QUAND JE N’AURAI PLUS DE FEUILLE, J’ÉCRIRAI SUR LE BLANC DE L’ŒIL

QUAND JE N’AURAI PLUS DE FEUILLE, J’ÉCRIRAI SUR LE BLANC DE L’ŒIL

Abdessamad El Montassir, Al Amakine, 2016 – 2020. Installation photographique en caissons lumineux et pièce sonore 6.1. Crédit photo : Aurélien Mole.

ENTRETIEN / Clare Mary Puyfoulhoux s’entretient avec Gabrielle Camuset, commissaire de l’exposition « Quand je n’aurai plus de feuille, j’écrirai sur le blanc de l’œil », Villa du Parc, Annemasse

L’exposition collective « Quand je n’aurai plus de feuille, j’écrirai sur le blanc de l’œil » réunit les artistes M’Barek Bouhchichi, Abdessamad El Montassir et Sara Ouhaddou

Invitée à visiter l’exposition « Quand je n’aurai plus de feuille, j’écrirai sur le blanc de l’œil » à laquelle contribuent M’Barek Bouhchichi, Abdessamad El Montassir, Sara Ouhaddou et qui se tient à la Villa du Parc du 21 janvier au 7 mai 2022, je suis emportée par le travail d’Abdessamad El Montassir. Son utilisation du médium photographique est à la fois complètement innervée des codes de l’art contemporain (on pense à Jeff Wall, on sait qu’il a lu Georges Didi-Huberman, pour le dire rapidement et simplement) et exploration démembrant ce que l’œil et le paysage ont à se dire, au-delà du sujet très singulier du désert marocain : qu’il n’y a pas unité mais facettes difficilement complémentaires ou compressibles à tout ce que l’on voit. Son approche de la forme poétique, de la langue, des questions de (non) traduction, sont si belles, si fortes, que je ne peux m’empêcher, entre le temps de ma visite et celui de la rédaction de l’article, de lui souhaiter de lire l’important « Cavalier d’Epée » de Pierre Chopinaud, paru cette année chez P.O.L. 

La rencontre avec ce travail, installation en salle sombre, enveloppée d’une nappe sonore et film présenté dans une salle contiguë, me percute. Je décide de parler, de manière fractale et partiale, avec la commissaire de l’exposition, Gabrielle Camuset. Le texte qui suit est l’une des choses que nous nous sommes dites, il reste volontairement suspendu et ne rend pas compte des splendeurs d’un film qu’il faut voir, du temps que fabrique, partout, la confrontation aux deux propositions d’Abdessamad El Montassir. Ce sont moins les mots que la forme : la critique cherche à mimer pour restituer ce qui a été vu.

Un premier texte est de moi, Clare Mary Puyfoulhoux. Gabrielle Camuset y a répondu par incises. Ces dernières sont présentées dans des encarts qui viennent rebondir sur certaines formules du premier texte et sont mises en gras. 

Les œuvres présentées dans l’exposition d’Abdessamad ont-t-elles un titre ? 
Le reste est délibérément flou, abstrait, pour t’inviter Gabrielle, à rentrer dans la matière, ou à la commenter. 

L’installation en caissons lumineux s’intitule « Al Amakine » / « les lieux»
Le film s’intitule « Galb’Echaouf », ce qui signifie littéralement « le cœur du regard » et, surtout, c’est le nom d’une montagne dans le Sahara.

Il y a une terre, une étendue. C’est l’orée du désert. Cet endroit, ce territoire, n’est pas ici. Il est sensément là-bas, au sud du Maroc. Quelque chose, un conflit, le fait d’hommes. L’histoire et le désert ont cela de commun qu’ils sont inqualifiables. J’entends : rien ne les dit de mieux qu’un grain de sable ou une date. Pour autant, la somme de tous les grains de sable ou de toutes les dates n’en diraient rien.

Complètement et ce n’est pas l’objectif : l’idée est que l’on puisse comprendre qu’il y a des récits, des lieux, des repères, des savoirs liés aux espaces ; que le ‘vide’ que nous (ou d’autres) projetons est un vide d’à priori, de contexte ; mais qu’il faut aussi se décentrer de ses repères pour approcher d’autres réalités, qui ne sont pas ni mieux ni moins bien, juste différentes mais tout aussi importante. Si on apprend à opérer ce décentrement, ce sont de nombreux contextes, parfois même voisins-immédiats des nôtres, qui prennent une forme nouvelle. C’est une des ouvertures que « Al Amakine » nous invite à opérer.

Abdessamad El Montassir sait cela, le figure. Une voix récite, mélopée, la cartographie des déplacements autour des mines prêtes à exploser du passé. Une langue faite pour dire et qui n’est pas traduite, qu’il serait vain de traduire, rend l’immensité du désert, le visiteur comprend cela, que le point d’entrée, le centre, ne s’appréhende pas, se dérobe, est toujours déjà là. L’installation, photographies suspendues dans le noir, caissons lumineux (ce sont les étoiles, qui pour les marins et les nomades, servent de repères1), alterne entre plantes sur fond blanc et paysages. Constellation en leurre. 

C’est une belle coïncidence que tu évoques les étoiles car nous avons longuement parlé avec Abdessamad des images-lucioles – en référence aux pensées de Georges Didi- Huberman (‘Survivance des lucioles’) qui se posaient comme des réponses à Pier Paolo Pasolini (‘Disparition des lucioles’).
Avec la reprise de l’idée que les lucioles sont comme des espaces de résistance en survivance qui échappent et que l’on a besoin de temps et de patience pour apercevoir, face à la lumière éblouissante de l’Histoire et/ou du pouvoir globalisant. Pour Abdessamad et moi, il y a des formes de parallélismes entre ces lucioles et les savoirs ancestraux mais non considérés (la poésie dans le cas d’Abdessamad mais l’artisanat pour M’Barek et Sara). Abdessamad parle parfois de ces savoirs comme des lucioles ou même comme des petites verticalités dans l’horizontalité de l’histoire. (et là il fait aussi directement référence aux ‘’Achayef’’ qui sont des repères invisibles pour qui ne les connaît pas et qui permettent de s’orienter dans le désert. Les Achayef sont souvent des petits empilements de pierres).
Je trouve aussi que les œuvres d’Abdessamad que tu mentionnes fonctionnent comme des images-lucioles.

Abdessamad El Montassir est de là-bas, c’est son ami d’enfance, fils du poète, parti avec lui sur les pistes ouvertes par ce que nous nommons poèmes, qu’ils pourraient nommer vie, qui dit les mots que nous entendons, qui ne sont pas comme s’ils étaient parlés puisqu’ils sont scandés, et ponctués de bruits de plantes. Ces plantes, sont la mythologie du désert, un film nous le raconte.

L’œuvre est située. Le visiteur arpente. La photographie vient de ce que l’on veut garder la trace du réel. La photographie serait le réel de l’œil. Elle capterait, sans mensonge, du haut de sa technique. La photographie, les écrans, tordent l’œil, le résument à l’idée d’une totalité comprise dans ce que l’humain, un certain humain perçoit. La photographie telle qu’utilisée par Abdessamad El Montassir n’est pas celle-là. Elle nous le dit systématiquement : je vois ceci et puis cela, le paysage n’existe pas, seuls des fragments, des enchevêtrements de points de vue, des clefs de lecture, toutes les larmes d’autrefois. 

1 Georges Didi-Huberman, Survivance des Lucioles, 2009, Paris, Editions de Minuit 
Pier Paolo Pasolini, La disparition des Lucioles, 1975, extrait des Ecrits corsaires. Traduction de Philippe Guilhon (Champs) : http://www.amboilati.org/chantier/pier-paolo-pasiloni-la-disparition-des-lucioles/