ANTWAN HORFEE

ANTWAN HORFEE

Antwan Horfee, Tati play, 2019
Acrylique et acrylique polyuréthane sur toile, 136 x 100 cm
Courtesy artiste et PLUS-ONE Gallery Antwerp

PORTRAIT D’ARTISTE / Antwan Horfee
par Daniel Guionnet et Valérie Toubas
initialement paru dans la revue Point contemporain #14

« Il faudrait en ouvrant la boîte, ouvrir son son oeil à la dimension d’un regard expectatif : attendre que le visible « prenne », et dans cette attente toucher du doigt la valeur virtuelle de ce que nous tentons d’appréhender sous le terme de visuel. »
Georges Didi-Huberman1

Nombre de personnages malicieux habitent les dessins d’Antwan Horfee constituant un micro-monde carnavalesque, plein de vitalité, se jouant du trop sérieux des vivants que nous sommes. Issus de l’imaginaire de la bande dessinée underground de Richard Corben, de mangas ou de films d’animation que seuls les puristes connaissent, ils composent une communauté familière, autonome, délurée et délirante. Une société fantasy peuplée de trublions qui s’animent sur le papier où le crayon, comme pris d’une transe, se plaît à imaginer toutes sortes de situations cocasses, de machineries et de déformations drolatiques et poétiques. La métaphore d’une société humaine qui serait décomplexée, imaginative, et promettrait d’être féerique. Diplômé des Beaux-Arts de Paris, Antwan Horfee impose immédiatement un style reconnaissable, bien loin de la peinture conceptualisée. Ses oeuvres, tout en témoignant d’une extrême maîtrise, ont la faculté de donner vie à un imaginaire en marche gesticulant dans d’innombrables saynètes. Un vocabulaire esthétique que l’artiste construit dans son oeuvre peinte et dessinée au fil de ses découvertes de ce patrimoine iconographique qui nous est commun. Les images qu’il emprunte, détourne et réinvente, sont aussi celles qui ont éduqué notre regard, les situations qu’elles rappellent ont concouru à nos apprentissages du danger et du bien ou du mal, ont nourri notre imagination et en ont montré les potentialités infinies. Un langage naturel, d’une justesse qui nous interpelle tous, sans doute parce que la peinture d’Antwan Horfee est, comme la décrit Rothko, « […] une méthode pour forger une trace visible de notre expérience, visuelle ou imaginaire, colorée par nos propres sentiments et réactions, et indiquée avec la même simplicité et la même spontanéité que chanter ou parler. »2

Une spontanéité que l’on retrouve dans les personnages même, qui catalysent cette énergie de l’artiste. Antwan Horfee génère des images qu’il multiplie en jouant sur d’infinies variations de situations de cette société affairée, récréative ou industrieuse. Les références s’y entrecroisent et se mêlent à celles du spectateur dans un indescriptible capharnaüm. Rien n’est statique, tout est action, tourbillonne, prend vie. Un mouvement des images que l’artiste prolonge à travers Stubborn Horses (2019) un film autoproduit d’une durée de six minutes présenté à la 15e biennale de Lyon et qui concrétise un projet qu’il ambitionnait depuis longtemps, faisant référence à une tradition du film d’animation qui l’a nourri et à laquelle il rend hommage. En effet, depuis ses expositions personnelles Passage (2011) et Hard Comix (2012) à Paris, les oeuvres de l’artiste ont profondément évoluées pour s’attacher de plus en plus aux principes mécaniques du mouvement et n’en retenir que ses lois fondamentales. Dans ses premiers dessins, le mouvement est en suspens, il poursuit un geste amorcé et annonce le suivant selon un principe bien connu dans la bande dessinée. Il est cette « image manquante »3 que l’on doit imaginer.

Chez Antwan Horfee le dessin est toujours en train de se faire, suggérant un dynamisme, instiguant des narrations, des micro-récits auxquels il donne une impulsion. Les expositions Imaginarium (2013) à galerie Goldstein de Londres puis Chaos Pays à Los Angeles (2014) à la New Image Art Gallery, expriment cette impossibilité de maîtriser un univers qui ne cesse de déborder du papier, de tout ce qui tente de le contenir. Il est cette imagination qui se développe en se nourrissant d’elle-même, emportée par son propre élan. Ce petit monde toujours dissipé échappe au cadrage, se trouve absorbé par les fonds des toiles, vit sa propre vie comme les monstres dans les « visions cauchemardesques »4 de Jérôme Bosch ou les êtres fantasmatiques d’un Odilon Redon qui, pour se laisser prendre, nécessitent un temps d’adaptation.

Antwan Horfee libère la représentation de ses contraintes et de son cadrage pour n’en exprimer que l’effervescence et la dynamique. Ses deux expositions personnelles Traditional Occupations (2014) et Sorry Bro (2017) à la Ruttkowski;68 Gallery, Cologne marquent la volonté d’échapper à des règles trop normées et de mettre en avant une impression plutôt que la représentation elle-même. Si ce qu’il nomme son « folklore » est bien présent, il se dissout désormais dans des jeux d’échelle et de hors-champ qui imposent au regard de perpétuelles mises au point. Car l’animation pour Horfee ne se réduit pas à la marche, à la course, à des « jeux de cache-cache dans le motif », elle est avant tout une mécanique du regard mise en oeuvre par le trait perturbé du dessin, elliptique, esquissé, en rupture ou en étirement. Il répond à l’oeil-caméra, à ce qu’il discerne quand il balaie la toile ou une peinture murale de plus de dix mètres de long comme Biolensu (2014) une intervention au Palais de Tokyo en duo avec Ken Sortais, sur laquelle horizontalité et verticalité, accumulation et superposition, répondaient au vocabulaire du manga Violence Jack de Go Nagai projeté au bout de l’espace d’exposition. Un geste encore plus radical se retrouve dans les fanzines que produit l’artiste, comme autant de « laboratoires expérimentaux »5 où le dessin tend à produire du pur mouvement. Sur toile, l’artiste varie les techniques pour suggérer une impression de superposition. Aplats de peinture, sprays de bombe, empreintes, craie grasse, viennent se chevaucher, se contourner dans une danse animée pour ne cesser de perturber le regard. L’artiste impose à l’oeil de faire des focus permanents afin de retrouver des images qui ne sont que suggérées. Ne restent alors plus que les fantômes de la représentation, les suggestions de leurs passages, l’esquisse encore abrégée du trait dessiné. Un inconfort qui a pour effet de dynamiser la toile, de la faire passer de moments forts à d’autres plus doux. Un trouble accentué si l’on accompagne notre regard d’un fond de musique classique qui, à la manière des bandes sonores des premiers dessins animés, vient compléter une narration qui, bien qu’à peine suggérée, devient alors envoûtante.

Antwan Horfee, Am your dog, 2019 Acrylique et aquarelle sur cellulose et papier, 42 x 30 cm Courtesy artiste et PLUS_ONE Gallery Antwerp
Antwan Horfee, Am your dog, 2019
Acrylique et aquarelle sur cellulose et papier, 42 x 30 cm
Courtesy artiste et PLUS_ONE Gallery Antwerp

L’univers d’Antwan Horfee se construit comme un espace à imaginer dont l’architecture et les limites restent imperceptibles, se déployant à nous comme un environnement purement psychique, et tendant à nous entraîner dans une profondeur plus sensorielle que visuelle. Il convie le spectateur à pénétrer cette fantasmagorie, à y déambuler, à s’y perdre. Pour son exposition personnelle I’m the glue (Anvers, 2019), l’artiste présente pour la première fois des dessins sur Rhodoïds qu’il superpose à des fonds réalisés à l’aérographe à la manière des « frames » utilisés pour animer les dessins dès les années 30 jusqu’à ce que le digital ait presque tout remplacé, même si, nous dit-il, « ils sont encore parfois utilisés pour saupoudrer de sensible les parties un peu aplaties par le digital et la 3D. » L’infime épaisseur de ces feuilles de plastique transparentes donne un effet de plans successifs et augmente cette impression que l’arrière-plan du dessin s’étend à l’infini et nous échappe.

Le dessin montre bien plus qu’il ne représente. Il n’est pas synthétique et ne peut tout confiner à la fois dans la « boîte de la représentation ». Il a besoin aussi de notre imagination pour fonctionner et c’est à elle qu’Antwan Horfee fait appel dans son installation Gigamaku (2019) au Palais de Tokyo par laquelle il nous fait vivre une expérience virtuelle et presque archéologique du lieu. Une immersion dans un paysage qu’il a d’abord modélisé en maquette avant de le concevoir en imagerie virtuelle, un monde avec toute sa complexité, ses défauts et ses bugs, dont il revendique une réalisation « avec les moyens du bord, sans faire appel à des technologies haute résolution, montrant qu’il est possible de créer un monde rempli de sensations où on est tenté de vivre une aventure personnelle » et par lequel on accède au moyen d’un objet, le casque de VR, lien du réel vers le virtuel.

Un effet de conceptualisation et de mise en abyme des couches d’écriture que l’artiste a expérimenté lors de l’exposition L’esprit souterrain au Domaine Pommery (2018-2019) en présentant un château gonflable peint et une projection vidéo en sous-sol, comme un passage littéral entre les dimensions. Une assimilation semble alors se forger entre l’activité cérébrale et cette vie dessinée qui s’entremêle dans ses oeuvres multipliant les médiums (acrylique, aquarelle, gouache, craie grasse,…) comme les supports (papier, toile, Rhodoïds, céramique, matelas gonflable,…). Un foisonnement bénéfique qui nous amène à un point de bascule où le réel comme les références et les médiums perdent pied, où le spectateur ressurgit dans un univers de l’autre côté du miroir qui n’a de limite que celui de la vélocité de l’imagination de son créateur.

1 Georges Didi-Huberman, Devant l’image, Les Éditions de Minuit, 1990, p. 173.
2 Mark Rothko, Écrits sur l’art, 1934, page 26.
3 Pascal Quignard, Sur l’image qui manque à nos jours, Arléa, 2014
4 Erwin Panofski, Les primitifs flamands, coll. 35/37, Hazan, 1971, p. 653.
5 Laura Morsh-Kin, Entretien avec Point contemporain, revue Un autre Monde du Frac Paca, 2019.

Texte Daniel Guionnet et Valérie Toubas
initialement paru dans la revue Point contemporain #14

ANTWAN HORFEE – BIOGRAPHIE

Né en 1983 à Paris
Vit et travaille à Paris
Instagram : haunted_horfee

Antwan Horfee, The Rave Cave, 2018. Exposition Expérience Pommery #14 : l’esprit souterrain Production in situ, château gonflable, peinture, projection vidéo, dimensions variables Courtesy artiste. Photo Frédéric Laurès
Antwan Horfee, The Rave Cave, 2018.
Exposition Expérience Pommery #14 : l’esprit souterrain Production in situ, château gonflable, peinture, projection vidéo, dimensions variables Courtesy artiste. Photo Frédéric Laurès