LE FUTUR DERRIÈRE NOUS

LE FUTUR DERRIÈRE NOUS

Stefano Serretta, SUTRA (69-79), 2022

ENTRETIEN / Roberta Garieri et Marco Scotini commissaire de l’exposition Le Futur derrière nous,
du 11 juin au 28 août 2022, Villa Arson, Nice 

Sur le désir de sortir du temps linéaire

Le futur derrière nous. Une conversation avec Marco Scotini

Roberta Garieri : Le futur derrière nous, l’exposition dont tu es le commissaire à la Villa Arson à Nice – qui ouvrira bientôt ses portes (12 juin – 28 août 2022) – a un titre évocateur. Cela me rappelle le concept d’eingendenken, développé par Ernst Bloch dans L’esprit de l’utopie (1918) et repris plus tard par Walter Benjamin. Traduit par « immémoriser », il suggère « la renaissance d’une potentialité qui attend toujours d’être réalisée », de passés incomplets ou inachevés. Que peux-tu nous dire à ce sujet ? 

Marco Scotini : Le futur derrière nous, comme toutes les autres expositions dont j’ai été le commissaire, porte à nouveau sur la question de la mémoire. Cet espace archéologique qui accompagne chacune de mes expositions est tout sauf une soustraction du présent. Au contraire, c’est une autre façon d’adhérer à son propre temps : jamais réconciliée, beaucoup plus radicale, moins assouvie de ce qui apparaît. Une manière qui ne se lasse pas de fixer l’ « obscurité singulière » de notre époque, comme dirait Agamben. Mais je ne pense pas qu’il y ait là quoi que ce soit de messianique ou d’utopique, comme chez Benjamin ou Bloch. Il s’agit plutôt d’un désir de sortir de la sainte trinité du temps linéaire : celui selon lequel il y a toujours un présent à vivre, un passé qui le précède, ainsi qu’un futur qui le suit. Mon idée du temps, au contraire, est celle qui le voit, à chaque fois, comme divisé en virtuel et actuel, et non en « avant et après ». Il n’y a jamais de présent qui ne soit entouré d’images virtuelles, d’images d’un passé qui, en tant que tel, est préservé et reste à l’état potentiel (ses tentatives ratées, ses possibilités perdues, ce qui attend encore d’être réalisé). Cette idée du temps, dans Le futur derrière nous, est confrontée aux fantômes des années 1970, la saison la plus riche en conquêtes sociales, en formes émancipatrices et en créativité que l’Italie ait connue. Quelque chose, cependant, que notre culture a ensuite supprimé de manière traumatique et que les générations qui ont émergé depuis les années 1990 ont ressenti le besoin de redécouvrir, en se positionnant dans cet écart temporel, dans cet anachronisme idéologique. De ce point de vue l’État italien n’a jamais cessé de poursuivre une répression et une réécriture de cette histoire là : aujourd’hui avec l’opération « Ombres Rouges » le gouvernement italien demande au gouvernement français l’extradition exceptionnelle de plusieurs asilé.es italiens. Cette extradition demandée 40 ans après les faits se trouve être, vu l’âge des personnes concernées, une véritable condamnation à mort derrière des barreaux. C’est pourquoi l’exposition de la Villa Arson est articulée sur une double couche temporelle. Elle présente la scène artistique contemporaine et, en même temps, elle fait émerger des figures et des histoires des années 1970 : tout le virtuel qui est encore parmi nous, même si nous ne le voyons pas. Et c’est parce que quelqu’un nous l’a caché.

RG : Tous ceux qui connaissent ta trajectoire théorique et curatoriale savent que la question de la mémoire – et plus précisément de la politique de la mémoire associée à la capacité des arts visuels à réinterpréter des passés et des présents traumatiques – est une constante. Comment ce fil conducteur accompagne-t-il ta réflexion et quelle peut être la contribution spécifique pour repenser l’art et, en général, la production culturelle italienne ?

MS : J’ai consacré deux grandes expositions à l’histoire artistique italienne des années 1970, toutes deux au FM Centro Arte Contemporanea de Milan, entre 2016 et 2019. La première, intitulée L’Inarchiviabile (L’Inarchivable), portait sur la naissance de la multitude contemporaine et ses effets sur l’art et la culture, la seconde, intitulée Il Soggetto Imprevisto (Le Sujet Imprévu), redécouvrait la relation entre l’art et le féminisme en Italie. Dans les deux cas, le problème n’était pas seulement de faire remonter à la surface ce qui avait été enlevé ou enterré, mais d’en donner une interprétation (à l’aide de preuves) non conforme et antagoniste aux étiquettes attribuées à l’ensemble de la période. Disons que ma génération et moi-même avons été formés dans l’ombre des « anni di piombo » (années de plomb), dont nous aurions dû nous tenir à distance. Si cette formule politique sommaire a circulé dès 1981, avec la sortie du film allemand Die bleierne Zeit réalisé par Margarethe von Trotta, elle est devenue avec le temps une définition historique sombre des années 1970. Une définition qui était une liquidation totale de ce grand mouvement révolutionnaire, réduit à la lutte armée, au terrorisme, à la violence étudiante et ouvrière. Carla Lonzi meurt en août 1982, Mario Mieli se suicide en mars 1983 et, peu après, les veline (showgirls) entrent en scène, avec le monopole médiatique et politique de Berlusconi – sur les traces d’une république sud-américaine. L’idéologie du Made in Italy dans les domaines de la mode et du design ferait le reste. En art, un retour à la peinture sera proclamé. 

Les deux expositions mentionnées ci-dessus ont donc été une réouverture des archives rebelles du passé et une redécouverte radicale de tout ce mouvement en termes de scène créative et non plus de violence extrémiste. Les archives, dans ce sens, sont un véritable crochetage pour se débarrasser des lectures officielles et hégémoniques, elles deviennent ces témoins capables de s’opposer aux récits officiels.

RG : Comme indiqué dans ton projet sur la désobéissance sociale (Disobedience Archive), dans cette exposition tu reviens sur la suppression d’un passé, celui des années 1970, de notre mémoire collective. Si « bien se souvenir » implique de ne pas oublier les termes du politique, quels ont été les usages et les abus de la mémoire dans notre pays ?

MS : Depuis le début des années 1980, un gigantesque mécanisme de falsification a été mis en œuvre en Italie pour l’ensemble de cette période. Une falsification qui nous a fait oublier que c’est précisément à ce moment historique que nous sommes redevables des plus grandes conquêtes en matière de droits sociaux, comme l’avortement, le divorce, le statut des travailleurs, la loi de fermeture des asiles, etc.

Heureusement, à la fin de cette décennie de réaction idéologique et conservatrice, Primo Moroni et Nanni Balestrini ont publié un livre fantastique L’orda d’oro (La horde d’or), qui n’a vraiment commencé à circuler, aux éditions Feltrinelli, qu’en 1997. Ce n’est pas un hasard si ce sont précisément les années des générations exposées à la Villa Arson, mais ce sont aussi les années de l’émergence du mouvement international No Global, qui s’est inspiré des événements du laboratoire social et théorique italien des années 1970, en le prenant comme point de départ. Dans Le futur derrière nous, comme dans mes autres expositions consacrées aux archives, la question qui résonne est la suivante : à qui appartient la mémoire ? Qui le gouverne et l’administre ? Qui a le pouvoir de raconter les histoires ? Cette exposition vise également à répondre à cette question.

Luca Vitone, Carta atopica, 1988-1992, Carta geografica, 68,5 x 99,5 cm, Collection AGI, Verona. Photo: Roberto Marossi
Luca Vitone, Carta atopica, 1988-1992, Carta geografica, 68,5 x 99,5 cm, Collection AGI, Verona. Photo: Roberto Marossi

RG : Selon Herbert Marcuse, se souvenir permet de revivre la différence, le potentiel radical du futur. Quels sont les passés que l’on retrouve dans l’exposition ? Quelles sont les pratiques culturelles et esthétiques en jeu ?

MS : L’exposition s’ouvre sur une photographie du grand photographe italien Uliano Lucas, représentant un sit-in bondé sur Piazzale Loreto en 1971. Cette image devient une sorte de papier peint sur lequel est accrochée une carte encadrée qui correspond à l’œuvre Carta Atopica, réalisée par Luca Vitone en 1992. Dans la photo en noir et blanc des années 1970, il y a une plénitude sociale qui semble très éloignée dans le temps de la carte, qui est vide de références. Sur cette carte, nous pouvons lire les caractéristiques orographiques, les bassins d’eau, les irrégularités du terrain, l’étalement urbain et les établissements isolés. Ces signes sont bien l’enregistrement de traces, mais des traces muettes, sans possibilité de décodage, de sorte que nous ne pouvons pas dire où nous sommes vraiment. Il ne serait pas exagéré de dire que, dans Carta Atopica, l’état de désengagement (historique et ontologique) – qui caractérise non seulement la génération artistique des années 1990, mais aussi celles qui ont suivi – est montré dans son intégralité. À travers trois sections, l’exposition présente quarante œuvres qui montrent la condition actuelle des héritiers sans héritage direct des générations les plus récentes.

Claire Fontaine, Museo Diego Aragona Pignatelli, 2021. Courtesy Villa Pignatelli
Claire Fontaine, Museo Diego Aragona Pignatelli, 2021. Courtesy Villa Pignatelli
Claire Fontaine, Is freedom therapeutic?, 2009 Museo d'Arte Contemporanea Donna Regina (MADRE), Naples
Claire Fontaine, Is freedom therapeutic?, 2009 Museo d’Arte Contemporanea Donna Regina (MADRE), Naples

Dans les salles, nous rencontrons des thèmes et des repositionnements de figures clés de cette décennie révolutionnaire qui ont inauguré de nouvelles façons de penser, de dire et d’être : de la réforme psychiatrique de Franco Basaglia (Stefano Graziani), à Carla Lonzi et sa théorie féministe (Claire Fontaine et Chiara Fumai), de l’anarchiste Pinelli (Francesco Arena) au groupe de libération sexuelle Fuori (Irene Dionisio), de Nanni Balestrini (Danilo Correale et Claire Fontaine) et du Gruppo ’63 (Luca Vitone) au cinéma radical d’Alberto Grifi (Alice Guareschi), du plus politique Enzo Mari (Celine Condorelli) au compositeur conceptuel Giuseppe Chiari (Massimo Bartolini), des Autonomi (Rossella Biscotti) aux fondateurs du Centro per la sperimentazione e la ricerca teatrale de Pontedera (Rä di Martino). Cette section plus archéologique intitulée « Divenire Ex » (Devenir Ex) est entrelacée avec une autre, « Esercizi di esodo » (Exercices d’exode), plus largement consacrée à des thèmes tels que le refus du travail (Danilo Correale), le passage au travail post-fordiste (Marie Cool & Fabio Balducci), la contre-information (Stefano Serretta et Francesco Jodice), la pédagogie non-autoritaire (Adelita Husni-Bey), et bien plus encore. Ces deux sections sont suivies d’une autre intitulée « Vogliamo ancora tutto » (Nous voulons encore tout) (Alterazioni Video, Bert Theis, Paolo Cirio, Stalker), où, si une récupération est en cours, c’est précisément celle des pratiques dans le domaine de l’urbanisme, de l’écologie et de l’activisme médiatique, en parallèle avec le mouvement anti-mondialisation.

RG : La sous-trame théorique qui suit le développement temporel de l’exposition, des années 1990 à aujourd’hui, est celle de la pensée radicale italienne, une pensée qui devient et se décentralise, conceptuellement et théoriquement, dans la confrontation avec la pensée française. Une pensée donc connectée, vecteur d’échanges bilatéraux entre la France et l’Italie, une pensée qui se déracine d’une origine proprement italienne. Que peux-tu nous dire à ce sujet ? Et comment les pratiques artistiques impliquées se nourrissent-elles de cette réflexion ?

MS : Le livre Impero, il nuovo ordine della globalizzazione a été écrit par Toni Negri et Michael Hardt dans les années 1990 et publié en anglais en 2000. Il y a donc une correspondance étroite entre ce que font les nouvelles générations et les résultats ultérieurs de la pensée radicale italienne qui est née dans les années 1970. Toute la décennie des années 1990 a vu des penseurs tels que Paolo Virno, Maurizio Lazzarato, Christian Marazzi, Franco Bifo, Giorgio Agamben, Silvia Federici – ainsi que Toni Negri – travailler au sein des mouvements des années 1970 et interpréter le nouveau millénaire à travers des thèmes tels que la naissance du travail post-fordiste, le féminisme, la subjectivité multitudinaire, le changement de paradigme du temps et la reprise des luttes sociales. Au-delà de la relation profonde de tous ces penseurs avec des figures comme Foucault, Deleuze et Guattari, c’est la France qui a accueilli tous les exilés du mouvement italien Autonomia Operaia après le procès du 7 avril 1979. Il ne me semble pas qu’il soit possible de négliger cette relation.

Villa Arson, Nice
Villa Arson, Nice
Villa Arson, Nice
Villa Arson, Nice

RG : Comment le display de l’exposition dialogue-t-il avec l’architecture labyrinthique de la Villa Arson ?

MS : En fouillant dans les archives de la Villa Arson, nous avons trouvé une vieille photo en noir et blanc montrant une salle occupée de l’actuelle école d’art dans laquelle deux jeunes hommes, au style très années 1970, regardent depuis le parapet d’un escalier, tandis que sur les murs blancs, un gros pinceau vient de tracer la phrase : Vive la lutte. Cette découverte nous a beaucoup aidés à concevoir l’exposition. Le reste (intérieur et extérieur) doit beaucoup à l’enchantement produit par cette extraordinaire architecture brutaliste de Michel Marot (également tout à fait dans le goût de l’avant-garde au tournant des années 1960 et 1970).

RG : Comment ce projet est-t-il né ? Quelles ont été les connexions transalpines qui l’ont rendu possible ? 

MS : Il s’agit d’une exposition organisée dans le cadre de la présidence française de l’Union européenne. Elle est née, grâce à l’implication de deux institutions niçoises, le Mamac et la Villa Arson, de la volonté de consacrer deux grandes expositions complémentaires à la scène artistique italienne des années 1960 à nos jours. L’autre exposition, intitulée Vita Nova, est organisée par Valérie da Costa pour le Mamac et clôt son récit avec la date de 1975. Ces deux expositions constituent sans aucun doute la plus importante présentation de la scène artistique italienne en France depuis l’exposition de Germano Celant au Centre Pompidou, Identité Italienne, qui a eu lieu en 1981.

Marco Scotini est commissaire, écrivain et critique d’art basé à Milan.
Directeur artistique du FM Centro per l’Arte Contemporanea (Milan), directeur du Département des Arts Visuels et des Études Curatoriales à NABA (Milan et Rome) et responsable du programme d’expositions au PAV (Turin). En tant que commissaire, il a collaboré avec de nombreuses institutions internationales, dont la Biennale de Venise – Pavillon de l’Albanie en 2015, la Biennale de Anren en 2017, la seconde Biennale de Yinchuan en 2018, ainsi que la Biennale de Prague, le Van Abbemuseum, le Reina Sofia, le SALT, le Castello di Rivoli et le MIT.
Son exposition la plus connue, Disobedience Archive, a été présentée dans des musées et des espaces d’exposition internationaux. Ses essais ont été publiés dans de nombreuses revues spécialisées italiennes et internationales, notamment : Moscow Art Magazine, Springerin, Flash Art, Domus, Manifesta Journal, Kaleidoscope, Brumaria, Chto Delat?/What is to be done ?, Open !, South as a State of Mind, Arte e Critica, Millepiani, alfabeta2. 
Il a publié « Artecrazia. Macchine espositive e governo dei pubblici » (DeriveApprodi 2016 et 2021),  « Utopian Display. Geopolitiche curatoriali » (Quodlibet, Naba Insight, 2019), « Politiques de la végétation. Pratiques artistiques, stratégies communautaires, agroécologie » (Eterotopia France, Paris, 2019), »Politiche della Memoria. Documentario e Archivio » (DeriveApprodi 2016), « Politics of Memory » (Archive Books, 2016).

Marie Cool & Fabio Balducci, From fields to propeller (still frame), 2022, 11'33''
Marie Cool & Fabio Balducci, From fields to propeller (still frame), 2022, 11’33 »
Rä Di Martino, Fuori dai Teatri, 2021, 31'
Rä Di Martino, Fuori dai Teatri, 2021, 31′
Stefano Graziani, Museo Franco Basaglia, 2008
Stefano Graziani, Museo Franco Basaglia, 2008

INFORMATIONS
Le Futur derrière nous 
12 juin – 28 août 2022 – Villa Arson, Nice 
Ouverture de l’exposition le samedi 11 juin 2022, de 14h à 21h
Avec Alterazioni Video, Francesco Arena, Massimo Bartolini, Rosella Biscotti, Paolo Cirio, Claire Fontaine, Celine Condorelli, Marie Cool Fabio Balducci, Danilo Correale, Irene Dionisio, Chiara Fumai, Stefano Graziani, Alice Guareschi, Adelita Husni-Bey, Francesco Jodice, Rä di Martino, Stefano Serretta, Stalker, Bert Theis, Luca Vitone