JAY TAN

JAY TAN

ENTRETIEN / entre Madeleine Mathé, directrice du CACC et l’artiste Jay Tan
à l’occasion de l’exposition Spaghetti Junction du 29 février au 17 mai 2020 au Centre d’art contemporain Chanot, Clamart

Madeleine Mathé : Nous pourrions entamer cette conversation en parlant de « Spaghetti Junction ». Le titre de cette exposition est plein de promesses. Cela évoque un plat bien connu, mais aussi les grands échangeurs autoroutiers, et par extrapolation, la rencontre de différentes origines ou cultures, en un seul endroit. Quand je pense à ta pratique, je pense à des organisations apparemment désordonnées, mais qui sont en fait poétiques et pensées avec beaucoup de précision. Pourrais-tu nous parler un peu de ce titre ? 

Jay Tan : Avec un étudiant, on a parlé de ce que ça faisait, quand quelqu’un de désordonné vit avec quelqu’un de très rangé, et de la manière dont cela peut influencer en profondeur nos relations. La honte et le jugement vont souvent de pair avec le désordre : on peut passer pour quelqu’un de peu soigneux, ou de fainéant. Être ordonné peut être associé à des notions inflexibles comme la propriété et l’étroitesse d’esprit. Je trouve que ces dichotomies familiales/domestiques entre ordre et désordre sont un point de départ très utile pour penser le conflit, la contamination, la diplomatie, l’interruption, l’échange et les malentendus, à plusieurs échelles. Qui utilise quels types d’organisations, et pour quelles raisons ? Comment se soucie-t-on, ou s’identifie-t-on à son environnement et à ce que l’on possède ? Que se passe-t-il quand on doit composer avec les modes d’organisation des autres ?

Spaghetti Junction est un échangeur autoroutier bien spécifique, au Royaume-Uni. Il a été commencé à la fin des années 1960 et terminé en 1972. C’était le symbolise d’un récit d’après-guerre tardif, fait d’un mode de vie moderne, dynamique, pratique, que le gouvernement mettait en avant et que les médias ont capté. Comment faire en sorte que les gens/l’économie se portent mieux, pour qu’on puisse rembourser notre dette aux États-Unis ? Je m’intéresse à la manière dont les grandes infrastructures font écho au commerce, à l’identité nationale et à la corruption, tout en donnant une tonalité sociale aux communautés urbaines. Mes anciens petits-copains adoraient les blagues sur J.G. Ballard, c’était des gros fans de Jonathan Meades et John Betjeman. Le vrai boys-band britannique grincheux de la fin du XXe siècle. Ils râlaient sur l’esthétique publique et la sensibilité architecturale. J’ai un débat sans fin avec mon grand-père Anglais, qui est décédé, sur la beauté et le non-sens, la finesse d’esprit et la moralité. Mon travail est en grande partie une réfutation ou un brouillage de l’architecture des Old boy’s club, mais j’ai quand même envie de m’amuser avec ses jouets. Comment fait-on des donuts autour de Boris ou en s’éloignant de lui ? Je me suis demandée récemment si « The Age of Anxiety » de Auden, pourrait/allait s’écraser contre le projet chinois de « la Ceinture et la Route ». La (nouvelle) route de la soie, la convergence, le voyage, les gens et les choses/les idées qui voyagent. Ceux qui bougent. Pourquoi et comment les gens se déplacent-ils ? Qui doit se déplacer, qui en a envie. Ceux qui restent sont-ils provinciaux ? Parmi ceux qui se déplacent, lesquels sont des enfoirés cupides, et lesquels sont simplement affamés ? 

M. M. : Le titre fait parfaitement le lien avec la première installation qu’on voit en entrant dans l’exposition. Trax [Pistes] est une maquette grand format d’un circuit automobile. Les petites voitures sont customisées, avec des paillettes et des sequins. Elles sont vraiment fabuleuses, elles me rappellent le film Priscilla, folle du désert de Stephan Elliott, quand elles paradent sur la piste. On peut dire que cette oeuvre fait fusionner deux activités qui sont encore très genrées. Subvertir la norme et prendre en compte des identités fluides, c’est important dans ton travail comme dans ta vie de tous les jours… 

J. T. : J’ai un pull que je porte côté coutures, parce que je le trouve plus agréable et que c’est plus joli comme ça. Mon frère me charrie et dit que je le porte à l’envers juste pour être différente, et je lui réponds en rigolant qu’il n’est pas à l’envers. Si on pense à la confection d’un pull en laine (pour le moment, mettons de côté les fibres, les moutons et l’histoire des cardeurs de laine), c’est plus ou moins un fil qui tourne autour de lui-même pour créer une surface autour du corps. On peut le penser en termes d’intérieur et d’extérieur, si on veut. Si on aime les maths, on peut voir ça comme une sphère creuse et flexible avec quatre trous, ou comme un tore solide avec trois trous. Les perspectives différentes (des modèles de production d’image/imagination) n’émergent pas forcément de l’envie consciente de faire quelque chose de subversif. On peut porter un vêtement d’une certaine façon pour une question de plaisir ou de confort, et quelqu’un pourra trouver ça perturbant. Cette perturbation devient le lieu d’une dispute, d’une conversation et de questions. Il me paraît urgent d’apprécier et de mélanger (nos) intérieurs et extérieurs. Échangeons l’ordre contre les odeurs. Je rêve d’un circuit automobile – ou peut-être d’un parc aquatique… Un tunnel-parc à voitures mouillées ! – qui serait fait d’hélices voyageant à travers des cross-caps et des donuts étincelants, avec soixante zillions d’odeurs de symétrie. Trempons-nous dans les odeurs des autres. Quand pourrai-je construire un parc aquatique basé sur la modélisation par homologie ? Un nuage, une touffe de protéines qui zigzaguent, une spirale de surfaces.

M. M. : Tu m’as parlé du cosmos, dans lequel tu voies la beauté de la désorganisation ou du chaos. Dans la deuxième installation, Under the Table, Aliced [Sous la table, comme Alice], le visiteur entre dans une grotte immersive, faite de vieilles tables, dans et au-dessus desquelles différents matériaux trouvés et des vidéos s’enchevêtrent tels une toile d’araignée. Tous ces matériaux tissés ensemble touchent à ce que tu appelles « l’esthétique du détritus »… Comment considères-tu cette grotte ? 

J. T. : Mon attention surgit dans et à partir des petits détails et des grands désordres. Je saute beaucoup d’un projet à l’autre. J’essaie de ne pas réduire cela au chaos et je ne crois pas à la désorganisation en tant que telle. Nous habitons beaucoup de structures différentes. Nous sommes tellement de structures. Il y a des modèles. Je ressens un rythme. Les choses vibrent, battent. Les étoiles ont un pouls, la poussière est épaisse. « L’esthétique du détritus », c’est une manière amusante de dénigrer les ornements ésotériques, formulée par un critique d’architecture qui s’appelle Kent Blooomer. Les « vrais ornements » peuvent être très beaux ; collectifs et transférables, un langage visuel qui se répète. Mais j’aime penser à la décomposition de ce langage, ses tremblements, ses bégaiements, l’effritement en gravats, à partir de marques et de gestes familiers. 

M. M. : On peut voir que tout l’espace est habité par différentes toiles d’araignées et noeuds chinois (Curtains [Rideaux]). Lors de ta résidence au CACC, nous avons eu la chance de vous voir avec différents collaborateurs et des étudiants, pendant vos séances de tissage. Celles-ci demandent du temps et de la concentration. Elles peuvent être propices à la méditation. Dans quelles mesures tes origines culturelles apparaissent-elles dans ton travail artistique ? 

J. T. : Ce genre de choses nous mène parfois à méditer. Mais souvent aussi on est ennuyé, on pleure, on s’arrache les cheveux. Personne ne se souvient de la manière dont il faut faire ces noeuds, certains fils ne vont pas là où on le leur demande, ils se défont. On n’a pas toujours le temps de s’apprendre mutuellement comment les attacher.

J’ai en tête une chanson de mon enfance. C’est un jeu auquel je jouais avec ma mère.

Where did you come from?
Croydon! 
What are we going to do with you?!
Put me in the rubbish!

[D’où viens-tu ?
De Croydon !
Qu’est-ce qu’on va faire de toi ?

Me jeter à la poubelle !]

J’ai baigné dans la culture britannique. L’estuaire de la Tamise : les parfums du sud-ouest du périphérique M25. Ça vous donne le goût des heures de pointe, des survêtements, des dalles, des gravières, des haies de troène et de la crème fraîche. Purley Way (où se trouve l’entrepôt chinois) était aussi un plaisir. Quand je rends visite à ma famille chinoise, je suis une touriste. Cette odeur de surfaces et de symétries est de retour. Je la sens.

Je suis complètement perdue par rapport à la question des origines, ça me fait me sentir bizarre. J’apprends à confectionner ces noeuds sur Youtube. C’est de l’orient-ation. L’est, c’est un concept étrange pour une sphère qui tourne tant bien que mal sur elle-même. En mandarin, « Chine » signifie « pays du Milieu », France se traduit par « pays de la loi ». Comment avons-nous pu donner une orientation à une sphère ? Le soleil vibre. J’ai ouvert un lieu artistique dans East London, qui s’appelle Enders. Comme dans le feuilleton britannique. Dans les livres de science-fiction, le personnage d’Ender comprend que, sans gravité, toute orientation est relative, et qu’on peut approcher les gens qu’on rencontre de différentes manières. « La porte est en bas ! » s’exclame-t-il avant de commettre malgré lui un génocide intergalactique.

Pendant la plus grande partie de ma vie, le fait d’être métisse était quelque chose dont je minimisais l’importance, ou que je passais sous silence. Surtout quand je faisais de l’art. C’est différent, aujourd’hui. Il y a de la place et du capital pour les parfums de la diversité. L’ordre de l’Occident se renifle.

Jay Tan fait de la sculpture, de la performance, du son et de la vidéo.
Elle a grandi dans le sud de Londres dans les années 80, en supposant que la plupart des chefs d’État étaient des femmes. Actuellement, elle vit et travaille à Rotterdam où elle co-gère également le nouvel espace communautaire Tender Center. Elle a terminé sa maîtrise des Beaux-Arts à l’Institut Piet Zwart en 2010 et a été résidente à la Rijksakademie en 2014/15. Elle a présenté ses oeuvres dans de nombreuses institutions dont les suivantes : Kunstverein Langenhagen, Centre d’art contemporain Ujazdowski Castle, Varsovie, Ellen de Bruijne projects et Galerie van Gelder, Amsterdam, Futura, Prague, Kunstverein, Amsterdam, Vleeshal Middleburg, CAC Vilnius, Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam, Hollybush Gardens, Londres, Centre d’art contemporain Witte de With et RongWrong, Amsterdam. 

https://jaytan.hotglue.me

Jay Tan, Under the Table, Aliced [Sous la table, comme Alice], 2020, Tables d’école ou de bureau, boucle vidéo de restes d’huile de poisson, boucle vidéo d’eau à Malacca, boucle vidéo de poivre sur une plaque électrique, matériaux divers, techniques mixtes, dimensions variables. Production CACC. © Margot Montigny – CACC
Jay Tan, Under the Table, Aliced [Sous la table, comme Alice], 2020, Tables d’école ou de bureau, boucle vidéo de restes d’huile de poisson, boucle vidéo d’eau à Malacca, boucle vidéo de poivre sur une plaque électrique, matériaux divers, techniques mixtes, dimensions variables. Production CACC. © Margot Montigny – CACC
Jay Tan, Trax [Pistes], 2020, Circuit Scalextric, techniques mixtes, dimensions variables. Crédits : Voitures créées en collaboration avec Leonardiansyah Allenda, et fabriquées par Leonardiansyah Allenda. Production CACC. © Margot Montigny – CACC.
Jay Tan, Trax [Pistes], 2020, Circuit Scalextric, techniques mixtes, dimensions variables. Crédits : Voitures créées en collaboration avec Leonardiansyah Allenda, et fabriquées par Leonardiansyah Allenda. Production CACC. © Margot Montigny – CACC.
Jay Tan, Trax [Pistes], 2020, Circuit Scalextric, techniques mixtes, dimensions variables. Crédits : Voitures créées en collaboration avec Leonardiansyah Allenda, et fabriquées par Leonardiansyah Allenda. Production CACC. © Margot Montigny – CACC.
Jay Tan, Trax [Pistes], 2020, Circuit Scalextric, techniques mixtes, dimensions variables. Crédits : Voitures créées en collaboration avec Leonardiansyah Allenda, et fabriquées par Leonardiansyah Allenda. Production CACC. © Margot Montigny – CACC.
Jay Tan, Trax [Pistes] - détail, 2020, Circuit Scalextric, techniques mixtes, dimensions variables. Crédits : Voitures créées en collaboration avec Leonardiansyah Allenda, et fabriquées par Leonardiansyah Allenda. Production CACC. © Margot Montigny – CACC.
Jay Tan, Trax [Pistes] – détail, 2020, Circuit Scalextric, techniques mixtes, dimensions variables. Crédits : Voitures créées en collaboration avec Leonardiansyah Allenda, et fabriquées par Leonardiansyah Allenda. Production CACC. © Margot Montigny – CACC.
Vue de l’exposition personnelle « Spaghetti Junction » de Jay Tan au Centre d’Art contemporain Chanot [29 février – 17 mai 2020], © Margot Montigny – CACC.
Vue de l’exposition personnelle « Spaghetti Junction » de Jay Tan au Centre d’Art contemporain Chanot [29 février – 17 mai 2020], © Margot Montigny – CACC.
Jay Tan, Curtains [Rideaux], 2020, Fil, serre-câbles, nouilles, plastique, objets trouvés, matériaux divers, techniques mixtes, dimensions variables. Production CACC. © Margot Montigny – CACC.
Jay Tan, Curtains [Rideaux], 2020, Fil, serre-câbles, nouilles, plastique, objets trouvés, matériaux divers, techniques mixtes, dimensions variables. Production CACC. © Margot Montigny – CACC.
Jay Tan, Trax [Pistes] - détail, 2020, Circuit Scalextric, techniques mixtes, dimensions variables. Crédits : Voitures créées en collaboration avec Leonardiansyah Allenda, et fabriquées par Leonardiansyah Allenda. Production CACC. © Margot Montigny – CACC.
Jay Tan, Trax [Pistes] – détail, 2020, Circuit Scalextric, techniques mixtes, dimensions variables. Crédits : Voitures créées en collaboration avec Leonardiansyah Allenda, et fabriquées par Leonardiansyah Allenda. Production CACC. © Margot Montigny – CACC.
Jay Tan, Trax [Pistes] - détail, 2020, Circuit Scalextric, techniques mixtes, dimensions variables. Crédits : Voitures créées en collaboration avec Leonardiansyah Allenda, et fabriquées par Leonardiansyah Allenda. Production CACC. © Margot Montigny – CACC.
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Jay Tan, Trax [Pistes] – détail, 2020, Circuit Scalextric, techniques mixtes, dimensions variables. Crédits : Voitures créées en collaboration avec Leonardiansyah Allenda, et fabriquées par Leonardiansyah Allenda. Production CACC. © Margot Montigny – CACC.
Jay Tan, Under the Table, Aliced [Sous la table, comme Alice] – détail, 2020, Tables d’école ou de bureau, boucle vidéo de restes d’huile de poisson, boucle vidéo d’eau à Malacca, boucle vidéo de poivre sur une plaque électrique, matériaux divers, techniques mixtes, dimensions variables. Production CACC. © Margot Montigny – CACC.
Jay Tan, Under the Table, Aliced [Sous la table, comme Alice] – détail, 2020, Tables d’école ou de bureau, boucle vidéo de restes d’huile de poisson, boucle vidéo d’eau à Malacca, boucle vidéo de poivre sur une plaque électrique, matériaux divers, techniques mixtes, dimensions variables. Production CACC. © Margot Montigny – CACC.
Jay Tan, Under the Table, Aliced [Sous la table, comme Alice] – détail, 2020, Tables d’école ou de bureau, boucle vidéo de restes d’huile de poisson, boucle vidéo d’eau à Malacca, boucle vidéo de poivre sur une plaque électrique, matériaux divers, techniques mixtes, dimensions variables. Production CACC. © Margot Montigny – CACC.
Jay Tan, Under the Table, Aliced [Sous la table, comme Alice] – détail, 2020, Tables d’école ou de bureau, boucle vidéo de restes d’huile de poisson, boucle vidéo d’eau à Malacca, boucle vidéo de poivre sur une plaque électrique, matériaux divers, techniques mixtes, dimensions variables. Production CACC. © Margot Montigny – CACC.