SILVÈRE JARROSSON

SILVÈRE JARROSSON

Silvère Jarrosson, Impression 10, 2019. Acrylique et élastomère sur toile de lin, 180 x 130 cm. Courtesy et photo artiste

PORTRAIT D’ARTISTE / Silvère Jarrosson
initialement publié dans la revue Point contemporain #14

Du biotope au biotrope et retour

par Xavier Bourgine

Après un Hommage à Antonin Artaud composé de trois vidéos projetées en juin 2019 à la Villa Médicis à l’invitation de son directeur artistique Cristiano Leone, et une résidence à Giverny en 2018 dans les pas de Claude Monet, Silvère Jarrosson présente sa nouvelle série, Impressions, un titre évidemment évocateur pour cet explorateur des territoires abstraits et qui invite à poser la question du fonctionnement et de la qualification d’une peinture en équilibre.

Mouvement, aller-retour : c’est la poésie et c’est la danse dans leur essence. Aller nulle part mais en passant par quelque chose, ou plutôt faire que le chemin devienne à chaque pas une destination. Le trope, ou figure, libre ou imposée, est le procédé par excellence du mouvement, du transfert qui permet l’éclosion du sens et du style. Il est un tour, sur soi ou de quelque chose, de danse ou de piste, qui consiste à remplacer un mot par un autre. La métaphore crue, la métonymie désinvolte, la synecdoque décalée et la tendre hypallage sont autant de tropes à disposition de l’écrivain pour son travail sur l’image et que le plasticien, également ouvrier de la représentation, n’ignore pas.
Peintre en mouvement et du mouvement Silvère Jarrosson l’est également, par sa double formation de danseur et de biologiste, du vivant. Son abstraction nous fait voyager par toutes les dimensions de l’univers et de la vie, elle s’annonce donc d’emblée comme signifiante, par métaphore, métonymie ou transfert. Le neurone, le lichen, le delta d’un fleuve n’y font pas l’objet d’un relevé scientifique précis, mais d’une évocation qui fonctionne par le déplacement de sens, plus exactement d’image, qu’induit un trope pictural.
Trope en effet que l’usage fait de l’acrylique qui dans une superposition de couches devient peinture à l’huile, trope aussi que cette abstraction qui renvoie à quelque chose, un biotope, un milieu biologique présentant des conditions de vie homogènes, avec ses espèces endémiques, ses roches, ses minerais et ses lois propres. Comment dès lors qualifier cet acte de création, de conception, où le trope enfante quelque chose de plus qu’une oeuvre : quelque chose de vivant ?

On sent ici une pratique trop particulière et cohérente, à la croisée des mondes, abstraits et figuratifs, et des arts, plastiques et vivants, pour pouvoir lui attribuer un mot préexistant. Il faut donc, de même que Michel Tapié parlait d’art informel pour désigner le travail à mi-chemin entre l’abstrait et le figuratif de Jean Fautrier, art de la matière informée, mise en forme, mais non pas domptée dans un rapport d’autorité formelle de l’artiste sur le monde, d’imitation scientifique ou transcendée par un moi déjà passablement mis à mal à l’époque, de même encore que Richard Texier parle à propos du souffle panthéiste qui lui permet de créer, d’élastogénèse, cette « force onctueuse et intuitive, composante majeure de l’Univers, qui vit au coeur de la matière et y déploie son influence équilibrante », créer un vocable, un mot, qui soit capable de désigner la pratique de Silvère Jarrosson.
Je propose celui de biotrope, mot-valise ou mot-retourné, recouvrant plusieurs réalités, technique, thématique, spirituelle, du travail de Silvère Jarrosson. Deux chemins étymologiques mènent au biotrope, celui du biotope, par épenthèse et celui du trope, par prosthèse. Ce dernier invite à considérer le biotrope comme un terme stylistique et non générique. Si le biotrope, donc, désigne un procédé, une figure vivante, le genre pictural dont procède une peinture qui l’emploie pourra être qualifié de biotropologique, par dérivation du terme.

La peinture biotropologique de Silvère Jarrosson adopte un vocabulaire propre, fait d’une gamme colorée resserrée autour des blancs, des gris, des ocres, des verts et de plus en plus rarement des bleus et des rouges, d’une grammaire picturale qui structure la toile en vastes volutes ou au contraire en fines modulations tremblantes. Celles-ci nécessitent un usage inédit de l’acrylique, sous forme de fine couche, de glacis, qui tiennent davantage de la traditionnelle peinture à l’huile. Le biotrope relève alors de la métonymie : un moyen technique est utilisé pour un autre.
L’emploi du biotrope permet surtout de faire basculer une réalité biologique, vivante et environnementale sur la toile, suivant une transformation qui n’obéit pas plus à la règle géométrique de la perspective qu’à celle tout intérieure de l’abstraction lyrique, mais procède plutôt d’une manipulation des paramètres environnementaux de production de la peinture. Jouant du gravitopisme de la matière picturale, Silvère Jarrosson en influence la propagation sur la toile comme on créerait un parcours dans une boîte de Petri pour modéliser le développement d’une bactérie, d’un champignon ou d’une mousse.
On comprend, à ce jeu de déploiement, que la réalité dont il est question est la mobilité de la peinture-matière. À moins qu’il ne s’agisse là aussi d’une métonymie et que ce magma de couleur renvoie à autre chose. Après avoir pris le monde, puis la lumière et enfin l’intériorité pour objet, la peinture, dans son acception biotropologique, non seulement prend pour objet le phénomène du vivant, mais encore considère la matière picturale primitive comme la vie même ou comme sa potentialité, liquide, mouvante. Et cette vie en devenir, la vie comme fait, sauvage, non ordonnée, cette zôê grecque, l’acte biotropologique vient la transformer en un tout, certes figé, mais à l’image du mouvement, pour aboutir à une vie ordonnée, domestiquée, celle que les Grecs, pour reprendre le deuxième pôle de la distinction établie par Giorgio Agamben, appelaient bios.

Dans cette optique, la toile, et au-delà, l’atelier, sont le biotope
dans lequel la matière picturale séminale peut se déployer. Le biotrope consiste alors en une modification physique du biotope, opérée par le peintre, qui fait passer la peinture matière de zôê à bios : la figure n’est plus uniquement stylistique ou picturale, elle devient chorégraphique et démiurgique, elle est le mouvement du peintre, qui favorise le cheminement de la peinture vivante, la guide, l’oriente, ou au contraire l’inhibe, la prévient.
Le spectateur n’a plus quant à lui qu’à refaire mentalement l’opération inverse : partant de la toile, il redécouvre derrière elle la réalité biologique primitive. Le biotrope fonctionne en ce cas comme un trope pictural et biomimétique par lequel le regardeur passe de l’abstraction de la toile au fragment du vivant concret et identifié à laquelle elle renvoie indirectement.
Le processus créatif de Silvère Jarrosson, qui passe du biotope au biotrope, s’inverse ainsi lors de la réception : du biotope au biotrope et retour, c’est bien dans un mécanisme de balancier, une valse à trois temps, que l’esprit et la matière s’unissent, pour une danse dialectique qui ne célèbre rien d’autre que le mouvement, la vie et la conscience de leur fragile équilibre.

Car ce territoire vivant et habité, que nous peuplons avec tous les autres êtres, il s’agit d’en acquérir une conscience plus vaste, du lichen qui s’étend de moins d’un millimètre par an sur son granit, à la roche qui se cristallise plus lentement encore dans un géomorphisme millénaire, des algues qui épousent la nonchalante respiration des vagues à la circulation fulgurante de l’information électrique dans un réseau neuronal : le biotrope rend possible ce rappel de l’homme à son oecoumène.
Enfin, le biotope, le lieu du vivant, lieu vivant lui-même, dont les êtres qui l’habitent font un être plus grand, un méta-être, donne aussi son image au travail de Silvère Jarrosson, dans sa dimension sérielle. Chaque tableau, autonome, se multiplie en effet d’être vu, lu, exposé à côté des autres d’une même série. Ils forment une génération vivante, fraternelle, cohérente, homogène et regroupée sous un même intitulé. Ainsi se recomposent, à l’époque de l’Anthropocène, les vastes mouvements d’un nouveau Lied von der Erde.

Xavier Bourgine

Silvère Jarrosson, Impression 7, 2019. Acrylique et élastomère sur toile de lin, 70 x 50 cm. Courtesy et photo artiste
Silvère Jarrosson, Impression 7, 2019. Acrylique et élastomère sur toile de lin, 70 x 50 cm. Courtesy et photo artiste
Silvère Jarrosson, Figure 43, 2019. Acrylique et élastomère sur toile de lin, 73 x 60 cm. Courtesy et photo artiste
Silvère Jarrosson, Figure 43, 2019. Acrylique et élastomère sur toile de lin, 73 x 60 cm. Courtesy et photo artiste

SILVÈRE JARROSSON – BIOGRAPHIE
Né à Paris en 1993
Vit et travaille à Paris

www.silverejarrosson.com