Marin Kasimir

Marin Kasimir

Entretien avec Marin Kasimir

par Doriane Spiteri

C’est dans son extraordinaire atelier au centre-ville de Bruxelles que je rencontre Marin Kasimir suite à de nombreuses discussions via différents réseaux.
Cet artiste, qui faisait partie des treize artistes participants au projet mythique « Jardin-Théâtre Bestiarium » aux côtés notamment de Dan Graham, Juan Munoz, Alain Séchas ou encore Jeff Wall à PS1 à New York en 1988 et au Confort Moderne à Poitiers en 1989, n’a de cesse de jouer de nos perceptions, de l’espace et du temps. Toujours aussi prolifique, il remet en jeu des œuvres précédemment réalisées dans une dynamique plus que jamais rétrospective.
Cette année, certains chanceux ont pu découvrir son tout récent film Tondo Artis : Fair or Unfair ? lors de son exposition solo au Centre Wallonie-Bruxelles de Paris (inaugurée 7 jours avant la fin du confinement !). Nous profitons de cette rencontre pour parler de ce film, mais aussi de sa démarche globale, de la ville, de l’architecture, de l’histoire de l’art et de sa prochaine exposition « Doors & Windows (Courant(s) d’Art) » qui se tiendra du 3 septembre au 3 novembre 2020 dans la galerie d’exposition de son atelier. 

Doriane Spiteri – Tu es particulièrement connu pour tes panoramas photographiques réalisés à l’aide d’un appareil rotatif. Comment en es-tu venu à utiliser ce procédé et quel est son fonctionnement ? 

Marin Kasimir – La question principale est : Pourquoi je l’ai utilisé ?! Car, désormais tout le monde peut faire des images panoramiques. A propos des smartphones et de toutes leurs possibilités, Wim Wenders disait l’année dernière « Jeder Mensch ein fotograf » [Chaque Homme est un photographe], faisant référence avec beaucoup d’ironie à la phrase de Joseph Beuys de 1975 « Jeder Mensch ein Künstler »[Chaque Homme est un artiste].
En 1988, quand j’ai utilisé pour la première fois la caméra rotative avec une très belle pellicule de 70 mm des anciens films de cinéma, j’ai compris très vite que l’on pouvait faire deux choses différentes : dépasser les 360°, faire des images de 450° ou plus, selon la longueur de la pellicule – ce qui est devenu important quand j’ai fait le livre L’envers du passage, qui raconte le passage à l’an 2000 sur les Champs Elysées, événement orchestré par l’architecte Patrick Bouchain – et deuxièmement enregistrer du temps en même temps que de l’espace. Donc, la première base d’un récit, d’une narration, d’une fiction était posée par la possibilité de l’appareil qu’il a fallu découvrir de cette manière. Les premières images que j’ai faites en 1989 autour de l’autoportrait, doublaient une figure à gauche de l’image qui se terminait 360° plus tard par la même figure dans une autre position, une autre expression, un autre mode d’existence. Cette doublure de soi – je est un autre – était possible par la caméra qui enregistrait espace et temps, comme si chaque image était presque une illustration de la thèse de la relativité. Une deuxième qualité que j’ai très vite utilisée était, qu’avec cet appareil, je pouvais plonger dans la ville pour mieux l’embrasser tout en permettant de ne pas isoler les choses. Je pouvais montrer tout un chacun dans son contexte, quelque chose de profondément humaniste. C’est également quelque chose de critique car ça permet de comparer les choses aux autres. Il y a une véritable mise à plat littérale et figurée dans une image panoramique. 

Il y a donc cet appareil, qui n’existe plus, la pellicule, qui n’existe plus et un développeur qui n’existe plus ! Il y avait cette pellicule de presque 5/ 6 mètres dans la caméra qui tournait avec une vitesse de rotation différente que je pouvais régler. Le plus lent, c’était génial, pouvait durer 20 minutes de rotation. Tu ne vois presque pas que ça tourne, tu entends le moteur et tu peux prendre une image qui commence avec le coucher de soleil et qui finit avec la nuit, c’est très beau. On pouvait faire un travelling par exemple ; ce qu’aucun photographe ne ferait, laisser tourner la machine en marchant, dessiner avec la lumière. Par exemple, la nuit en marchant quelque part, je pouvais créer comme des « spaghettis » de lumière dans le ciel. Dessiner avec la lumière, c’est la vraie définition de la photographie, photographos : dessiner, écrire avec la lumière. 

Marin Kasimir, Panoramiques extraits du livre L’envers du passage, 2000. Dimensions variables. 

D.S – Tes œuvres entretiennent un lien étroit avec l’urbanisme et l’architecture, quelle est l’origine de cet intérêt ? 

M.K – En fait, l’urbanisme c’est une chose, l’architecture en est une autre et la ville c’est la combinaison entre l’architecture et les gens. J’étais jadis souvent invité dans des expositions sur la ville. La plus importante pour moi a été en 1994 quand Jean Dethier a fait l’exposition « La Ville » au Centre Pompidou, pour laquelle j’ai présenté avec Frédéric Migayrou L’image excentrique dans la galerie du rez-de-chaussée qui donnait sur la fontaine de Jean Tinguely et Nikki de Saint Phalle. 

Mon père était architecte et ma mère était traductrice, je n’ai donc aucun mérite ! Ma mère c’est les langues, la littérature, la narration, la fiction et mon père c’était la ville, l’urbanisme, l’architecture. Les parents de mon père étaient artistes et faisaient des portraits de ville. J’ai appris également plus tard que mon arrière-grand-père faisait des portraits de ville panoramiques et de l’exposition universelle à Vienne. C’est assez troublant puisque les expositions universelles ont aussi été l’un de mes thèmes de prédilection… 
Je suis tout d’abord quelqu’un qui n’a pas de permis de conduire, donc je découvre la ville en marchant. Je vois des choses, des constellations, des places, des endroits délaissés où l’on ne va pas en voiture. Cette incapacité a été une force que j’ai même cultivée à un moment donné. Comme François Barré le définit, j’étais un bouffeur d’asphalte, un arpenteur. Je cherchais des endroits qui exprimaient une coexistence presque conflictuelle, antinomique, des vis-à-vis que je pouvais réunir dans cette mise à plat des panoramas. Il y a deux appellations qui circulent : les panoramiques et les panoramas. Les panoramiques, je crois que c’est plus le fait de le faire, la technique, le panorama est plutôt l’endroit, le grand angle. On ne va pas sur le Mont Blanc parce qu’il y a un beau panoramique !

D.S – On décèle une sorte de mise en scène parfois théâtrale dans tes œuvres, comment tu choisis les lieux, est-ce qu’il y a une part d’improvisation ou as-tu toujours un scénario précis ? 

M.K – Il y a les deux. Au début, quand j’ai commencé à utiliser la caméra panoramique qui coûtait très cher, je travaillais avec un photographe avant que je le fasse moi-même, je choisissais précisément les lieux, je faisais même des esquisses sur lesquels je collais des petites figures. Je dessinais également des panoramiques. Il y avait donc clairement une mise en scène. Après, j’ai aussi fait de la remise en scène. J’observais des choses alors que je n’avais pas d’appareil avec moi, puis je les rejouais, je les densifiais.  

D.S – La plupart de tes œuvres jouent sur une distorsion de l’espace, voire du réel, comment envisages-tu le corps, la perception du spectateur ? 

M.K – Jeter un autre regard sur le monde qui nous entoure c’est bien évidemment ma volonté. Dans les images panoramiques, dans l’espace public par exemple, on se promène devant l’image, on peut déterminer soi-même le temps de présence devant l’œuvre. Ce n’est pas l’image qui tourne, c’est le public qui bouge, qui peut tourner autour, se promener latéralement devant, comme dans la station de métro C.R.I.A à Bruxelles (2003). Je n’ai pas la volonté de faire des œuvres immersives, je pourrais cependant m’intéresser à photographier des œuvres immersives, des panoramas de panoramas !

D.S – Tu as en effet produit plusieurs œuvres dans l’espace public. Est-ce-que c’est différent pour toi de réaliser une œuvre destinée à être vue, pratiquée par des gens qui ne sont pas forcément prêts à recevoir une œuvre d’art ?

M.K – Je crois que chaque projet a eu une méthode de travail développée différemment et notamment sur la manière d’apprivoiser le public. Par exemple à Rennes sur la place du Landrel, j’ai développé le projet dans un local avec une vitrine qui donnait sur la place et dont les portes restaient ouvertes. Tout le monde pouvait voir comment le projet avançait, discuter avec nous, etc. Ce n’était pas parachuté. C’était un poste d’observation et de rencontre. Pouvoir voir que je travaille en équipe, que la réalisation d’une maquette est un vrai travail, etc.

D.S – C’est important pour toi de travailler en équipe ? 

M.K – J’aime beaucoup travailler en équipe ou avec d’autres artistes, en architecture c’est quelque chose de courant. J’ai beaucoup aimé en 1986 travailler avec la compagnie de danse bruxelloise Frédérique Flamand pour laquelle j’avais fait une architecture scénique. Dans les années 80 il y avait davantage d’artistes qui travaillaient en équipe, ce qui n’est malheureusement plus beaucoup le cas. J’ai lu récemment le livre Grands et petits secrets du monde de l’art de Danièle Granet et Catherine Lamour, on y apprend notamment que les artistes français sont les champions de l’individualisme… 

Marin Kasimir, Stills du film Tondo Artis : Fair or Unfair? , tiré de la trilogie « Les oeuvres », 2019. 

D.S – Dans ta vidéo récemment produite Tondo Artis : Fair or Unfair (2020) réalisée entre 2012 et 2017, tu t’intéresses plus particulièrement au monde de l’art contemporain et des foires d’art. Quelle est l’origine de ce projet ? 

M.K – La genèse du projet était l’achat collectif par le Club des XV (Club de mécènes que j’avais fondé pour me soutenir) en 2009 de la caméra Ladybug III. L’un des participants de ce club, Frédéric de Goldschmidt, voulait démontrer que cet appareil était capable de produire des films et peut-être de générer de l’argent. Il y avait l’idée de rentabiliser un achat, un soutien à un artiste en le poussant à aller plus loin. Je souhaitais depuis très longtemps, depuis que je travaille avec la caméra panoramique, avec le temps et l’espace, faire une image animée. Quand j’ai vu le film circulaire, ce que ça exprimait déjà par sa forme de cirque, tout ce qui tourne en rond, le projet était déjà là. J’ai commencé à être intéressé de raconter quelque chose avec ce médium. Frédéric a alors proposé que j’aille à Bâle dans la cour circulaire du Palais des Congrès où se déroule la foire, le Rundhof, pour y faire des captations vidéos et sonores, capter des phrases bienveillantes ou malveillantes sur ce phénomène. J’ai été assez convaincu par l’idée de faire cette sorte de caméra cachée, de me poser en tant que provocateur. J’avais aussi à l’esprit le film Bierkampf d’Herbert Achternbusch dans lequel il bouscule tout le monde, habillé en flic à la Octoberfest de Munich. Frédéric savait que je pouvais faire de l’improvisation conceptuelle, me lancer dans l’eau froide, commencer à filmer directement et suivre mon instinct.

D.S – Entre 2012 et 2017, tu t’es donc rendu avec ta caméra dans plusieurs foires, à Bâle et Miami en 2012 et 2015, à Bruxelles en 2017, as-tu toujours fait une demande d’autorisation au préalable ? 

M.K – Oui, il fallait demander des autorisations. En 2012 à Bâle j’avais le papier et quand j’y suis retourné en 2015 je n’avais pas fait la demande pensant que je pouvais rentrer comme ça… Au début, on voit que l’on me refuse l’entrée. En fait j’ai mis le son provenant d’une fête organisée par Perrotin dans un hôtel à Miami en 2015 sur l’image où je me fais refouler de Bâle. A Miami, il y avait un videur qui s’est énervé « Close the door, close the door ! Everybody step back ! » J’ai trouvé ça très drôle de mettre ce son sur le brave videur de la foire de Bâle à laquelle j’essaie de rentrer avec ma fausse moustache qui tombe. J’ai vraiment joué le clown sur ce projet, je marchais même comme Charlie Chaplin.  

M.K – Il y a combien d’heures de rushs, comment as-tu choisi les images, les sons? 

M.K – Il y 4h30 de rushs et 10h de sons. Certaines choses étaient claires depuis le début. J’ai commencé le montage du film avec la fin à Bruxelles car c’était le plus frais dans ma tête et que j’avais l’autorisation de filmer pendant le démontage, qui est aussi un moment crucial. Ensuite, j’ai reçu l’invitation d’exposer au Centre Wallonie-Bruxelles, cette deadline et l’argent me permettait de payer le monteur Sylvestre Gobart. On a travaillé ensemble pour tout le montage. Pour le son, j’ai dû systématiser car j’avais trois feuilles rien que pour les rires. 

D.S – Finalement, ce film qui montre le cirque de l’art contemporain a plutôt une bonne réception par ses acteurs ? 

M.K –  Oui, j’ai eu deux bonnes critiques écrites de Guy Boyer dans Connaissances des Arts et dans le journal allemand Kultur. Patrick Bouchain, et son opinion compte beaucoup pour moi, a dit par exemple a dit que c’était ma meilleure œuvre. Ce film permet aussi de rendre un témoignage du milieu de l’art. J’étais aussi intéressé par le fait de mettre la caméra dans des œuvres d’art que je détestais ou que j’adorais. 

D.S – Pour ta prochaine exposition « Doors & Windows (Courant(s) d’Art) » tu présentes les petites sculptures / maquettes de tes portes ouvertes vouées à devenir de grandes installations et tes carnets de dessins dans lesquels on peut découvrir des dessins préliminaires aux maquettes mais aussi des sortes d’histoires avec des personnages issus de l’histoire de l’art ou de l’architecture. Sur les deux faces des portes ouvertes, il y a deux images complémentaires qui font souvent référence à l’histoire de l’art ou à ta propre histoire. Comment choisis-tu les photographies qui vont dialoguer ? 

M.K – Pour cette série, j’ai repris un ancien principe de portes ouvertes en redécouvrant mon œuvre de 1988 Wind Palace. Je suis retombé sur cette œuvre et j’ai commencé à l’apprécier de plus en plus. Cette découverte a été initiée par l’invitation de Stéphanie Pécourt, directrice du Centre Walllonie-Bruxelles à Paris, qui souhaitait que je présente une installation dans la cour. J’ai donc proposé cette œuvre de 3 mètres sur 6 mètres. De ça a découlé la première maquette avec plusieurs miroirs en référence à Dan Graham et à sa performance Performer/Audience/Mirror de 1977 que j’avais vue lorsque j’étais étudiant à Munich, dans laquelle il se décrit lui-même et décrit le public. Il y a donc un mur avec des portes ouvertes qui permettent de le faire tenir. Si les portes sont fermées, le mur tombe et le monde avec. Parfois c’est un dialogue entre deux photographies, parfois ce sont deux photographies issues de la même série, ou bien les pixels de la photographie qui sont étirés sur le verso du mur. On peut donc voir le Modulor de Le Corbusier mais aussi un mur noir et blanc sans photographie, inspiré du projet de villa pour Josephine Baker d’Adolf Loos. Avec ce projet, je peux à la fois me permettre de faire une rétrospective de mon travail en réutilisant des anciennes photographies, mais aussi travailler sur l’histoire de l’art, sur l’histoire de l’architecture, ou encore inviter d’autres artistes à dialoguer avec moi, comme Philippe Cazal ou Michel Verjux.

Plus d’informations :
Doors & Windows
Exposition du 3 septembre au 3 novembre 2020
53 rue Locquenghien
B-1000 Bruxelles

mk@skynet.be

Marin Kasimir, photographie de la maquette Normalisation pour l’exposition « Doors & Windows », 2020.