[ENTRETIEN] Raphaël Denis

[ENTRETIEN] Raphaël Denis

Entretien avec l’artiste plasticien Raphaël Denis.

Artiste : Raphaël Denis, né en 1979. Vit et travaille entre Paris et Bruxelles. Diplômé de l’Ecole Nationale des Arts Décoratifs en 2006. Il est représenté par la Galerie Sator Paris.

Pouvant paraître paradoxales dans un monde de l’art sujet à une « précipitation dans l’invention formelle »(1), les notions d’engagement, de continuité et de finitude sont caractéristiques du travail de Raphaël Denis. Il explore consciencieusement le terrain d’investigation qu’il a choisi, poursuit avec dextérité une quête du sens qui le fait entrer dans les domaines de l’histoire, celle des formes, de la perception, en prenant le soin de venir les ré interroger par des éléments contradictoires. Quels liens unissent ses différents travaux, quelle vision anime ses recherches, que tente-t-il de nous transmettre ? Autant de questions qu’il nous paraît essentielles de poser afin d’en comprendre plus avant la portée.

Tu travailles avec l’outil numérique, tu pratiques la sculpture, l’impression, le dessin. À quoi ressemble ton atelier et que peut-on y trouver à l’intérieur ?

À mes début je faisais du numérique car le seul espace que j’avais était celui du disque dur puis celui de la feuille accrochée sur un mur vertical quand j’ai commencé le dessin. Concevoir l’espace de cette manière permet d’être créatif dans n’importe quelles circonstances. Maintenant, j’ai un atelier de 100m2 et je jouis désormais de toutes les possibilités qu’il m’offre. Quelle que soit la grandeur d’un atelier on ne peut pas y faire n’importe quoi. La contrainte permet de développer des possibilités, il faut savoir en jouer. Je maîtrise mon 100m2 car je l’ai dessiné sur logiciel et j’ai tout construit moi-même. En ce moment, il ressemble à un atelier de menuisier ou de marqueteur. On n’y trouve pas de pinceaux si ce n’est des rouleaux pour badigeonner les murs en blanc mais des machines de menuiserie.

 

Raphaël Denis, WTB + Tutorial de Sculpture Contemporaine appliquée à WTB, sculpture + édition ouverte, 2010
Raphaël Denis, WTB + Tutorial de Sculpture Contemporaine appliquée à WTB, sculpture + édition ouverte, 2010

  Le projet Tutorial de Sculpture Contemporaine (2) relève de ce principe du Do it Yourself ?

N’ayant pas d’atelier à ce moment-là, j’ai travaillé in situ, en extérieur, pour ériger une sculpture monumentale. L’histoire de cette œuvre est particulière car je m’en suis fait déposséder par une foire américaine qui en a repris les visuels pour sa campagne promotionnelle sans me citer. Plutôt que de leur céder ce travail ou d’abandonner le projet en lui-même, j’ai décidé de l’ouvrir à tous dans un esprit open-source de partage. J’ai réalisé un kit comme il en existe pour monter des meubles de manière à ce que chacun puisse construire de ses mains une sculpture monumentale contemporaine. Afin que le kit soit compréhensible par des milliards de personnes, je l’ai fait traduire dans les 8 langues les plus parlées dans le monde. Avec un simple disque dur et un logiciel, j’ai fait cette édition et j’ai parlé d’art.

Au fil de tes réalisations tu as gardé cette volonté de « parler d’art » ?

Je suis diplômé des Arts Décoratifs, une école qui ne prépare pas forcément à devenir artiste mais j’ai toujours aimé le milieu de l’art, des galeries, du marché, de l’histoire de l’art, des musées. Boileau disait : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement. Et les mots pour le dire arrivent aisément. »(3) En ayant travaillé près de 8 ans de manière professionnelle dans le monde de l’art, j’ai une vue très large de son fonctionnement. Ce milieu est certes un microcosme mais il réunit des gens très différents : régisseur, encadreur, transporteurs jusqu’aux gardiens de salles.  J’y ai compris le métier, les relations qui se nouent entre le galeriste et son artiste, les journalistes et les collectionneurs. J’ai puisé dans ce monde de l’art que j’ai trouvé passionnant et j’ai développé des séries très différentes mais toujours en rapport avec lui.

Concevoir, fabriquer, transporter, montrer, expliquer… Tout ces actes font partie pour toi du processus même de l’élaboration de tes œuvres ?

Travailler en galerie avec des artistes très différents m’a permis de m’ouvrir à l’œuvre d’art et à tous les médiums possibles : peinture, photographie, print, sculpture, wall drawing, installation… L’apprentissage de la monstration en milieu marchand est une école incroyable.

Raphaël Denis, Éléments pour un Ensemble – 2013, exposition "Oeuvres d'Anderlecht", Galerie Sator Paris 2013
Raphaël Denis, Éléments pour un Ensemble – 2013, exposition « Oeuvres d’Anderlecht », Galerie Sator Paris 2013

L’expression « montrer sous toutes les facettes » exprime l’idée d’aller au bout d’un processus, une volonté qui apparaît dans Oeuvres d’Anderlecht ta deuxième exposition personnelle à la Galerie Sator(4)…

Ce qui m’a poussé à faire cette digression autour du polyèdre de Dürer (Melencolia, 1514), dessins, installations, photographies, sculptures, c’est l’artiste en marche. Je venais juste d’avoir un atelier et j’avais cette possibilité nouvelle pour moi de faire des volumes. Cette exposition m’a permis de montrer mes capacités manuelles. Je venais de finir d’aménager un loft à Bruxelles, j’avais le métier dans les mains, celui de connaître les matériaux, cette capacité à faire.

 

Raphaël Denis, La Loi normale des erreurs, installation, Galerie Sator Paris 2015
Raphaël Denis, La Loi normale des erreurs, installation, Galerie Sator Paris 2015

Elaboration, monstration, acquisition et même spoliation, tu ne cesses de développer ta réflexion sur le parcours de l’oeuvre d’art à travers le temps…

La Loi normale des erreurs est une réflexion sur l’idée de collection et sur les collectionneurs. Je parle autant de l’histoire des petites œuvres que celle des collectionneurs qui se sont vus déposséder. Ils ont été nombreux à être spoliés pendant la 2ème guerre mondiale, qu’ils soient modestes ou de très grands comme Wildenstein, Rothschild et Rosenberg. Ce travail traite autant d’art, d’Histoire, d’histoire de l’art.

Comment articules-tu justement ces trois domaines et gères-tu le risque de verser dans la documentation, d’être happé par le champ historique ?

Même si je me documente beaucoup et si j’en apprends toujours plus sur la question de la spoliation des biens par les nazis, je ne perds jamais de vue les raisons qui m’ont poussé à faire cette série : le travail sur l’œuvre d’art et la collection. Et même s’il est très facile de commencer à parler de l’Histoire en mettant de côté son propre travail, mon œuvre est avant tout une traduction visuelle, émotionnelle, de l’Histoire à travers un prisme particulier qui est celui de l’art.

Raphaël Denis, Vernichtet, La loi normale des erreurs, Galerie Sator 2015
Raphaël Denis, Vernichtet, La loi normale des erreurs, Galerie Sator 2015

Vernichtet, le dernier développement de la série La loi normale des erreurs tisse un lien très fort entre l’Histoire et l’histoire des œuvres. Peux-tu nous en parler ?

L’installation Vernichtet est une accumulation de cadres anciens calcinés de formats très différents. Elle fait référence à l’histoire controversée de la destruction de 500 à 600 tableaux en juillet 1943 au Jardin des Tuileries relatée par Rose Valland(5). J’ai voulu travailler sur l’acte de détruire un contenu intellectuel par le feu. Comme il n’est pas aisé de traduire un autodafé sans détruire, J’ai utilisé des substituts que sont ces cadres à l’aspect très mat avec un fond noir poudré satiné et dont l’accumulation montre l’ampleur de la destruction. Les œuvres qui n’étaient pas brûlées pouvaient être biffées d’une croix rouge ou découpées de leur châssis. Dans mes recherches, J’ai retrouvé beaucoup de tableaux comportant la mention « vernichtet  » qui signifie « détruit » parmi lesquels des oeuvres de Miró, Tanguy, Ersnt, Levenstein… J’ai inscrit le mot « vernichtet » sur chacun des cadres de l’installation.

Raphaël Denis, La loi normale des erreurs, Projet Picasso, ©Marais Culture +
Raphaël Denis, La Loi normale des erreurs, Projet Picasso, ©marais culture +

La Loi normale des erreurs est présentée en galerie d’art mais aussi dans des lieux culturels comme au Musée Picasso. Quelle résonance particulière y acquiert-elle ?

Je présente au Musée Picasso, dans la Salle des Boiseries qui est une reconstitution d’une pièce de la maison de l’artiste, un développement de La Loi normale des erreurs(6). L’installation est en parfaite adéquation avec les œuvres exposées car j’ai fait correspondre en nombre et en dimensions les tableaux de Picasso qui ont été spoliés à des collectionneurs ou marchands pendant la Seconde Guerre Mondiale. 84 tableaux dont un qui est placé en regard de l’installation. C’est un tableau représentant la femme et la fille de Paul Rosenberg, que Goering s’était approprié pensant qu’il s’agissait d’un portrait de la famille de Picasso. Micheline Sinclair-Rosenberg a offert ce tableau au Musée Picasso quand il lui a été restitué.

Est-ce essentiel pour toi de susciter l’émotion chez le spectateur ?

Les installations sont toujours purement émotionnelles, peut-être même plus qu’un tableau. Même s’il y a d’autres niveaux de lecture, le premier doit être émotionnel, visuel, charnel et c’est seulement après que le propos est opérant. Il ne faut pas oublier que l’Histoire a été faite par des gens sensibles, même si, pour en parler, on est dans le factuel et dans la chronologie, dans des notes de bas de page ou de l’argumentation. Il y a quelque chose de fort mais aussi d’anecdotique par la présence d’histoires personnelles. La réunion de ces cadres anciens chargés d’histoire propulsent de l’émotion. L’ambition première est bien de toucher le cœur.

Raphaël Denis, Listes & Commentaires, 2010-2013
Raphaël Denis, Listes & Commentaires, 2010-2013

Tu touches le cœur mais aussi tu perturbes, tu bouscules les idées…

Il y a une part très directe dans mon travail qui touche le spectateur par des approches très diverses : formelles, grammaticales… Cela peut être par le rire, par la réflexion, sans qu’il n’y ait aucune frontière. Il peut même y avoir du sarcasme, de l’ironie mais toujours de l’intérêt et une volonté de partage. Je ne veux pas produire des œuvres « tièdes ». Ça passe ou ça ne passe pas. L’idée est toujours de provoquer une réaction, émotionnellement et intellectuellement.

Peux-tu nous parler de la disparition de l’oeuvre, une question récurrente dans ton travail ?

Cette disparition peut être le fait d’une destruction mais aussi due à la répétition à l’excès qui annihile et fait disparaître la chose répétée. Produire près de 200 polyèdres de Dürer, était pour moi une manière de le maîtriser sous toutes les formes mais aussi de le dissoudre. Pour la série Corps 1, on est aussi dans cette volonté d’être submergé par une œuvre car il est possible de l’embrasser d’un seul regard, ce que l’on ne peut pas faire avec les livres. Je rend possible ce regard sur une œuvre qui malgré toutes les exégèses nous échappe. Mais d’un tout autre point de vue, je parle aussi de l’autonomie d’une œuvre.

 

Raphaël Denis, Corps 1: Guy Debord
Raphaël Denis, Corps 1: Guy Debord

Quand tu parles d’autonomie, on pense à ces œuvres qui ont un poids dans l’histoire de l’art, Horror Vacui fait référence à Guernica, Éléments pour un ensemble à une gravure de Dürer, Corps 1 est une réflexion sur des œuvres littéraires volumineuses (Proust, Debord)… 

Je travaille beaucoup sur la citation. Le polyèdre de Dürer, malgré son demi millénaire, a une forme incroyablement actuelle tout comme sont modernes les textes des auteurs repris dans Corps 1 (7). Dans le monde de l’art contemporain où est toujours prônée la nouveauté, il est important de revenir à des œuvres fortes plutôt que de s’inspirer de productions trop récentes et de vouloir faire corps avec son époque.

La citation est aussi un point de départ qui te permet un développement infini…

Il est courant de reprendre des motifs de l’histoire de l’art. L’époque du Maniérisme en est un parfait exemple quand Parmesan cite Michel-Ange jusqu’à donner l’impression de collages. Il y a toujours cette idée d’absorption des Maîtres. Et bien que la gravure de Dürer soit très riche en motifs divers, ce qui est resté la préoccupation de tous est ce polyèdre. Comme beaucoup d’artistes, je me suis attaqué au mystère de cette pierre, alors qu’il en existe bien d’autres qui ont d’autres formes dans l’histoire des arts. J’ai aimé me confronter en tant qu’artiste à sa forme. Cela engage mon propre rapport à la création, c’est faire corps avec son maître.

Dans cet esprit d’exploration, de citation, peux nous parler de ton travail qui se divise en différentes séries ?

À la différence de certains artistes qui ont un travail continu sur plusieurs dizaines d’années, je ne souhaite pas avoir un travail immédiatement identifiable car je veux surprendre à chaque fois tout en continuant à parler du milieu de l’art, de son histoire et de son économie. Si je ne puis m’exprimer par le dessin mais uniquement par la vidéo, alors j’utiliserai ce médium même s’il est inhabituel pour moi.

Quel est ton rythme de production ?

Tous les deux ou trois ans, je produis une nouvelle série. Je peux m’épuiser à la faire jusqu’à l’ennui, un épuisement mental, moral. C’est difficile de passer d’une série à une autre, de casser une dynamique et même une réussite. Cela prend plusieurs mois de se débarrasser des choses qui m’ont complètement habité. Les séries ont des liens entre elles, par exemple Le Syndrome Pearl Harbor découle complètement des premiers dessins que je faisais pour le Tutorial de Sculpture Contemporaine. Même si je continue à porter ma réflexion sur les mêmes sujets, j’ai besoin de me libérer entre deux séries.  

Raphaël Denis, Le Syndrome Pearl Harbor, 2010
Raphaël Denis, Le Syndrome Pearl Harbor, 2010

Pour un artiste qui comme toi va au bout d’un processus, fait de l’investigation, comment détermines-tu qu’une série est terminée ?

J’ai toujours cette idée d’arriver à un aboutissement. Le Syndrome Pearl Harbor est une déclinaison de 40 dessins sur la déstructuration d’une palette. Ce n’est pas forcément un travail qui va au bout d’un processus car il m’était possible d’aller plus loin. Pour Corps 1, il y avait bien la volonté d’aboutir à une édition papier avec toutes les étapes que cela suppose. C’est le cas très récemment pour la série des tableaux de La Loi normale des erreurs. À un moment donné, il ne sert à rien d’en faire 10 ou 100 de plus car cela n’apportera rien au projet.

Ta monographie reprend-elle le même processus que tu engages lorsque tu conçois une série ?

Cette monographie est un travail à part entière que j’ai réalisé avec Vincent Sator. Il y est question de « comment montrer un travail ? ». L’auteure, Pauline Vidal, a su faire des ponts entre les séries, tout en restant en retrait par rapport à ce dont elle parle et suffisamment descriptive sans y mettre trop de personnel. Je voulais un texte dur, brutal sans fibre poétique tout en étant brillant. Il s’est posé le choix des couleurs, les notions de coûts. La monographie devait répondre à mon travail qui est très monochromique, à la présence de textes. En montrer aussi l’aspect documenté par le renvoi à des notes de bas de page. Tout en se focalisant sur le dernier travail, elle montre en annexe les multiples résonances entre les séries, notamment sur ce lien avec le milieu de l’art.

Entretien réalisé avec Raphaël Denis le 09 octobre 2015 avec l’aimable autorisation de Vincent Sator.

(1) Expression de Catherine Millet extraite de L’Art Contemporain en France, édition Flammarion, 1987 (2) Tutorial de Sculpture Contemporaine, 2010 http://www.without-link.com/works/tutorial/ (3) Nicolas Boileau-Despréaux in L’Art poétique (1674) (4) Œuvres d’Anderlecht, seconde exposition personnelle de Raphaël Denis à la galerie Sator du 18 octobre au 30 novembre 2013 (5) Rose Valland, Le Front de l’art : Défense des collections françaises : 1939-1945, Paris, Plon, 1961, p. 178 (6) La loi normale des erreurs, installation de Raphaël Denis (courtesy galerie Sator) du 20 octobre 2015 à février 2016, Musée Picasso, Paris (7) Corps 1 : Guy Debord, réalisé en collaboration avec Aurélien Farina et Gabriel Léger, regroupe en un seul livre, grâce à une réduction extrême de la typographie et à la suppression de toute tabulation, les oeuvres complètes de soixante-dix auteurs.

  Pour en savoir plus : without-link.com galeriesator.com Crédits photos tous droits réservés artiste et galeriste.