BRUNO ALBIZZATI, PEINDRE ET DURER

BRUNO ALBIZZATI, PEINDRE ET DURER

Bruno Albizzati dans son atelier à Paris @ClaireIlli.

PORTRAIT D’ARTISTE / Bruno Albizzati
par Clare Mary Puyfoulhoux

Peindre et durer

Ce texte m’avait été demandé par Annie Delay au moment de la rétrospective des travaux de Bruno Albizzati au CAC Saint Restitut, à l’hiver 2022 – en cours d’écriture, le travail m’a dépassée. Aujourd’hui (j’écris le 23 juin 2022) s’ouvre l’exposition rétrospective du travail de Bruno à la Forest Divonne. 
Ces mots pour lui. 

Au sommet d’une butte : un village, des ruelles, un clocher en blocs blancs ; quelques âmes circulent. Le soleil, la pierre calcaire : c’est une terre habitée. Le Centre d’Art Contemporain de Saint-Restitut se mérite – on l’atteint en cheminant sur des routes sinueuses qui lui donnent un air d’Eden. L’espace a deux, voire trois accès : le bureau, le sous-sol, les salles du rez-de chaussée. On veut dire : tarabiscoté. On entend : familier. Il y a aussi un escalier, des portes de placard ou des volets et qui sont blancs comme murs. Entre chez soi et chez lui, quel·le que soit l’artiste, chez elle : Annie Delay, l’hôte. Il y a possibilité de rester, suspens. L’hiver 2022 est parenthèse, et les mots peinent à nommer. L’exposition s’appelle « Collectionner aujourd’hui » et présente, comme en ligne de vie, les œuvres de Bruno Albizzati. L’homme avait au territoire un rapport filial. Sa première exposition au CAC Saint-Restitut remontait à 2014. Il avait dans le sang la lumière et l’exposition « Collectionner aujourd’hui » partageait ce qui avait été dans l’âme, dans les bras, dans les mains, dans les yeux de qui traça. 

Allons.

Il y a, au sous-sol, des œuvres du commencement. Tout, partout, est de pierre. STATION 11 Une jeune enfant, entre l’assise et l’envol, est sur une chaise aux pieds très noirs. La situation semble claire : une bassine est blanche au sol, une serviette, pareil, sur l’accoudoir ; le visage en teintes de gris s’offre à l’objectif tandis que les mains, arrêtées, sont à laver le pied. Charnu, contrasté, le graphite2 fabrique une densité à l’intérieur de laquelle se déploient toutes les couches de l’instant. L’enfant sourit3, arcades, narines, et c’est un sourire de chaleur qui habite un visage au comble de l’effacement, reconstitué dans l’absence – l’image en repentir de ce que la photographie a de cruel pour Barthes, le dessin niant tout ça a été. Ce que l’appareil avait saisi, relégué au passé, nous est rendu. Le geste ressuscite la scène, est hospitalier. PANORAMA 1 Tout autour, les visages occupent les cadres grands, hantent (Série « ce qu’ils virent », 2009, fusain et crayon graphite sur papier). L’enfant, qui était peut-être la grand-mère du peintre, est aussi Lol V. Stein (LOL V. STEIN, 2013, fusain sur papier,110x75cm), n’est plus rien, vit avec nous dans l’intimité irremplaçable de l’œil. La main crayonne, la feuille se froisse, tout rappelle la matérialité de l’atelier. Un être s’affaire, sa pensée s’agite et se manifeste en bruits : souffle, coups, rythme des frottements. Bruno Albizzati (1988-2021) avait intégré les Beaux-Arts de Paris et l’École des Arts Décoratifs de Paris. C’est de cette dernière, en section image imprimée, qu’il sort diplômé en 2012. Il y avait chez lui l’horizon de l’excellence, de la performance, et c’est une chose qui se voit partout, qui est là, visée et couperet : un être virtuose, exigent à l’extrême. Son mémoire de fin d’études, « L’espace blanc du dessin ou le temps incarné », rédigé sous la direction de Paul Sztulman, travaille le blanc informe, le blanc de réserve, le blanc comme espace du faire et du devenir, le blanc « facteur multiplicatif pour l’objet auquel il se rapporte ». Cette réflexion ne s’arrête pas au diplôme, ne se circonscrit pas au geste plastique, on le retrouve jusqu’en dialogue avec les formes qui l’entourent, les gestes d’autres. Qui est Lol V. Stein, en effet, sinon cette page blanche, cet objet manquant, ouvert ? 

« Du ravissement, – ce mot nous fait énigme. Est-il objectif ou subjectif à ce que Lol V. Stein le détermine ?

Ravie. On évoque l’âme, et c’est la beauté qui opère. De ce sens à portée de main, on se dépêtrera comme on peut, avec du symbole.4 »

Salle suivante, sas entre la fin des temps de la formation et l’entrée en profession : en teintes de gris encore, interroger hauteur, surface et profondeur, reliefs – perspectives et bascules. STATION 2 Par l’usage du rouleau de papier, dépasser le corps en envergure (No limits just edges, 2013, fusain, crayon graphite et mine de plomb, Exposition Combustibles février/mars 2014, CAC St Restitut). L’image n’est pas stable. Sa surface, la tension des marges blanches le rappelle, happe vers un extérieur, au-delà incommensurable. De la vigueur de l’arbre qu’il aura fallu brûler, la main tire substance. Poussière, la matière du travail est une forme d’insistance qui, partout, confronte le néant, perpétuel souvenir de vie.

Changeant de salle, l’œuvre change d’échelle. PANORAMA 2 Ce qui, dans un temps donné, a été pris au sol, n’est plus durée encapsulée entre la matérialité du support et celle du graphite. C’est érodé, la mine s’use, prélève les aspérités, amène la texture du papier à ses limites. Subtile sculpture faite de sillons, de ruptures, de vertiges, mais intérieurs, la feuille est à présent peau minérale. A la rugosité de l’asphalte répond la diffraction d’un gris qui scintille comme un cristal. Et si la couleur est là, déjà, dans les réverbérations du graphite, on la voit parfois, laiteuse, venir délimiter les formes irradiées par le soleil blanc de midi.

Bientôt, la feuille, le carton, la toile, l’unité du support est rompue, l’œuvre s’affirme composée, et le public d’arriver du sous-sol au rez-de chaussée. PANORAMA 3 La série Consumé, pour sidérante qu’elle soit, est aussi la plus abrupte. Le papier usé des Sidewalks semble avoir mué, contraint d’assumer sa part de brutalité. D’une densité comparable aux météorites, objets célestes et de fusion rentrés en contact avec l’atmosphère, chaque œuvre renvoie à la question stellaire : ce qui est hors-champ à présent dépasse la vie du corps, les mémoires d’Homme. La solution plastique répond, brisure, à l’effondrement du verbe devant l’expérience5. Partout, SidewalksCombustibles, Consumés : ce qui est évoque. La carte d’outre monde parfois, le sol d’autres planètes, la terre vue d’un ciel militaire, satellite, tout ce qui dans notre monde fait trace, relevé. Il s’agit d’incorporer l’innommable de l’univers, d’adresser l’impossible et pourtant6.

« Mais on a dit aussi : ‘Si l’homme devait arriver au-delà de ce qu’il appréhende, à quoi bon le ciel ?’ »7

A un moment dans le travail s’opère une bascule, un retour. PANORAMA 3 La série Papiers Froissés revient au blanc matriciel de la pratique et c’est un souffle apaisé. De la complexité infinie d’un univers organique, mouvant, total, étouffant, se dégage un horizon, une échappée. Le ciel s’est troué. Le système se déploie et la peinture retrouve le chemin d’un autrefois, réintègre en point de suture la famille classique : cieux baroques de Giordano, saturation libre du Greco, couleurs de Botticelli ou de Pontormo, évidence Hantaï. Teintes, volumes, tranches prononcées ou dégradés, couches encore superposées, mais renforcées dans leur précaire délicatesse par l’abrupte géométrie des caches ou des bords, par une chromie douce, enveloppante, comme si, du rai de lumière, Bruno n’avait prélevé que l’écho. Les corps en lévitation des cieux chrétiens ont déserté la toile. Il serait pourtant faux de dire que le travail choisit le camp de l’abstraction, il s’agit plutôt d’un rapport singulier à l’occupation. Les figures sont en creux, détachées, parasites sur nos rétines : leur absence à la toile est un fait spectral. La peinture invite à faire avec la persistance des revenants. Force agissante, elle n’est plus le récit ou le rendu de l’expérience d’un ailleurs puisque sa contemplation opère un renversement de gravité : ce qui me fait face me surplombe, m’absorbe, m’enlève. Je, spectateur, deviens précisément ce que je cherche, je rentre en corps dans cet espace adjacent, fruit du geste que le peintre a volé au temps. 

A Paris, la galerie La Forest Divonne présente les étapes du travail en quelques salles, particulièrement les plus récentes, celles qui devaient se montrer suivant le cours normal des choses et de la collaboration entre l’artiste et sa galerie. On y retrouve les cieux des papiers froissés, ponctuées comme dans les dernières salles de Saint Restitut de touches vives, de fluo rose, orange, de bleus denses. Ce sont des œuvres couches, œuvres formes, œuvres voiles, des spectres qui rendent compte d’une main qui se fait souffle et prend la charge du spectateur non plus pour l’aspirer vers un lointain du ciel mais pour rendre compte du caractère vaporeux du réel, de son mystère. Comme chez Tatiana Trouvé, il faut entendre l’œuvre, la matérialité qui nous fait face, comme manifestation d’une vie bien plus vaste. STATION 3 Un alphabet s’esquisse, léger, composé de formes géométriques simples, évocatrices (un cercle, et tout le Japon de surgir), délicate adresse, signe immémorial. 

Clare Mary Puyfoulhoux

1 Les stations et panoramas qui ponctuent le texte miment le rythme du voir en visite : les impressions d’ensemble et plongée en détail sont la musique de l’œil au travail, alternant la chance d’être nimbé et la saisie active, colonisatrice, de ce qui est là, offert.
2 La pierre graphite fut tout d’abord exploitée, dès le XVIIe siècle, dans les mines britanniques de Seathwaite. Elle fut baptisée, au départ, « plombagine », en raison de sa ressemblance avec le plomb, qui était utilisé alors pour écrire. En 1779, le chimiste suédois Carl Wilhelm Scheele l’analyse et découvre qu’elle est en fait une forme cristalline du carbone, avec le diamant, la lonsdaléite et la chaoite. Le géologue allemand Abraham Gottlieb Werner lui donne alors le nom de Graphite, du grec « graphein ». Ce minéral noir et friable est employé depuis des siècles pour l’écriture, de la fabrication de l’encre de Chine au crayon à papier. Elle est utilisée en industrie, particulièrement comme lubrifiant, comme enduit réfractaire ou comme modérateur de neutrons dans un réacteur nucléaire.
3 J’ai pu voir la source de cette image, la photo d’origine. Il s’en dégage une chose que la translation a tordu : l’enfant est à sa tâche, absente à l’objectif.
4 Jacques LACAN,  1965 , Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein 
5 « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus. » Saint Augustin, Confessions, Livre II, Chapitre 26
6 « E pur si muove ! » 1633, Galilée. 
7 Michelangelo Antonioni, Ce bowling sur le Tibre, Paris, Images Modernes, 2004, p.15. – référence donnée, qu’il en soit remercié, par Orsten Groom. 

Bruno Albizzati, Sans titre (Jeanne enfant) 2012 – Fusain sur papier 140 x 87 cm. Crédit photo Philippe Petiot
Bruno Albizzati, Sans titre (Jeanne enfant) 2012 – Fusain sur papier 140 x 87 cm. Crédit photo Philippe Petiot
BRUNO ALBIZZATI, Sans-titre (Sidewalk, Williamsburg) 2, 2017, fusain, graphite et collage sur papier , 56 x 51 cm
Bruno Albizzati, Sans-titre (Sidewalk, Williamsburg) 2, 2017, fusain, graphite et collage sur papier , 56 x 51 cm
Bruno Albizzati, vue d'exposition, Collectionner Aujourd’hui, CAC Saint Restitut, 2021
Bruno Albizzati, vue d’exposition, Collectionner Aujourd’hui, CAC Saint Restitut, 2021
Exposition Bruno Albizzati - Centre d'art contemporain de St Restitut
« Sans titre (Réflexion #16) » 
peinture aérosol et collages sur papier 
84×114 cm, 2017 
Crédit photo : Maxime Bessières 
Courtesy : Galerie La Forest Divonne
Exposition Bruno Albizzati – Centre d’art contemporain de St Restitut
Exposition Bruno Albizzati - Centre d'art contemporain de St Restitut
« Sans titre (Réflexion #16) » 
peinture aérosol et collages sur papier 
84×114 cm, 2017 
Crédit photo : Maxime Bessières 
Courtesy : Galerie La Forest Divonne
Exposition Bruno Albizzati – Centre d’art contemporain de St Restitut