DIMITRI TSYKALOV

DIMITRI TSYKALOV

Dimitri Tsykalov, LINGERIE XXXIII, 2017.
Oil on wood, 27 x 39 cm. Collection particulière

ENTRETIEN / Propos de Dimitri Tsykalov recueillis par LT, décembre 2018

En quoi tes oeuvres relèvent-elles de la curiosité ?

Quand on y songe, l’art en lui-même est un phénomène curieux. La curiosité est déjà dans la nature de l’art. C’est une chose qui, dans notre société très appuyée sur la raison et sur la notion d’utilité, devient curieuse. L’art s’inscrit dans cette idée de curiosité et l’artiste est lui aussi une curiosité en soi dans son fonctionnement, dans ses choix. Concernant mes oeuvres, elles peuvent tout à fait relever de la curiosité plastique suscitée par les matériaux que j’utilise, par les formes qu’elles prennent sous mes yeux lorsque je les travaille. Il s’agit souvent d’objets, de sculptures. Certaines séries nous parlent de l’intime : je pense aux Lingeries en marqueterie débutées en 2017, fruit d’une recherche sur les liens entre violence et érotisme dans l’art occidental. J’aime rendre compte de cette dualité que contiennent souvent les scènes religieuses de martyres (à travers les représentations de Saint Sébastien, notamment). 

Pourquoi est-ce important pour toi de travailler des matières organiques ? 

Le vivant, humain inclus, est organique. Pourtant, dans le monde très sophistiqué dans lequel nous vivons, nous sommes continuellement obligés de nous interfacer avec le mécanique, l’automatique, le robotique et nous sommes petit à petit dépossédés, déconnectés de nous-mêmes et de nos rythmes. L’homme ne trouve plus de plaisir à faire les choses manuellement, tout va beaucoup trop vite. Travailler avec des matières organiques, c’est ma façon d’opérer une sorte de résistance face à tout cela : c’est ma manière à moi d’appliquer une autre temporalité, à savoir le temps long. J’opte pour la lenteur dans la production d’une oeuvre : j’estime que l’artiste doit travailler avec ses propres mains.

À travers l’utilisation de ces matériaux spécifiques, il est aussi question d’apprendre comment vivent et évoluent ces matières, combien de temps par exemple prennent les fruits pour se décomposer, combien d’heures vont être nécessaires pour sculpter mon codeur fait de bois et de terre, sachant que la collecte des matériaux fait aussi partie de ce temps long (je me rends spécialement en forêt pour trouver des branches, des lianes, qui joueront le rôle des veines par exemple). 

Parmi les matériaux que tu emploies, on retrouve les caisses de munitions qui servent à trophéiser des animaux comme des cerfs, des ours… 

Des trophées, oui, mais il serait trompeur de croire que ces séries (Skin, Massacres) se réfèrent à la chasse à l’animal. C’est le safari humain qui est ici évoqué. Les Massacres, trophées de cerf réalisés en caisses de munition militaires, ont été pensés en réaction aux violences des hommes contre les hommes. J’ai composé ces corps tranchés de cerfs à l’aide de caisses de munitions que je récupère un peu partout et ce depuis des années. Elles sont le symbole des destructions massives : la rationalité se perd dans le massacre absolu. J’utilise aussi une arme véritable, à savoir les bois de cerf : c’est une arme de guerre naturelle ! Il y a énormément de fonctions dans ces bois de cerf mais qui est totalement opposée à cette envie de posséder et de tuer qu’il y a chez les hommes. Il y a donc un contraste qui s’opère entre le produit de la guerre faite par l’homme et les bois de cerf qui s’inscrivent finalement dans un processus naturel.

Ce sont des séries d’oeuvres qui me permettent ainsi d’approcher cette question de la guerre, du sort des victimes, de la glorification à outrance des trophées de guerre, de la chasse à l’homme par l’homme lui-même. L’homme guerrier s’est toujours représenté comme une bête et s’est toujours lié à la symbolique des animaux : chars allemands de la Seconde Guerre Mondiale, bateaux vikings, casques de l’Empire Romain, etc. Je m’inscris donc dans cette tradition de représentation. 

Comment réfléchir sur notre propre mort aujourd’hui ? 

Mon travail effleure la notion de vanité depuis un long moment. Ma série de cartes bancaires tricotées rentrent, notamment, dans cette optique, avec la ficelle qui s’effiloche et qui détruit la carte de crédit petit à petit : tout est éphémère, tout à une finalité, surtout dans le domaine de la consommation (nous sommes aujourd’hui et de plus en plus entourés d’objets jetables, à durée de vie limitée). Les crânes en fruits évoquent quant à eux le temps qui vient prendre le relai et sculpter les oeuvres à son tour. Les insectes, le temps, agissent sur l’oeuvre et son rendu final, indépendamment de ma volonté. L’oeuvre commence à vivre toute seule, par elle-même et n’a jamais de forme définitive. Cette série contredit le principe même de l’oeuvre finie que l’on retrouve dans la plupart des musées et qui abritent ainsi cette notion de mort : nous y allons pour voir des oeuvres finies, figées dans le temps et dans la matière. La notion de finalité contient déjà en elle-même le sens de la fin. La vie de l’homme la contient aussi. Je pense qu’on fait tout pour s’empêcher de penser à la mort dans nos sociétés, car personne ne peut véritablement raconter ce que c’est.

Dimitri Tsykalov, HEART, 2002. Wood, bark and soil, 170 x 100 x 100 cm. Courtesy Galerie Rabouan Moussion
Dimitri Tsykalov, HEART, 2002.
Wood, bark and soil, 170 x 100 x 100 cm. 
Courtesy Galerie Rabouan Moussion
Dimitri Tsykalov, MASSACRE IV, 2015. Wooden ammunition boxes, targets, antlers, 140 x 60 x 63 cm. Collection particulière
Dimitri Tsykalov, MASSACRE IV, 2015.
Wooden ammunition boxes, targets, antlers, 140 x 60 x 63 cm.
Collection particulière
Dimitri Tsykalov, SKULL III, 2008. Lambda print, 60 x 60 cm. Courtesy Galerie Rabouan Moussion
Dimitri Tsykalov, SKULL III, 2008.
Lambda print, 60 x 60 cm. 
Courtesy Galerie Rabouan Moussion

Dimitri Tsykalov est représenté par la Galerie Rabouan Moussion à Paris

Site web de l’artiste