Damien Fragnon – Les multiplicités des mondes

Damien Fragnon – Les multiplicités des mondes

Vue d’exposition Un mirage irisé de Damien Fragnon visible depuis la vitrine de KOMMET – Lyon

EN DIRECT / Exposition personnelle Damien FragnonUn mirage irisé, depuis la vitrine de KOMMET et en streaming du 18 juin au 13 août 2020 24h/24 et 7 jours sur 7.

Les multiplicités des mondes

par Katia Porro 

La nuit tombée, un mirage irisé remplit l’espace. Et c’est précisément « la nuit [que] se produit le moment technique du naturer » écrivent David Gé Bartoli et Sophie Gosselin. C’est « le saut événementiel qui ouvre une advenue sensible. C’est cette nuit qui rend le réel inépuisable[1].». » ‘Naturer’ est la technique et la tradition longtemps adaptée par l’humain qui tente de s’extraire de la nature afin de la domestiquer et, ce faisant, de la simuler. Dans l’exposition personnelle de Damien Fragnon à KOMMET, les néons imitent le crépuscule et l’aube, le lever et le coucher du soleil. Conçue pendant la quarantaine – un moment où les rythmes circadiens étaient perturbés par des activités monotones et des jours apparemment sans fin, et où les humains étaient coincés aux confins de la maison – l’exposition évoque cette advenue sensible, cette réalité inépuisable, à travers le jeu de lumière. 


Et quelle est exactement cette réalité inépuisable ? C’est la crise des divisions conceptuelles entre l’humain et le non-humain, l’intérieur et l’extérieur, qui domine le monde occidental. Damien Fragnon met en évidence ce fossé de coexistences paradoxales à travers une série de sculptures, comme des corps, qui flottent dans l’espace.

Chaque sculpture est composée d’un système de cordes, de métaux, de fils et d’objets à la fois organiques et non organiques, grâce à un processus méthodique que l’artiste a adapté. Partant d’une simple observation du quotidien, Fragnon collecte ensuite des matériaux et voyage entre l’atelier et la nature, créant des assemblages qui contiennent toutes sortes de choses, des bouteilles d’eau en plastique aux plantes en passant par le chewing-gum et le bambou. Le temps est l’un des médiums de prédilection de l’artiste, car il laisse les éléments périr dans une inévitable transformation. Suspendues au plafond comme des ponctuations dans l’espace, ces sculptures révèlent les liens étroits entre l’humain et la nature, et les occasionnelles absurdités de cette relation. 

Dans Bambou au blue tooth (2020) – dont le titre lui-même semble presque un oxymore – la nature et l’industrie se heurtent, mais ironiquement. Un paquet de chewing-gum à la chlorophylle est suspendu sur la sculpture composée de bambou et de branches de platanes. Une substance vitale pour la photosynthèse industrialisée pour le plaisir humain de mâcher du chewing-gum dans un geste de biomimétisme. Pourtant, loin d’une tentative d’humour, Fragnon se contente de pointer ces relations pour révéler que cette division conceptuelle entre l’humain et le non-humain n’est rien d’autre que cela – un concept. Les matériaux et les êtres vivants coexistent et malgré la tentative de l’humain de domestiquer la nature, nous sommes néanmoins des êtres codépendants au sein de cette relation.

« L’environnement naturel n’existe pas[2] » écrit Emanuele Coccia. Damien Fragnon en est conscient, car il comprend que l’opposition entre la ville et l’environnement naturel n’est qu’un mythe et il embrasse cette alliance à travers son travail. Du pin de capricorne (2020) peut être considéré comme un clin d’œil à cette même alliance : attaché à un moule en silicone, un ensemble de cailloux est un hommage à toutes les pierres qui ont été collées dans les semelles des chaussures, comme un rappel constant que la séparation de ces espaces et ces choses est tout simplement illogique.

Imaginée à une époque où les rassemblements de personnes sont mal vus, voire interdits, l’exposition est visible grâce à un live stream sur le site web de Kommet. Et bien que l’expérience multisensorielle complète fasse défaut – l’artiste chatouillant les cinq sens, dont l’odorat, grâce à l’utilisation de fleurs et un pot de Vick’s VapoRub – le.la spectateur.trice en ligne est accompagné.e d’une playlist de musique, de lectures et de divers fichiers audio créés par des personnes de l’entourage de l’artiste. Bien qu’ils.elles ne se connaissent pas nécessairement, le lien entre ces penseur.es, artistes, musicien.nes, architectes et historien.nes est Damien Fragnon lui-même. Pourtant, plutôt que de considérer chaque personne, chaque contribution, comme une entité en soi, considérons-les comme un tout.

« Tous les vivants sont, d’une certaine manière, un même corps, une même vie et un même moi qui continue à passer de forme en forme, de sujet en sujet, d’existence en existence. Cette même vie est celle qui anime la planète, elle aussi née, échappée d’un corps préexistant – le Soleil – et engendrée par métamorphose de sa matière il y a 4,5 milliards d’années. Nous en sommes toutes et tous une parcelle, un éclat de lumière […] Et pourtant, cette origine commune, ou pour mieux dire, le fait que nous soyons la chair de la Terre et la lumière du Soleil qui réinventent une nouvelle manière de dire moi, ne nous condamne pas à une identité[3]. »

Dans Un mirage irisé, Damien Fragnon réinvente une nouvelle façon de dire le « moi » à travers une série de sculptures et d’interventions de ses proches, révélant la multiplicité des mondes, mettant en évidence non seulement les liens inexplicables entre l’humain et le non-humain, mais aussi entre les humains eux-mêmes. Nous en sommes tou.tes une parcelle, tout comme les éclats de soleil au crépuscule et à l’aube qui créent des mirages iridescents.

Katia Porro, juillet 2020

[1] David Gé Bartoli & Sophie Gosselin, Le Toucher du monde: techniques du naturer, Bellevaux, Éditions Dehors, 2019, p. 35.
[2] Emanuele Coccia, Métamorphoses, Paris, Éditions Rivages, coll. Bibliothèque, 2020, p. 194. 
[3] Emanuele Coccia, Métamorphoses, p. 29.

Damien Fragnon, vue d’exposition Un mirage irisé Crédit photo : Amélie Berrodier KOMMET LYON
Damien Fragnon, vue d’exposition Un mirage irisé
Crédit photo : Amélie Berrodier KOMMET LYON
Damien Fragnon, vue d’exposition Un mirage irisé Crédit photo : Amélie Berrodier KOMMET LYON
Damien Fragnon, vue d’exposition Un mirage irisé
Crédit photo : Amélie Berrodier KOMMET LYON
Damien Fragnon, vue d’exposition Un mirage irisé Crédit photo : Amélie Berrodier KOMMET LYON
Damien Fragnon, vue d’exposition Un mirage irisé
Crédit photo : Amélie Berrodier KOMMET LYON

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