BENOÎT BILLOTTE, EDAPHOS

BENOÎT BILLOTTE, EDAPHOS

EN DIRECT / Exposition Edaphos de Benoît Billotte jusqu’au 18 septembre 2022 à Pile Pont Saint Gervais-les-Bains

par Garance Chabert

Une traversée de l’Edaphos 
Benoit Billotte à Pile Pont

La Grotte Chauvet. 

A ses origines, l’humanité représente le monde dans des cavités souterraines. Claire et sans repentir, la ligne tracée sur les parois des grottes ornées dessine le vivant animal qui impressionne et nourrit l’homo sapiens. Ces figurations, remarquablement stables sur des dizaines de milliers d’années, témoignent, notamment, de notre passé de chasseur-cueilleur. De ce temps incommensurable, nous parvient essentiellement cela : les images d’un biotope naturel et spirituel que nos ancêtres souhaitaient préserver en le peignant dans des lieux obscurs et difficiles d’accès. Chercher la profondeur, dessiner à même la paroi sont des actes qui s’inscrivent dans cette filiation vertigineuse de la peinture rupestre. De ce legs qui peut sembler paralysant, l’artiste s’émancipe, et imagine de nouvelles voies, heureusement. Mais, demandons-nous, à l’heure de l’anthropocène, quel écosystème représenter ? 


Naissance du pont

12 000 ans au moins ont passé. Nous visitons des répliques de grottes mais notre héritage ne semble précédé d’aucun testament. Nous construisons plutôt des tunnels, traversant les mers et les montagnes, pour accélérer le Fret et développer les mobilités, et des ponts, qui enjambent les rivières afin de contourner et désengorger les centres-villes. Le pont fut longtemps vouté et en pierre, avant que le 19e siècle n’entame sa révolution industrielle, et lui redonne un coup de fouet, le soumette à de nouveaux challenges, exige de moderniser ses formes, et s’allie la peinture, impressionniste notamment, pour en faire un sujet, en soi. 

Pile Pont

Le nouveau pont, le voici, au premier plan sous le village, autoportant et suspendu, une ligne droite et horizontale lancée à quatre voies et deux pistes cyclables dans le paysage, 170 m de long et 90 m de haut au-dessus du torrent (le Bon Nant). Enveloppé de végétation, de loin, son tablier semble léviter entre les deux versants qu’il contribue à relier, bien que deux tours de 2500 m3 de béton et plus de 300 tonnes d’acier l’ancrent massivement à la terre ferme. Ni déni ni perte utile sur les piles, leur ergonomie est habilement exploitée, valorisant les loisirs mis en avant par la municipalité : côté ville, pour le sport, une salle d’escalade d’une hauteur inespérée ; côté campagne, pour la culture, un lieu d’exposition atypique, un écrin gris et lisse pour stimuler la créativité des artistes invités. 

C’est dans cette pile de pont, bunker improbable, à cette intersection d’ingéniosité technique et d’échos ancestraux, dans l’intervalle surtout du fracas changeant des saisons qui monte du torrent et du chuintement continu des pneus roulant sur le parfait enrobé, dans un espace aveugle mais solidement enraciné, que l’artiste est appelé à faire un projet, à entrer en résonance. 

La Terre creuse

Se présentant comme un artiste-arpenteur, Benoit Billotte crée justement au gré d’invitations et de résidences, friand de nouveaux contextes qu’il appréhende comme autant de « milieux » à sonder dans leur épaisseur scientifique, géographique, technique, architecturale, etc. 

A ce titre, il est un fin connaisseur, parmi d’autres intérêts, des représentations souterraines. Il a par exemple exhumé les croquis d’une théorie scientifique depuis longtemps réfutée mais qui compta de nombreux adeptes : la Terre creuse, sorte de cosmologie inversée vers le centre de la planète et son soleil interne. Il en a transposé un dessin imprimé sur les vitres de lieux de passage, jouant de la lumière et de la transparence du support, à rebours de la perception communément admise d’un sous-sol froid et ténébreux. Benoit Billotte s’attache ainsi souvent dans son travail à des territoires en miroir, le souterrain et l’aérien, visibles et invisibles, perméables et continus, que la ligne, ce trait graphique et libre de gravité, permet de relier. 

Les Indes noires

Ainsi d’une série de cinq beaux dessins intitulée Les Indes Noires datant de 2015, qui reprend les plans de mines de charbon, dont l’exploitation a tant marqué le paysage. Une ligne de sol partage la composition en deux ; la partie inférieure représente le sous-sol, dont le fond est charbonné, d’un noir opaque et dense, et d’où se détachent les plans de coupe, galeries souterraines s’enfonçant verticalement. La partie supérieure est traitée à l’encre de chine, offrant un lavis atmosphérique, où les plans de masse des mêmes mines se ramifient cette fois en surface et en suspension, comme des nuages. 

Lignes de terre

En 2020, il réalise, cette fois-ci dans l’espace publique, Ligne de terre, commande d’une fresque le long d’un mur ferroviaire à la station Lancy Pont Rouge (CH).  Cette œuvre est, selon moi, une prouesse artistique et poétique réalisée dans un espace interstitiel, support habituel de tags et de graffitis, situé entre le Tram qui angule devant et le Leman express qui le surplombe. Benoit Billotte y a réalisé une carte tellurienne, un dessin mêlant couches géologiques souterraines en noir et blanc et lignes de reliefs jaunes sur béton chaud qui s’élèvent, une cosmogonie toute en mouvements et secousses sous le signe du Poisson-Scorpion, peinture à la fois complètement autonome et fresque faisant totalement écho au flot continu des trains qui l’environnent. 

Edaphos

Entouré de béton comme cadre de travail et de pensée à Saint-Gervais, Benoit Billotte a l’intuition d’une expansion de l’écosystème environnant dans cette cavité homogène. Il choisit de naturaliser l’espace, avec des matériaux évolutifs et périssables, craie, limon argileux, coton, et convoque un imaginaire anthropique de poussées telluriques, toujours prêtes à coloniser le plus vaillant des ouvrages, à s’immiscer dans les fissures pour faire place au vivant. Par la carte et le dessin, il introduit au cœur de la boite grise le blanc et l’ocre, le cours d’eau et la racine végétale. Les œuvres présentées s’appuient sur l’axonométrie perpendiculaire du lieu, déployant un rhizome de lignes au sol et sur les parois, chacune semblant guidée par la nécessité de sa propre croissance, un tropisme horizontal ou vertical impérieux. Des tissus teintés dans des décoctions de plantes qu’on trouve alentour complètent l’imprégnation végétale et sont exposés suspendus.  

La ligne, sans fin et sans échelle

Profitant d’une des particularités physiques de cet espace, hors sol et coupé de l’extérieur, Benoit Billotte brouille les repères et les échelles, et propose des représentations qui s’appuient sur les possibilités d’abstraction de ce lieu cubique. Sur les parois, des racines répertoriées par des botanistes sont figurées comme sous une loupe, fortement agrandies, à la fois grimpantes et descendantes, végétales et animales, et renvoient autant au souterrain, qu’à l’aquatique ou l’aérien.  Au sol, les sillons tracés dans des plaques de terre, en séchant, entraînent de nombreuses ramifications, évoquant une cartographie de cours d’eau et d’affluents. On l’associera naturellement à la rivière qu’on entend en contrebas, mais elle résonne aussi à une toute autre échelle, cette fois-ci macroscopique. Elle figurerait alors une vue aérienne des ressources d’eau de la région et une traversée possible des fonds de vallées par le lit des rivières qui rejoindrait, en fin de parcours, et pour l’anecdote, l’atelier à Genève de l’artiste qui se situe à la jonction de l’Arve et du Rhône, estuaire du Lac Léman. 


Boucle

On suppose que le pont d’arc, arche naturelle au-dessus de l’Ardèche, a pu être un repère symbolique expliquant la localisation alentour de nombreuses grottes ornées. La terre, l’eau et les plantes sont les ressources cardinales formant le milieu dont nous avons une conscience de plus en plus aiguë qu’il nous est vital d’en prendre soin. Quel meilleur endroit qu’un lieu symbolisant la traversée pour y dessiner dans ses profondeurs et y célébrer la puissance et la fragilité du vivant, qui de tout temps défient l’humanité ? 

Garance Chabert
Curatrice et critique d’art,
directrice de la Villa du Parc – centre d’art contemporain à Annemasse

Exposition Edaphos de Benoît Billotte jusqu'au 18 septembre 2022 à Pile Pont Saint Gervais-les-Bains
Vue de l’exposition Edaphos de Benoît Billotte- Pile Pont Saint Gervais-les-Bains
Vue de l'exposition Edaphos de Benoît Billotte- Pile Pont Saint Gervais-les-Bains
Vue de l’exposition Edaphos de Benoît Billotte- Pile Pont Saint Gervais-les-Bains
Vue de l'exposition Edaphos de Benoît Billotte- Pile Pont Saint Gervais-les-Bains
Vue de l’exposition Edaphos de Benoît Billotte- Pile Pont Saint Gervais-les-Bains
Vue de l'exposition Edaphos de Benoît Billotte- Pile Pont Saint Gervais-les-Bains
Vue de l’exposition Edaphos de Benoît Billotte- Pile Pont Saint Gervais-les-Bains – Tissus de Paul Guilbaud