rich.

JC : Je travaille de plus en plus souvent sur des sujets scientifiques et il est très intéressant d’approfondir d’autres contextes. Mes œuvres laissent des impressions visuelles très fortes et je suis attirée par l’idée de les enrichir de considérations et d’expériences conceptuelles. La relation entre le corps et son environnement est un thème récurrent dans mon travail. Cependant, c’est la première fois que je travaille avec des artistes d’autres disciplines. Je trouve très excitant la façon dont nous pouvons comprendre et développer des œuvres ensemble avec différents langages et méthodes artistiques.

FD : Pour votre exposition personnelle au FRAC, j’avais imaginé une installation qui fonctionne aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur. Grâce à l’architecture de verre, l’exposition devient une sorte d’œuvre nocturne dans l’espace public. Vous aviez déjà conçu une exposition de vitrines pour le grand magasin KaDeWe à Berlin et travaillé également sur le thème intérieur/extérieur dans la bibliothèque municipale de Sankt Augstin. Comment avez-vous réagi à l’architecture et aux conditions de l’espace avec votre installation ? 

JC : J’avais réalisé une installation dans l’espace public de la Linienstraße à Berlin (2012) (https://vimeo.com/53744231). En hiver, le travail était éclairé à la lumière noire pendant trois mois. À l’époque, c’était un nouveau défi pour moi, l’expérience de la lumière et des changements de couleur pendant l’exposition. Le projet dans la vitrine du KaDeWe était quelque peu différent, car il y avait une vitre entre l’intérieur et l’extérieur, comme au FRAC Alsace. La séparation spatiale transparente dans l’architecture du FRAC montre une relation entre l’habitat et la Nature, un des thèmes récurrents dans mon travail artistique. L’exposition dure près de 6 mois et selon les heures de la journée, différents aspects sont mis en lumière. À la lumière du jour, l’installation est perçue comme une construction et, par rapport à l’espace et à l’architecture, l’ensemble de la construction fait partie de l’œuvre d’art. Lorsque le soleil se couche lentement, le contraste entre les lignes et l’environnement augmente et les couleurs changent. À travers les murs peints en gris foncé en arrière-plan, les lignes de l’installation se mettent en évidence et nous rappellent les formes numérisées. La lumière UV permet de séparer l’installation de son environnement. J’espère que les visiteurs pourront vivre l’exposition dans la lumière et l’obscurité, non seulement de l’extérieur mais aussi de l’intérieur. La lumière noire permet une expérience immersive et l’interaction temporelle et physique du corps et de l’espace.

FRAC Alsace
1 route de Marckolsheim
67600 SÉLESTAT

Exposition Jeongmoon Choi : Le Pouls de La Terre, du 29 février au 16 août 2020

Les horaires d’ouverture de l’exposition varient en fonction de la lumière naturelle.

www.frac.culture-alsace.org