Paul Heintz, Shānzhài Screens

Paul Heintz, Shānzhài Screens

© Rotondes / Mike Zenari

FOCUS / Shānzhài Screens de Paul Heintz, installation mixed media (ftlm numérique (23’), collage, volume, peintures à l’huile et dessins crayon de couleur et aquarelle, dimensions variables) présentée dans le cadre du programme Triennale et de la 10e édition du Luxembourg City Film Festival (05-15.03.20)

Dans la banlieue de Shenzhen en Chine, le quartier de Dafen est réputé pour son industrie un peu particulière : celle de la réplique de tableaux faits main. Dans le Dafen Oil Painting Village, 8.000 copistes (peintres pour la plupart) s’organisent au sein d’entreprises et d’ateliers pour produire à la chaîne jusqu’à 5 millions de tableaux par an. À la pièce, en petite ou en grande série, ces copies des grands maîtres sont généralement vendues comme des objets de décoration par internet et se retrouvent accrochées dans des intérieurs du monde entier.

Qui sont les peintres de Dafen ? À l’heure du commerce mondialisé, de la délocalisation, des réseaux, quelles sont leurs conceptions de l’art ?

C’est ce qui motive la rencontre à distance de l’artiste Paul Heintz avec Wang Shiping au début de l’année 2017. Wang Shiping habite Dafen, où il est peintre de réplique, et a le même âge que Paul Heintz. Ils entament une correspondance de peintures et de dessins entre la France et la Chine et conversent par messagerie instantanée.

Tout en poursuivant cette correspondance peinte et dessinée avec Wang Shiping, Paul Heintz engage une production plastique personnelle organisée autour de trois axes − la « para-peinture », le film et la correspondance – dont résulte l’installation mixed media Shānzhài Screens. Ces trois entrées constituent les trois moments de l’exposition.

Le terme mandarin « shānzhài » signifie « imitation » ou « copie » et désigne communément la contrefaçon d’appareils électroniques, la copie la plus répandue dans cette région du sud-est de la Chine. Shānzhài Screens (soit littéralement « écrans de la copie ») rappelle l’utilisation des écrans, ceux des téléphones portables et des ordinateurs, au sein de l’industrie de la peinture de copie.

La para-peinture

En octobre 2018, après avoir marché dans les rues de Dafen pendant un mois, il me semble que ce qui est le plus intéressant (le plus important) se trouve un petit peu à côté des images reproduites. Juste au bord.

J’appellerai cette marge la para-peinture :  celle-ci  regroupe les gestes, les paroles, les actions, les idées d’ « à-côté » mais surtout les traces. Ces marques en marge des toiles que les peintres utilisent pour faire le bon mélange coloré, ces palettes d’appoint, ces bricolages ingénieux composés d’éléments de provenances hasardeuses et diverses pour servir la peinture, ces accumulations de matière et d’objets (croûtes de peinture sèche, châssis, cadres, essais, pinceaux et solvants en attente…).

Cette para-peinture prend plus de valeur pour moi car j’ai l’impression qu’à travers cette économie de la peinture de copie, c’est l’une des rares poches de rugosité et de spontanéité, souvent pertinente parce qu’elle résiste au productivisme et qu’elle constitue une image non-intentionnelle.

Les taches de pinceau en bordure des toiles, par exemple, racontent ce qu’il reste d’un geste épuisé, d’un aller-retour de la toile à son bord pour essayer l’épaisseur d’un nouveau pinceau, la couleur, le croquis, la valeur d’un objet peint. Malgré l’artisanat productiviste, ces gestes imprécis et va-et-vient en bordure restent ceux du doute et de la recherche à tâtons.

À plusieurs moments de notre correspondance par messagerie instantanée, Wang Shiping et moi-même faisons de manière synchrone des captures d’écran de nos téléphones respectifs. Shiping reproduit alors mon fond d’écran en peinture à l’huile, et je reproduis le sien en aquarelle.

Ces peintures et dessins de la taille de nos écrans sont disséminés dans le premier espace de l’installation.

Le ftlm

Il fait nuit à Shenzhen et les peintres, seuls dans leurs ateliers, s’activent pour finaliser leurs commandes.

Avec ce film, il est question du geste et du déplacement des images. J’ai voulu filmer la manière dont une industrie de tableaux de copie faits à la main telle que celle-ci intègre les techniques et les histoires de la peinture ancienne au croisement des technologies de télécommunication récentes. En résulte un univers tout aussi lisse et standardisé que celui de certaines industries de la décoration ou des marques de prêt-à-porter.

Je me suis occupé à déconstruire quelque chose de la dévoration des techniques et des récits humains par l’industrie et le business. J’espère proposer une critique de ce système marchand, car comme dans d’autres systèmes mondialisés, au-delà du vernis, il est question de mise à distance par la technologie, de solitude et d’exclusion.

La correspondance

J’ai débuté Shānzhài Screens par une rencontre provoquée et à distance avec Wang Shiping. C’est ce qui inaugura ce travail commun, bien avant même une idée de film. À l’instar du peintre-copiste, je me suis lancé dans un travail de dessin de réplique, celui de nos échanges de messages en aquarelle.

Alors que nous apprenions à nous connaître, je passais commande à Shiping d’images du quotidien ainsi que de détails de tableaux de maître, ce qu’il peignait la plupart du temps. À travers ces images canoniques de l’histoire de l’art occidentale, nous tissions nos propres histoires et trouvions des références à l’imaginaire populaire et à la globalisation culturelle. La plupart des images sont pensées en duo.

Par exemple, Shiping réplique une image que je lui envoie de mon atelier, je réplique une image du sien.

Nous ne parlions pas la même langue, j’utilisais un logiciel de traduction automatique intégré à WeChat pour le comprendre.

Ces mauvaises traductions automatiques chinois-français me parlaient en filigrane de la difficulté du lien, de la distance qu’imposent les interfaces technologiques contemporaines.

Au-delà de la réalité matérielle de ces peintures et dessins, cet ensemble d’objets raconte mon infiltration au sein de ce contexte de production d’images. Il part d’un échange marchand entre le copiste et son client et glisse vers une forme d’amitié.

Nos postures de commanditaires et de copistes se sont inversées pour faire de cette rencontre une forme artistique.

Paul Heintz, Shānzhài Screens © Rotondes / Mike Zenari
Paul Heintz, Shānzhài Screens © Rotondes / Mike Zenari
Paul Heintz, Shānzhài Screens © Rotondes / Mike Zenari
Paul Heintz, Shānzhài Screens © Rotondes / Mike Zenari
Paul Heintz, Shānzhài Screens © Rotondes / Mike Zenari
Paul Heintz, Shānzhài Screens © Rotondes / Mike Zenari
Paul Heintz, Shānzhài Screens © Rotondes / Mike Zenari
Paul Heintz, Shānzhài Screens © Rotondes / Mike Zenari
Paul Heintz, Shānzhài Screens © Rotondes / Mike Zenari
Paul Heintz, Shānzhài Screens © Rotondes / Mike Zenari
Paul Heintz, Shānzhài Screens © Rotondes / Mike Zenari
Paul Heintz, Shānzhài Screens © Rotondes / Mike Zenari
Paul Heintz, Shānzhài Screens © Rotondes / Mike Zenari
Paul Heintz, Shānzhài Screens © Rotondes / Mike Zenari

Scénographie : Marion  Flament
Production : Rotondes, Petit Chaos, Région Grand Est et Cinéma 93

Triennials

En une sorte de clin d’œil aux millenials (c.-à-d. l’ensemble des personnes nées entre 1980 et 1999), les Rotondes, le Casino Luxembourg et le Cercle Cité reprennent contact avec la Génération Triennale et réinvitent des artistes qui s’étaient illustrés lors de précédentes éditions. En préambule à la 5e édition de l’exposition qui se tiendra pendant l’été 2020, ces artistes à présent tout à fait « émergé·e·s » partageront, chacun·e dans un espace différent, la suite de leurs réflexions artistiques avec des œuvres récentes ou spécialement conçues.