ANNE-CHARLOTTE YVER, STORAGE FACILITY

ANNE-CHARLOTTE YVER, STORAGE FACILITY

FOCUS

En répondant à la proposition de Jean-Baptiste Lenglet de faire une exposition au Virtual Dream Center, Anne-Charlotte Yver a eu le sentiment « assez particulier » d’être dans la continuité de ses recherches tout en changeant de médium. Une collaboration qui a donné forme à un projet intitulé Storage facility réunissant pour l’instant cette exposition virtuelle ainsi que son extension dans le réel, une installation réalisée sur l’invitation de l’association Process’Art en mars dernier pour l’exposition Sheds. Un projet qui a permis à cette artiste qui ne perçoit pas ses sculptures comme « des objets » de concevoir une relation très spécifique entre ses pièces et l’espace d’exposition en conjuguant des questionnements au caractère parfois intime et obsessionnel qui acquièrent dans ces contextes de nouvelles résonances.

Quel premier sentiment a accompagné le passage de la réalité concrète des œuvres au virtuel ?

Le virtuel n’est pas du tout mon médium. J’ai une pratique de sculpture très liée aux contraintes spatiales et techniques, à la manipulation de divers matériaux, que j’assemble dans des installations très matérielles, parfois imposantes. Même s’il était assez étrange de travailler sur ce projet, j’étais intéressée par la possibilité de penser des pièces autrement. Avec le recul, si je devais faire une autocritique, je dirais que je n’ai jamais vraiment réussi à me détacher de mon médium pour m’engager pleinement dans la question du virtuel. Exposer dans le Virtual Dream Center nécessite que l’on élabore tout autant les sculptures qui seront présentées que l’espace d’exposition lui-même, et j’aurais dû les penser sans les dissocier. Au contraire par nécessité d’une situation de base, de repères, j’ai conçu un espace de sous-sol en béton structuré par un alignement de piliers, à partir duquel s’élaborent les pièces. Toutefois, grâce à la 3D, j’ai coupé, ajouté, supprimé certains de ces piliers. Des accidents de manipulation ont aussi généré certaines formes dont je me suis emparée, l’espace et les pièces se sont donc déformés l’un l’autre.

« Je ne conçois pas du tout la sculpture comme un objet mais plutôt comme un prolongement de l’architecture. Aborder un nouveau médium change les perspectives mais certaines préoccupations, comme cette relation qu’entretiennent pièces et espaces, de manière plus ou moins consciente, perdurent. »

Ne perds-tu pas avec le virtuel, tout ce qui justement caractérise la sculpture ?

Travailler en 3D a cet intérêt de dissocier complètement la matière de ses caractéristiques physiques, de son poids, de son équilibre, de la gravité. Elle me donne la possibilité d’effectuer des manipulations impossibles dans la réalité. Concernant l’aspect des murs, j’ai retrouvé la texture du béton en important sur le logiciel de 3D des photos de surfaces de pièces qui se trouvaient dans mon atelier comme une sorte de papier peint. De la même manière, j’ai conçu le sol de l’exposition en montant en boucle les images vidéo en noir et blanc d’une coulée de lave. Un film qui imprime un mouvement au plancher et donne l’indice, par cette sensation d’instabilité du sol, de cette perte de la gravité.

As-tu essayé de profiter de la liberté offerte par le Virtual Dream Center pour travailler de manière spécifique la notion de circulation qui est très présente dans tes installations ?

Mes pièces, qu’elles soient physiques ou virtuelles, ont un caractère immersif. Il est d’ailleurs souvent possible de rentrer à l’intérieur car je les pense toujours associées à l’espace où elles prennent place et au corps du visiteur. J’ai recréé cette prise à partie du corps dans le Virtual Dream Center en plaçant des pièces vitrées qui ont pour fonction de guider la circulation du personnage. Concernant l’espace en lui-même, je l’ai divisé en deux, une partie avec un champ très ouvert donnant sur un deuxième conçu comme un puits sans fond, qui se termine par une forme de désintégration.

Peux-tu nous parler de ton travail sur les images qui accompagnent tes installations ?

Mon travail artistique a toujours été inspiré par le cinéma. La sérigraphie et les images fixes présentes dans mes installations proviennent de captures d’écran, d’images en mouvement. M’engager sur le Virtual Dream Center m’a permis de travailler sur le fantasme d’une « sculpture-cinéma ». Ce sont des sculptures-écrans, leur matérialité fictive génère sa propre lumière chimique, rendant visible l’image. Je parle dans les légendes des pièces d’encre chimiluminescente ou de surface auto luminescente. Comme pour l’installation à l’exposition Sheds, où la tension électrique traversait les tubulures en béton et en acier comme la moelle dans les os, leur énergie appartient à leur matière.

Peux-tu nous parler de la figure du zombie qui prédomine dans Storage Facility ?

La figure du mort-vivant a toujours été présente dans mon travail. Certaines images sont d’ailleurs tirées du film Day of the Dead de Romero, et d’autres proviennent d’une scène trouvée sur internet, d’une strip-teaseuse contaminée par un zombie alors qu’elle est en train de danser, sa chorégraphie devenant dès lors complètement monstrueuse. On peut reconnaître cette figure dans la projection qui bugge, et c’est son œil en gros plan auquel on fait face en entrant dans l’espace d’exposition.

On y retrouve ce côté organique récurrent dans ton travail et notamment dans l’installation à Sheds avec des câbles qui rappellent des veines, des artères…

Au Virtual Dream Center comme dans l’installation à Sheds, les images ont l’apparence de radiographies, d’écrans qui permettent de voir la matière interne, vivante, organique, de la sculpture. Par une simple inversion des couleurs, les images sanguinolentes des films de zombies passent d’une dominante rouge à un bleu phosphorescent. Quand je parle de matière chimiluminescente, je fais référence au luminol, une substance couramment utilisée pour détecter les traces de sang sur les scènes de crime. Le luminol génère une lumière bleue phosphorescente par réaction chimique. Je dissémine ainsi de quoi reconstituer une hypothèse, les éléments sont présents, fonctionnent en réseaux et résonances, mais de façon parfois cryptée. En laissant des indices dans les légendes des pièces, j’invite à mener l’enquête.

 

« Le titre Storage Facility fait directement référence aux souterrains et autres sites industriels abandonnés. Travailler en sous-sol, dans des caves, fait sens pour moi car ce sont les espaces cachés de l’architecture dans lesquels peuvent se dérouler des expérimentations étranges. » Anne-Charlotte Yver

 

Quelle expérience tires-tu de cette première participation au Virtual Dream Center ?

Je suis déjà très touchée d’y avoir été invitée par Jean-Baptiste Lenglet pour la toute première exposition, car l’ensemble est un véritable défi et cette première version pose les bases d’un projet d’une grande ampleur, amené à évoluer et se métamorphoser dans le temps, en faisant collaborer artistes, architectes, critiques, curateurs, musiciens, etc. Du fait qu’il s’empare d’un terrain très spécifique et quasiment inexploré dans le domaine, le Virtual Dream Center soulève de nouveaux problèmes et transforme les relations des artistes à leur travail et des œuvres aux espaces, notre rapport à l’exposition et au statut des œuvres, en proposant une voie pour se saisir de ces nouveaux médias. Ainsi, c’est avant tout un espace expérimental dans lequel les limites des formes artistiques que l’on connaît peuvent être contournées, repoussées, maltraitées, et donner lieu à l’émergence de nouvelles formes. La pièce que j’ai faite à Pantin pour l’exposition Sheds n’aurait certainement jamais pu exister sans ce passage par le virtuel, c’était une manière d’aborder le travail par un autre angle, et dans ce sens d’approfondir la recherche, de dénouer certains points et de faire émerger de nouveaux problèmes à travailler dans le futur.

 

Texte de Valérie Toubas et Daniel Guionnet initialement paru dans la revue Point contemporain #7 © Point contemporain 2018

 


Anne-Charlotte Yver
Née en 1987 à Saint-Mandé.
Vit et travaille à Paris.

DNSAP (2011), École Nationale Supérieure des Beaux-arts, Paris.

 

 

 

Visuel de présentation : Storage Facility, vue de l’exposition d’Anne-Charlotte Yver. Bande-son de Julien Loubière, Virtual Dream Center 1.0. Courtesy Virtual Dream Center et Anne-Charlotte Yver.