Gordon Matta-Clark, Le vide comme arme politique

Gordon Matta-Clark, Le vide comme arme politique

« Anarchitecte », Jeu de Paume

« L’architecture est l’expression de l’être même des sociétés, de la même façon que la physionomie humaine est l’expression de l’être des individus. »1 Si la phrase de Bataille est vraie, il faut admettre que la physionomie de la décennie 1970 a été défigurée tant l’architecture fut déconstruite. La société se scinda et l’architecture se brisa en deux : d’un côté il y eut l’architecture de la stabilité, forme sublimée de la physionomie de l’homme qui se tient solidement sur ses deux jambes ; de l’autre l’anarchitecture qui fit un croche-patte aux structures fondamentales de la construction, en les faisant chuter, tête en avant, dans le bas monde matériel, là où règne ce que Bataille appelle la « monstruosité bestiale » : un ensemble informe de coupes, de vides, à travers lesquels transparaît l’histoire des vaincus, ceux qui ont été rejetés hors de la modernité. « Anarchitecte », l’exposition du Jeu de Paume, invite le spectateur à se souvenir de la pratique déconstructrice menée par Gordon Matta-Clark, l’artiste monstre qui, au lieu de colmater les brèches, décida de les creuser afin d’y faire émerger un nouveau monde. C’est sous la forme d’une série de photographies et d’entretiens avec l’artiste au sujet de ses oeuvres newyorkaises, parisiennes et berlinoises que l’exposition déploiera le sens complexe du terme « anarchie ».

L’anarchie en grec est un composé du mot arkhè, qui signifie « fondement », c’est-à-dire ce à partir de quoi l’on voit quelque chose. Le principe premier suppose une certaine stabilité rétive au déplacement constant dont l’effet est de perdre de vue l’objet que l’on observe. Or Matta-Clark, partisan de l’an-archie (l’absence d’arkhè), fera en sorte que le sol se dérobe sous les pieds du spectateur. Comme en témoignent les Bronx Floors (1972-1973), l’anarchitecture consiste à faire des découpes des sols, des murs des anciens immeubles abandonnés et destinés à être rasés. Et lors de la chute, il faudra que l’oeil puisse reprendre ses repères, bien que l’affolement du regard semble inévitable. Le sens – la norme de construction de l’immeuble – est pris dans un tourbillon : les vides dans les murs deviennent de nouvelles portes donnant accès sur la rue ; les trous coupés dans le sol deviennent des fenêtres horizontales. Les perforations démultiplient les angles et redéfinissent les entrées et les sorties si bien qu’elles se confondent. Le vide traverse l’immeuble, il arpente les chambres et relie des espaces auparavant clos. Le dérèglement de la syntaxe architecturale (le haut est en bas et le bas à droite) et la confusion des paradigmes (la porte est une fenêtre et la fenêtre une porte) font de Matta-Clark un anarchiste esthétique : le monde est mis sens dessus dessous. Mais est-ce pour autant un monde jeté dans le chaos par un artiste sans orientation idéologique ?

Le terme arkhè signifie aussi « commandement, ordre », opérations que l’anarchitecte n’hésite pas à mettre en oeuvre. Matta-Clark oriente sa pratique dans un sens précis, il dirige le regard et ordonne d’obéir à un certain point de vue. L’exposition guidera le spectateur à travers un nouveau vide : l’oeuvre Conical Intersect (1975) est un cône, découpé par l’artiste et ses assistants, qui traversa deux bâtiments condamnés, datant du XVIe siècle et situés dans le quartier des Halles. À travers le trou conique, le passant voyait alors le nouveau centre Pompidou qui sortait progressivement de terre. Ce passant fut sommé d’obéir au commandement – l’arkhè – de Matta-Clark : il ne faut pas oublier l’histoire des luttes de classes que la modernité, celle qui est incarnée par le Centre Pompidou et télescopée grâce à l’outil optique de l’artiste américain, ne cesse de recouvrir. L’anarchie esthétique ne signifie donc en rien absence de direction : le travail au Jeu de Paume constitue un manifeste du matérialisme. L’ouverture de l’intérieur à l’extérieur et le refus de la distinction hiérarchique entre l’idée et la matière (distinction si chère à l’art qui se veut conceptuel) sont les équivalents d’une pensée des profondeurs : sous les nouveaux immeubles se trouve un passé refoulé, une histoire de guerre civile, la défaite et l’oubli des vaincus. Matta-Clark fait du vide un arme politique, car en reliant Pompidou au quartier des Halles qui refoule son passé, il enjoint de prendre un point de vue transhistorique à partir duquel le monument de la culture régénérée des années post-68 ne peut être observé qu’en passant par l’âge ouvrier du XIXe siècle. Il met ainsi à mal l’idéologie du Centre qui, selon les termes de Baudrillard, veut être celle de « la visibilité, de la transparence, de la polyvalence, du consensus, du contact2 ». Car la question rhétorique que pose l’artiste, animé par l’esprit de contradiction, est la suivante : qu’est-ce qu’une transparence qui rend l’histoire opaque sinon un mensonge de l’époque contemporaine ?

Arrivé à ce point, il serait tentant de faire de Matta-Clark un chantre dépassé de l’ouvriérisme ou un anarchiste conservateur. Mais l’anarchitecte obéit à une ultime conception de l’arkhè : celui qui détenait l’arkhè peut ne pas rendre compte de ses actes. Il s’agit d’un pouvoir décisionnel qui ne nécessite aucune justification, une force qui fait émerger un état de fait à partir de rien, une pure apparition sans précédent historique. Les photographies documentaires de l’oeuvre Day’s End (1975) relatent l’histoire d’un geste consistant à laisser advenir une communauté sans se reposer sur une présupposition essentialiste de l’identité de celle-ci : Matta-Clark a investi les docks désaffectés de New-York, ces espaces délaissés de l’ère postindustriel, et, par une coupe sur la façade d’un entrepôt, l’artiste laissa transparaître de la lumière sur un espace inaccessible. Selon lui, « il s’agit d’une réaction contre l’état toujours plus invivable de la vie privée, de la propriété privée et de l’isolement3 ». Car en abattant les sociétés closes du monde individualiste de la consommation grâce à ce geste décisif, les entrepôts deviennent le site d’une nouvelle communauté, une communauté sans nom propre et sans identité fixe. Celle-ci s’articule autour d’un vide politique, que ce soit le vide du Conical Intersect ou de Day’s End, qui fait l’objet d’une réappropriation par l’artiste et le public. Et le vide qui traverse les murs n’a aucune limite ; il fait résonner à travers les bâtiments troués, déconstruits et renaissants le mot d’ordre de Matta-Clark : « Maintenir un processus continu. Ne pas finir / maintenir le processus et recommencer encore et encore4 ».

 

1 G. Bataille, « Architecture », Documents, n°2, mars 1929, p. 117.
2 J. Baudrillard, L’effet Beaubourg, Galilée, 1977, p. 5.
3 Gordon Matta-Clark, « Gordon Matta-Clark’s Building Dissections », entretien avec Donald Wall, in Arts Magazine, New York, mai 1976. Reproduit dans Gloria Moure, Gordon Matta-Clark : Works and Collected Writings. Barcelona, Poligrafa, 2006, p. 57.
4 G. Matta-Clark, Artcard intitulé « Anarchitecture », reproduit dans G. Moure, ibid., pages finales (nonpaginées).

Texte Francis Baptiste Haselden © 2018 Point contemporain

 

Informations pratiques :

05/06▷23/09 – GORDON MATTA-CLARK – ANARCHITECTE – JEU DE PAUME PARIS

 

Visuel de présentation : ”Conical Intersect” (1975), Gordon Matta-Clark. Courtesy The Estate of Gordon Matta-Clark et David Zwirner, New York / Londres / Hong Kong. © 2018 The Estate of Gordon Matta-Clark.

 

“Bronx Floor: Floor Hole” (1972), Gordon Matta-Clark. Courtesy the Estate of Gordon Matta-Clark et David Zwirner, New York/Londres/Hong Kong. © The Estate of Gordon Matta-Clark.
“Bronx Floor: Floor Hole” (1972), Gordon Matta-Clark. Courtesy the Estate of Gordon Matta-Clark et
David Zwirner, New York/Londres/Hong Kong. © The Estate of Gordon Matta-Clark.

 

Day's End (Pier 52) (1975), Gordon Matta-Clark. Courtesy The Estate of Gordon Matta-Clark et David Zwirner, New York / Londres / Hong Kong. © 2018 The Estate of Gordon Matta-Clark
Day’s End (Pier 52) (1975), Gordon Matta-Clark. Courtesy The Estate of Gordon Matta-Clark et David
Zwirner, New York / Londres / Hong Kong. © 2018 The Estate of Gordon Matta-Clark

 

Day's End (Pier 52) (1975), Gordon Matta-Clark. Courtesy The Estate of Gordon Matta-Clark et David Zwirner, New York / Londres / Hong Kong. © 2018 The Estate of Gordon Matta-Clark
Day’s End (Pier 52) (1975), Gordon Matta-Clark. Courtesy The Estate of Gordon Matta-Clark et David
Zwirner, New York / Londres / Hong Kong. © 2018 The Estate of Gordon Matta-Clark