Romain Mader, From Davos with Love ! Galerie DIX9 Hélène Lacharmoise Paris

Romain Mader, From Davos with Love ! Galerie DIX9 Hélène Lacharmoise Paris

Lauréat du Prix Paul Huf 2017 décerné par le musée FOAM à Amsterdam, Romain Mader questionne la nature de la photographie et sa relation à la réalité. «From Davos with Love !» est sa première exposition personnelle en France.

Le titre de cette présentation fait référence à une conversation qui s’est tenue entre Romain Mader et Théo-Mario Coppola au Sanatorium Schatzalp, devenu un hôtel de luxe à Davos en Suisse – haut lieu symbolique où Thomas Mann décrypta les enjeux d’une Europe en mutation à travers une galerie de personnages atypiques, réunis autour du héros de la Montagne Magique. L’entretien accompagne l’exposition comme un prolongement possible des récits de l’artiste.

Conçue comme une rétrospective des récents projets de Romain Mader, cette exposition assoit le positionnement de l’artiste dans des contextes narratifs et ctionnels. Ses œuvres s’inscrivent dans des problématiques sociales et culturelles contemporaine (individualisme, nomadisme, mythologies personnelles), à l’appui de l’identité européenne, perçu comme paradigme. Ces recherches l’inscrivent dans la perspective du concept de MittelEuropa, de ses résurgences dans la littérature moderne européenne, et notamment dans l’héritage de l’ouvrage Fragilité de la narration, nouvelle approche de l’art contemporain. MittelEuropa comme paradigme de Lóránd Hegyi.

Cette immersion dans l’univers de Romain Mader révèle les multiples formes de la mise en scène de son propos, à la croisée du journal autobiographique, de la fiction et de l’enquête sociologique. Lui-même immergé dans des environnements sociaux particuliers (voyage en Ukraine, après-midi à la plage, visite d’une foire automobile), l’artiste est présent à l’image à la fois comme acteur et comme témoin de la réalité sociale qui l’entoure. S’écartant du situationnisme et de la critique de la culture de masse d’Adorno, Romain Mader propose de réconcilier le discours critique sur le post-moderne en s’exposant lui-même à la critique de sa présence dans l’image, tout en transfigurant le réel dans l’expérience de la fiction.

Nous regardons le monde en même temps que nous le faisons. Nous déconstruisons le monde, en même temps que nous y prenons part. Cette réconciliation philosophique entre le constructivisme (décryptage des grands schémas de la société) et la phénoménologie (mise-en-scène de l’expérience personnelle) se réalise dans une esthétique post-absurde, dans la continuité des expériences littéraires de Nicolaï Gogol ou Franz Kafka. La surprise, le décalage, l’inédit, l’incongru permettent au registre esthétique de l’artiste de se saisir du réel grâce à la complexité qu’offre la narration personnelle. Romain Mader contemple ses contemporains de la même manière qu’il pose la question de sa propre identité en relation à autrui. Est-il celui que l’on voit? Est-il pour lui-même celui qu’il représente ?

L’ambition de cette exposition consacrée au seul Romain Mader est de réinscrire, dans l’exposition même, le mode d’expression privilégié du jeune artiste suisse : la fiction. Le titre (From Davos with Love) est une référence ironique à la nationalité de Mader et à cette ville devenue, par son «Forum», haut lieu des élites économiques transnationales.

Davos est aussi un lieu insolite qui a concentré l’histoire contemporaine du pays, hors de sa prétendue neutralité. Dans les hauteurs divines et enneigées de cette station chic, dignitaires nazis et juifs persécutés sont passés. La littérature enfin devient une extension de Davos, à travers La Montagne Magique de Thomas Mann. Hans Castorp, jeune héros ingénu du roman, pourrait être un double littéraire de notre cher Romain Mader. Un double qui lui aussi aspire à connaître le monde en fréquentant une étonnante galerie de portraits. Chaque personnage est une facette du choix individuel : le désir, l’ambition politique, le savoir, la mondanité, la science, l’idéologie. Et chacun souffre, tousse, expectore sur les balcons ventilés et dans les chambres blanches du sanatorium. Chacun souffre et se croise dans un tourbillon ritualisé. Certains meurent. D’autres refusent d’atteindre la guérison qui signifie le départ. D’autres encore prolongent le séjour jusqu’à la mort.

Pourquoi ces circonvolutions littéraires ? Pourquoi cette comparaison biscornue entre le travail photographique de Romain Mader et La Montagne Magique ? Chaque personnage croit, sans réserve et sans gêne, à son destin, bercé par les névroses et la complexité des relations interpersonnelles. Il apparaît que chacun nourrit une fiction à propos de soi-même. Chacun voudrait mais ne peut. Chacun poursuit le rêve du devenir dans la belle réalité de la fiction.

Romain Mader est lui aussi magicien. Il déclare et ainsi il devient. Il s’approche d’autrui et l’amitié naît. Il explore des contrées inconnues et l’amour se concrétise. Il est porteur d’une quête qui tient en même temps à la construction de lui-même et à la projection du monde qui l’entoure sur lui-même. Des images du monde accumulées par l’esprit, restituées par le roman photo, le cliché, la pose. Les ensembles photographiques de Roman Mader sont des chapitres. Chaque chapitre tient sa place dans un récit plus vaste, labyrinthique et dans lequel une foule bigarrée se presse, FEMEN y compris.

Son projet Ekaterina est une quête emblématique : trouver l’amour qu’il ne peut atteindre dans son pays. L’ailleurs est une promesse de joie. Ses photographies témoignent de cet accomplissement. Mais l’amour était-il vraiment là-bas, en Ukraine ? Avons-nous été trompé en croyant à l’histoire d’un amour scellée après un voyage à l’Est ?

Autre série, Moi avec des lles. Lui, avec des lles. Gêné, un peu atté, il prend la pose. Les jeunes femmes fardées et souriantes sont complices.

Il semble heureux d’être à leurs côtés, de profiter de la beauté qu’elles lui offrent. Mais cette gêne assumée n’est-elle pas le simulacre que toute critique engendre ? Mentir pour révéler l’indicible. Capable d’autodérision, il désamorce son propre désir et devient l’anonyme qui, depuis qu’existent ces salons de l’auto, se laisse prendre en photo avec de jeunes femmes payées pour rehausser de leur présence le symbolique de la machinerie machiste. Le voilà coincé entre un désir honnête et le rire grinçant de qui regarde les autres sans illusions.

Qui sont ces nouveaux amis qui tournent le dos à la mer ? Sur une plage foulée par des grappes éparses d’individus plus ou moins confortablement installées, Romain Mader prend à nouveau la pose. Sympathique, débonnaire, il s’installe parmi celles et ceux qu’il ne connaissait pas jusqu’alors et leur propose une photographie, moment de partage, bercée par l’incertitude du ridicule qui ne dit pas son nom. L’ensemble est une collection de moments inconfortables. Qui suis-je au milieu des inconnus ? Comment peuvent-ils me percevoir en un court instant ? Que retiennent-ils de cette rencontre ? Et comment dire ce qui me relie à eux ? Ce sont de nouveaux amis, des inconnus désormais membres d’une communauté d’inconnus. Romain Mader saisit la solitude et le vague à l’âme avec la tendresse de celui qui s’implique, se rend présent à l’image en même temps qu’il la façonne. Il ne fait pas ce pas de côté que la photographie documentaire assume en s’écartant de l’objectif. Au contraire, il affirme l’incarnation de sa relation à autrui.

L’observation du monde ne nous prive pas de nous situer nous-mêmes. Romain Mader propose la réconciliation entre constructivisme et phénoménologie. D’un côté les structures, les grands schémas constitutifs de la société contemporaine et de l’affirmation dystopique de l’individu dans un système d’interactions. De l’autre, l’expérience personnelle présentée comme une fiction de soi-même, confinant à l’absurde et à une littérature européenne du décalage, entre les aspirations individuelles et la difficulté d’être en harmonie avec l’environnement social. Les conséquences de la modernité sont porteuses de ce paradoxe : vivre malgré soi, dans l’impossible nécessité du vivre ensemble. Face-à-face, communauté, amitié s’expriment dans l’affirmation des limites psychologiques du moi.

Reste un titre qui résonne comme une invitation au voyage, peut-être au milieu des montagnes dans un sanatorium où l’on entend encore les pas et les éclats d’un monde qui a basculé.

Texte Théo-Mario Coppola © 2018 GALERIE DIX9 Hélène Lacharmoise

 

 

Romain Mader, De nouveaux amis #2, 2011 impression jet d’encre, 10x15x3cm
Romain Mader, De nouveaux amis #2, 2011 impression jet d’encre, 10x15x3cm. Courtesy Romain Mader

 

Romain Mader, Bientôt, 2012. Impression jet d’encre, 40x50cm
Romain Mader, Bientôt, 2012. Impression jet d’encre, 40x50cm. Courtesy Romain Mader

 

Visuel de présentation : Romain Mader, Moi avec des filles #3, 2009 impression jet d’encre, 30x45cm. Courtesy Romain Mader