Christophe Beauregard, Why Not Portraits ?

Christophe Beauregard, Why Not Portraits ?

PORTRAIT / Why Not Portraits ? de Christophe Beauregard
par Alex Gobin

Il y a une particularité dans la nouvelle série de portraits du photographe Christophe Beauregard, série intitulée Why Not Portraits ? : on ne voit pas les personnes portraiturées. Pas tout de suite, en tout cas. Le regard est d’abord sollicité par l’arrière-plan, par ce fond tapissé, avec ses couleurs pop et ses motifs criards, qui envahit l’image, qui aplanit tout, abolit la perspective et vient s’interposer entre le modèle et le regardeur. 

L’une des inspirations pour cette série, c’est La Desserte Rouge, le célèbre tableau d’Henri Matisse, dans lequel les couleurs et les motifs du papier peint qui habille le mur de la pièce sont les mêmes que sur la nappe au premier plan, de sorte que tout semble d’aplomb, écrasé contre la surface de la toile. La femme au chignon, les objets qui composent la scène, si on visualise le tableau, ont l’air d’appartenir au décor, paraissent privés de réalité. 

Les modèles de Christophe Beauregard, eux, sont bien réels. Jeunes, dans leur vingtaine pour la plupart, ils cultivent un look sophistiqué. « Les personnes anonymes représentées ici, nous dit l’artiste, semblent dans le temps flottant de la recherche de soi, les contours de leur personnalité encore au travail. » On fait attention à leurs vêtements, leurs tatouages. On remarque dans un second temps les piercings, les bijoux, le maquillage. Les postures, aussi, évoquent des choses, nous renseignent sur ces personnalités au travail. 

Il y a chez ces personnes une recherche esthétique évidente dans la construction de leur identité sociale. La barbe de hipster, le blouson en cuir, l’anneau dans le nez convoquent immédiatement chez nous des associations. Ce sont des signes : leur fonction est d’être interprétés. À travers l’objectif du photographe, les corps apparaissent ainsi comme une surface d’inscription, comme le support d’un texte. Dès lors on commence à comprendre la subtilité du piège visuel et sémantique inventé par Beauregard : cet arrière-plan qui s’interpose, qui fait écran, avec ses motifs tape-à-l’oeil, est là pour rappeler les motifs qui déterminent l’identité du modèle, autrement dit les signes qu’il porte sur lui, ses attributs distinctifs, qui eux-aussi s’interposent, qui eux-aussi passent au premier-plan, constituent une façade. Si bien que le modèle est doublement placé en retrait, doublement écrasé, si on peut dire, par l’arrière-plan, et par le persona qu’il s’est crée.

Ce n’est pas la première fois que Beauregard travaille sur ces problématiques liées à l’identité. L’essentiel de son travail, à vrai dire, depuis une vingtaine d’années, pointe dans cette direction. En 2012, il produisait une série intitulée Le meilleur des mondes ? — une série de portraits là encore, le portrait est véritablement la base de son travail. Dans ces photographies, les modèles sont présentés dans un style corporate, un style à usage professionnel, avec le costume, le col blanc, la cravate. On perçoit cependant que quelque chose est anormal. Quelques détails, quelques signes semblent indiquer que les modèles appartiennent à un autre monde : ils ont la barbe mal rasée, le nœud de la cravate est desserré, ou alors le costume semble trop grand. Ces gens sont des personnes atteintes du SIDA, ou bien des membres d’une association qui leur vient en aide. Ces photos ont une aura particulière. Comme des placards publicitaires qui seraient en partie décollés du mur, comme des affiches électorales déchirées, la représentation, le message contenu dans l’image sont contrecarrés par la réalité brute qu’on aperçoit derrière. 

Autre exemple, autre travail représentatif : la série Devils in Disguise, réalisée en 2010, qui montre des enfants déguisés, photographiés dans un bois. On reconnait dans les déguisements un certain nombre de personnages de la culture pop qui nous sont familiers, seulement les panoplies sont mélangées. Le costume de Hulk est porté avec la ceinture de Lucky Luke, le chapeau de Zorro est vissé sur un masque de zombie… Ces références croisées font écho à notre époque, où la culture de masse est un langage hybride adossé au réel, un système de signes étroitement confondu avec la réalité. C’est aussi une façon pour l’artiste de suggérer que les enfants, avec leur imaginaire formaté, sont néanmoins capables de créativité. 

Il n’y a pas de manichéisme chez Beauregard. Son travail témoigne d’une finesse, d’une souplesse dialectique indéniables. On le voit au détachement avec lequel il traite ses modèles pour parvenir à ces mises en scène qui tiennent le regardeur quelque peu à distance, car la vérité de ces images n’est pas dans leur spontanéité, dans ce moment décisif cher à Henri Cartier-Bresson, mais dans l’interprétation possibles des signes disséminés dans le cadre. C’est donc au regardeur de trouver les boutons, à lui de construire lui-même le jouet à partir des éléments épars. 

Ce qui est drôle, c’est qu’à l’entendre parler de son travail, on a parfois l’impression que Beauregard se sert du même mécanisme. Au lieu d’entrer dans une description dans le détail de ses photographies, il préfère donner des indices. Il multiplie les références à la peinture, à la littérature, au théâtre, au cinéma. Il déballe la chose en pièces détachées. Il cite notamment Samuel Beckett, et c’est là peut-être une clé essentielle, car comme chez Beckett, en dernière analyse, le travail de Christophe Beauregard est une réflexion sur notre condition humaine. L’artiste nous dresse le portrait d’une humanité qui n’en finit pas de se grimer, d’enfiler des costumes, de se donner en représentation. Une humanité en flottement — pour reprendre un mot que l’artiste affectionne —, dérisoire peut-être, d’une certain façon, mais touchante, et en fin de compte on ne sait pas très bien, comme chez Beckett, s’il faut rire ou avoir pitié de cette tragicomédie qu’est l’existence, où chacun doit, quoiqu’il arrive, tenir son rôle. 

Alex Gobin, 2019

Carole El Dana, Christophe Beauregard, Why Not Portraits ? 2019
Carole, Christophe Beauregard, Why Not Portraits ? 2019
Courtesy de l’artiste et de la galerie Ségolène Brossette
Guillaume, Christophe Beauregard, Why Not Portraits ? 2019
Guillaume, Christophe Beauregard, Why Not Portraits ? 2019
Courtesy de l’artiste et de la galerie Ségolène Brossette
Basiliade, Christophe Beauregard, Le meilleur des mondes ? 2012
Basiliade, Christophe Beauregard, Le meilleur des mondes ? 2012
Courtesy de l’artiste et de la galerie Ségolène Brossette
Zomzor, Christophe Beauregard, Devils in disguise 2010
Zomzor, Christophe Beauregard, Devils in disguise 2010
Courtesy de l’artiste et de la galerie Ségolène Brossette

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Représenté par Ségolène Brossette Galerie, Paris

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