NICOLAS SASSOON, SUBTERRANEA

NICOLAS SASSOON, SUBTERRANEA

Nicolas Sassoon, The Prophets (left to right: SURYA, TENA), 2020, LCD screens, Volcanic rocks, electronics, aluminum, ABS, variable dimensions

ENTRETIEN / L’artiste franco-canadien Nicolas Sassoon s’est entretenu avec Benoit Palop à propos de son exposition personnelle visible à la galerie Charlot Paris jusqu’au 28 février 2021. 

SUBTERRANEA abolie la frontière entre le digital et l’organique 

Je m’intéresse au travail de Nicolas depuis presque une décennie maintenant. En plus d’avoir renforcé mon intérêt pour le net.art et le screen-based, il fait partie de ce groupe d’artistes (que je considère un peu comme ma famille URL) qui ont largement contribué à ma compréhension des pratiques en ligne ainsi que des divers enjeux soulevés par la création à l’ère de l’internet. Je l’ai d’ailleurs sollicité à plusieurs reprises afin de prendre part à certains projets de commissariat sur lesquels j’ai travaillé, en plus d’avoir déjà écrit à plusieurs reprises sur son travail.

Nicolas Sassoon est Français. Cependant, c’est à Vancouver, sur la côte ouest du Canada, qu’il vit et travaille depuis 2008. Son travail, qu’il prenne la forme de GIF, de sculpture ou d’installation, qu’il soit déployé en ligne ou en galerie IRL, est généré par l’utilisation de techniques de création graphique utilisées durant les débuts de l’informatique ‘démocratisée’. Ainsi, les éléments architecturaux et naturels, tout autant que les paysages qu’il crée, offrent un univers visuel post-80s très spécifique qui est devenu, en quelque sorte, une des signatures de son travail. 

Au-delà de ce processus de recherche esthétique low-fi méticuleux, situé entre la mémoire d’une époque gaming commodore inaltérable et la nostalgie de l’image computationnelle des 80s, son travail tend à questionner la spatialité et la physicalité de l’image digitale extraite, ou du moins décontextualisée, de son cadre habituel : l’écran. 

Alors que Nicolas vient tout juste de présenter un travail en binôme avec Rick Silva durant la 16e édition du Festival Hors Pistes, et que son exposition personnelle à la galerie Charlot se termine cette semaine, j’ai profité de cette pseudo-accalmie pour lui poser quelques questions. 

Nicolas Sassoon, SUBTERRANEA, 2020, exhibition detail (right to left, The Prophets, CORES)
Nicolas Sassoon, SUBTERRANEA, 2020, exhibition detail (right to left, The Prophets, CORES)

Benoit : Salut Nicolas. J’imagine que ça n’a pas été facile de mettre en place cette exposition et que la pandémie a affecté votre workflow, comme elle l’a faite avec la plupart des initiatives culturelles. Comment avez- vous travaillé malgré cette situation ?

Nicolas : L’exposition SUBTERRANEA à la Galerie Charlot était initialement prévue en Avril 2020, elle a ensuite été reprogrammée fin octobre en raison de la pandémie. Il était impossible de prévoir ce qui allait se passer d’un mois à l’autre, et rétrospectivement je pense que nous avons eu beaucoup de chance de pouvoir finaliser ce projet avec Valentina Peri et Valérie Hasson-Benillouche. Lors de la semaine d’installation, la perspective d’un nouveau confinement semblait de plus en plus évidente. 

Nous avons décidé de documenter l’exposition avant l’ouverture, afin de pouvoir faire vivre le projet sur les réseaux et dans la presse. La date du vernissage (le 30 Octobre) a coïncidé avec la veille du nouveau confinement. L’exposition a été ouverte pour quelques heures et elle a ensuite fermé sans que nous sachions vraiment ce qui allait se passer ensuite. Cette expérience m’a beaucoup rappelé comment j’envisageais certains projets en ligne au début des années 2010, et comment la visibilité de certaines œuvres ne se fait finalement qu’au travers de différents médias, articles, etc. Malgré toutes ces péripéties, nous sommes restés plutôt calmes et optimistes ! Nous avions conscience de ne pas avoir toutes les cartes en main, nous avons fait au mieux en sachant que certaines décisions ne dépendraient pas de nous. 

Le titre de l’exposition m’intrigue. Il me semble qu’il évoque des notions de caves géologiques et de souterrains, qu’ils soient naturels ou artificiels.  Pourquoi SUBTERRANEA ?

SUBTERRANEA représente ma première exposition personnelle en France de cette ampleur, et c’est pour cette raison que nous avons décidé de présenter différents projets de différentes époques. Les trois projets exposés datent de 2016 à aujourd’hui, des projets relativement récents qui sont parfois assez différents les uns des autres. J’ai voulu choisir un titre qui pourrait agir comme une grille de lecture globale. SUBTERRANEA fait référence à la notion d’un «underground» et à ces différentes interprétations: que ce soit les strates géologiques souterraines, ou bien encore les communautés alternatives que l’on désigne sous le terme d’underground. C’est cette notion qui lie les différents projets exposés et qui agit comme un fil conducteur au sein de l’exposition.

Nicolas Sassoon, SUBTERRANEA, 2020, exhibition view (INDEX, AVENUE, SKYLIGHT)
Nicolas Sassoon, SUBTERRANEA, 2020, exhibition view (INDEX, AVENUE, SKYLIGHT)

Pourrais-tu me décrire un peu l’exposition et les pièces que tu y présentes ?

L’exposition est répartie sur deux étages. Au rez-de-chaussée, deux projets sont présentés en dialogue : CORES, une série d’animations en 3D réalisée en collaboration avec Rick Silva, est projetée sur le mur du fond de la galerie, et The Prophets, une série de sculptures mêlant roches volcaniques et écrans LCDs. Ces deux projets ont été initiés en 2019 et sont assez proches l’un de l’autre en termes de thématiques. 

Au sous-sol, le projet INDEX, AVENUE, SKYLIGHT qui date de 2016-2018 est exposé sous différentes formes: animations, projections, et gravures lasers sur aluminium. Nous avons aussi produit une publication autour de l’exposition avec des textes de Valentina Peri, Nora O’Murchú, Jussi Parikka et Elise Hunchuck. 

Je suis vraiment intéressé par les spécificités offertes par les expériences browser-based, leurs esthétiques bien entendu, la manière dont elles engagent le public mais aussi la notion de spatialité particulière apportée par l’écran. C’est pour cette raison qu’ INDEX, AVENUE, SKYLIGHT sont des projets que j’ai bien exploré et analysé lorsque tu les as présenté pour la première fois en ligne il y a quelques années. Par contre, je n’ai pas encore eu la chance de voir ta série The Prophets

The Prophets est une série de sculptures initiée en 2019. Je décris généralement ces sculptures comme des interfaces poétiques entre technologie informatique et forces géologiques. Chaque sculpture est composée d’un bloc de roche volcanique (de la pierre ponce) connectée à un écran LCD via un bras articulé. Les sculptures ont un aspect anthropomorphique : les roches apparaissent comme des corps d’où émergent du hardware et des écrans LCD qui forment des têtes, des figures. Les écrans LCD présentent des animations évoquant des coulées de lave, suggérant une forme de vie magmatique contenue dans les pierres. Dans ce projet, la technologie joue le rôle d’une interface à travers laquelle des roches inertes semblent exprimer une activité, un état d’existence, une intention. Le projet s’inspire aussi de certaines formes d’art traditionnels autour des pierres comme le Gongshi ou le Suiseki, à la fois dans la composition formelle des œuvres mais aussi dans le regard porté sur ces roches, et sur ce qu’elles peuvent potentiellement contenir.

La dichotomie est au centre de  cette série: organique/digital, matériel/immatériel.
Comment ces notions opposées trouvent t-elles leurs places dans The Prophets ?

J’ai toujours eu un intérêt pour les pierres et les formes géologiques, même si cela ne s’est pas forcément traduit dans ma pratique artistique auparavant. Le projet est né de cet intérêt, et aussi d’une réflexion sur la technologie informatique et de ses relations avec les formes et forces géologiques. L’industrie informatique utilise une quantité massive de ressources extraites de la terre pour exister, et cette extraction génère des conflits géopolitiques, altère le paysage, impacte le climat globalement. 

A ce titre, le livre de Jussi Parikka « La géologie des médias » m’a souvent éclairé dans mes recherches, notamment sur les relations entre les strates géologiques et la technologie que nous utilisons quotidiennement. Ces notions qui semblent opposées sont en réalité souvent intimement liées à travers ces processus d’extractions. C’est en partie ce que j’ai voulu évoquer de façon poétique et parfois même fantastique dans The Prophets, via ces rapprochements entre matérialité et immatérialité, organique et industriel. 

Un autre enjeu du projet était de suggérer un regard différent sur les formes géologiques que sont ces roches volcaniques, un regard presque animiste. Dans The Prophets, je voulais utiliser le hardware comme une interface qui permet à ce regard de se développer. Par définition, un(e) prophète(sse) est un individu qui perçoit ce qui est généralement imperceptible, et qui agit comme une interface entre le monde visible et invisible. C’est une entité qui existe en dehors d’une vision rationnelle et matérialiste du monde, des forces naturelles et immatérielles.

Nicolas Sassoon, The Prophets (Lantern #3), 2020, LCD screens, Volcanic rocks, Manzanita wood, electronics, aluminum, ABS, 48x40x112cm
Nicolas Sassoon, The Prophets (Lantern #3), 2020, LCD screens, Volcanic rocks, Manzanita wood, electronics, aluminum, ABS, 48x40x112cm

Autres pièces que je n’ai pas eu la chance de voir encore: Cores. Quelle est l’idée derrière cette série et quel a été ton workflow avec Rick ? 

Le projet CORES est une collaboration avec Rick Silva, un artiste basé à Eugene, Oregon, avec qui je collabore depuis 2013. Le projet est une série de 8 animations basées sur des scans 3D hautes résolutions de roches que nous avons acheté, et qui sont utilisées communément dans l’industrie de l’animation et du jeu vidéo. Dans CORES, nous procédons à différentes altérations sur ces scans 3D, des sortes d’excavations qui révèlent des surfaces abstraites et mouvantes à l’intérieur des roches. 

Le projet se focalise en partie sur la notion de signal ; un signal comme un élément dissonant, un corps étranger dans un paysage ou un environnement naturel. C’est une notion essentielle à toutes les collaborations que nous avons réalisées avec Rick. L’autre notion importante, c’est le titre du projet, CORES. Dans la culture du jeu vidéo mais aussi dans la littérature de science-fiction, les «cores» désignent généralement des formes d’énergie – tel des batteries – produites via l’extraction de ressources terrestres ou extraterrestres. C’est une figure basée sur une vision extractive du monde naturel, qui considère les formes géologiques et organiques comme des ressources, des matières premières. Nous voulions évoquer cette vision extractive dans le projet, et la combiner avec une vision plus contemplative inspirée – encore une fois – par des formes d’arts traditionnelles autour de l’appréciation des pierres. Le projet tente de créer un équilibre entre ces visions antagonistes des formes géologiques. 

Merci Nicolas. Une dernière question avant de te laisser à tes occupations. Quels sont tes projets en cours ?

Je suis en train de finaliser l’installation d’une exposition à Malaspina Printmakers à Vancouver cette semaine. Cette exposition devrait ouvrir avant la fin du mois de Février. Je vais ensuite me consacrer à la production d’un projet en ligne intitulé Pandora, financé par le Conseil des Arts du Canada, et qui devrait être révélé au mois de Juin. Je travaille aussi sur une nouvelle exposition personnelle à Wil Aballe Art Projects à Vancouver, sans date précise pour le moment.

Nicolas Sassoon, The Prophets (TENA), 2020, LCD screen, Volcanic rock, electronics, aluminum, ABS, 50x32x122cm
Nicolas Sassoon, The Prophets (TENA), 2020, LCD screen, Volcanic rock, electronics, aluminum, ABS, 50x32x122cm

BONUS.*

J’ai également demandé à Valentina Peri,  co-directrice de la galerie Charlot, pourquoi le travail de Nicolas est-il en adéquation avec la vision curatoriale de la galerie. Il semblerait que l’on soit sur la même longueur d’onde. Une question de génération probablement.

“Je suis le travail de Nicolas depuis plusieurs années, et j‘avais été particulièrement touchée par sa série INDEX, AVENUE, SKYLIGHT, tout d’abord par son esthétique « low tech » et minimale, qui rappelle le graphisme des premiers jeux vidéo des années 80-90. Dans cette série, Nicolas a reconstruit 3 lieux alternatifs de Vancouver BC Canada, suivant une approche idiosyncrasique et mnémonique. Suspendus dans une sorte d’espace interstellaire, ces environnements bi-dimensionnels résonnaient avec mon propre vécu.

La série The Prophets a ouvert une nouvelle phase dans le travail de Nicolas qui avait attiré mon attention. Pour la première fois, ses animations abstraites, les moirés numériques qui caractérisent son travail, sont intégrées dans une sculpture, et deviennent un des éléments d’une narration plus complexe. L’écran n’est plus utilisé comme un simple support pour les animations, mais plutôt comme une composante essentielle de l’objet sculptural, dans une synergie matérielle et poétique très réussie entre organique et technologique. 

La vidéo CORES prolongeait cette réflexion autour d’une écologie spéculative questionnant le rapport entre minéral et numérique, entre forces géologiques et technologiques. 

Autant de thèmes qui faisaient écho avec mes recherches personnelles en tant que curatrice. J’ai donc proposé à Nicolas d’organiser sa première exposition personnelle en France et j’ai  écrit le texte qui accompagne l’exposition. Nous avons conçu un catalogue réunissant ce texte avec les contributions de Nora O’Murchu, directrice artistique de Transmediale, ainsi que des chercheurs Elise Hunchuk & Jussi Parikka.

Régulièrement, j’invite à exposer à la galerie des jeunes artistes internationaux qui poussent les limites de la recherche artistique contemporaine. C’est le cas de l’artiste italien Quayola et ses paysages en tension entre réel et artificiel, abstrait et figuratif ou de l’artiste québécoise Sabrina Ratté, avec ses architectures oniriques, qui combinent matière digitale et analogique.

Nicolas fait aussi partie de cette génération d’artistes qui s’est approprié très tôt des outils de création numérique et qui a forgé son identité artistique en développant des techniques spécifiques, une esthétique et un discours singuliers. Nicolas Sassoon est sans doute un artiste à suivre de près. Son travail a été présenté simultanément à la galerie Charlot et au Centre Pompidou à l’occasion du Festival Hors Pistes au mois de Février: un retour en France très prometteur.”

Video ici