UNE COUPURE DANS LE CONTINU, JEAN-BAPTISTE CARON ET SOPHIE BLET

UNE COUPURE DANS LE CONTINU, JEAN-BAPTISTE CARON ET SOPHIE BLET

Vue d’exposition Une coupure dans le continu, Jean-Baptiste Caron et Sophie Blet, Galerie 22,48m2, Paris

EN DIRECT / Une coupure dans le continu, une exposition en duo de Sophie Blet et Jean-Baptiste Caron, jusqu’au 22 décembre 2022, Galerie 22,48m2, Paris

Texte par Marie Cantos

Elle a ravalé un rire entendu, il a rattrapé un regard vers l’écran – la quête d’une approbation évanouie avant même d’être formulée. Leurs deux têtes ont dodeliné, et souri « que c’est difficile les titres »*. Une ondulation de l’air, le bruissement d’une légère gêne. Une coupure dans le continu.

« Mais tu en as besoin pour écrire, peut-être, toi, des titres des œuvres… ? » Je ne savais pas encore ce dont j’aurai besoin pour écrire, je ne le sais jamais à l’avance. J’ai songé à toutes les œuvres rencontrées sous des titres différents, au fil des ans. Certain·e·s artistes étant particulièrement adeptes de ces modifications-là. Celles qui remodèlent l’œuvre – sans y toucher, au sens propre. Celles qui relancent la balle : vous ne pensiez quand même pas l’avoir faite atterrir au bon endroit ? J’imagine que certain·e·s artistes rêveraient de pouvoir changer le titre de telle ou telle œuvre entrée en collection privée ou publique, et, ce faisant (a priori), intitulée à jamais. Il y a probablement une ou deux œuvres présentées ici qui ont, elles aussi, changé de titre au fil des ans.

Il en va différemment des expositions. On ne peut les renommer après-coup. Et, je l’ai déjà écrit ailleurs mais, bien souvent, pour la visiteuse que je suis, tout commence avec le titre de l’exposition, parfois des semaines avant que celle-ci existe réellement.

Une coupure dans le continu.

Quelque chose d’éminemment concret, tangible. Pas un suspens, pas une césure, ni même, plus proche, moins poétique, une interruption. L’interruption suppose une reprise. On interrompt un programme, une conversation, et l’on ne peut concevoir que les choses ne reprennent pas leur cours. La coupure ne jouit pas des mêmes certitudes. On pourra panser, soigner, réparer. Mais quand les choses reprendront-elles ? Toujours trop tard au goût du·de la lésé·e. Une coupure de gaz, d’électricité, de téléphone, d’Internet, pas simplement une interruption de service – catastrophe ! Parce qu’il y a dans la coupure, la coupe : qui prélève et ne rendra pas, en tout cas pas tout à fait comme avant. Si les choses reprennent, ce sera ailleurs. Potentiellement juste à côté, mais certainement pas dans leur exacte continuité.

Une coupure donc, comme une entaille, douloureuse. Un coup de canif dans le contrat passé avec le réel, une brèche pour ses doubles qui, on le sait, n’attendent que cela pour surgir et nous assaillir.

Ah non, pas de références ! – encore moins à la philosophie. Je n’y ai jamais rien compris de toutes manières. Pourtant, notre visioconférence à peine achevée, j’étais déjà debout sur le fauteuil du salon, afin de tenter d’attraper quelques-uns des ouvrages de Clément Rosset dont je dispose. La philosophie est en haut de la bibliothèque. À dessein : je m’y risque très peu. Le seul livre de Clément Rosset qui soit – littéralement – à portée de main pour moi est son étrange Récit d’un Noyé (2012). J’ai tout de même descendu du purgatoire Le Réel et son double : essai sur l’illusion (1976), Le Réel. Traité de l’idiotie (1977) et L’Objet singulier (1979) ; je les ai posés sur mon bureau. Il me semblait évident que Clément Rosset avait à voir avec tout cela**.

C’est Jean-Baptiste Caron qui, en réponse à l’invitation de son galeriste, Rosario Caltabiano, avait proposé en lieu en place de l’habituel et attendu solo-show, un duo-show avec Sophie Blet. De là, une invisible partie de ping-pong entre les deux artistes dont les préoccupations, voisines, s’incarnent à travers des processus de travail et des expérimentations formelles très différentes. Presque toutes les œuvres de l’exposition auront été imaginées, avec en tête, pour chacun·e des deux artistes, une œuvre particulière de l’autre. Cette autre œuvre, vous ne la verrez évidemment pas. Rien d’étonnant, les deux artistes semblent affectionner les jeux de l’esprit. Ceux dont les règles elles-mêmes restent à mettre au jour.

Et leurs œuvres elles-mêmes se donnent comme les énigmes de la Sphinge, tout à la fois mystères et facéties. Une devinette, au risque de la mort.

Lors de notre rencontre par visioconférence, j’avais tenté de relier ces œuvres-énigmes à l’enfance. Mais sans parvenir à expliciter clairement pourquoi. L’illusionnisme qui irrigue la pratique de Jean-Baptiste ? Une œuvre de Sophie, aussi, m’avait fait partager ce souvenir, vague, du baromètre chez mes grands-parents maternels : à la fois porteur d’un imaginaire débridé (quand verrais-je seulement l’aiguille se poser sur le mot « tempête » ?) et symptôme persistant d’un ennui souverain (nous nous arrêtions tou·te·s, famille et ami·e·s devant si souvent, et si longuement).

Peut-être y a-t-il aussi, dans les œuvres des deux artistes, une gravité propre aux jeux d’enfants : cette manière de déléguer au destin, de se tenir en équilibre constamment, de prendre la mesure du monde par tous les moyens ; et surtout, cette faculté extraordinaire à démultiplier les doubles du réel afin que le déterminé, le quelconque, l’irrecevable, mais également, de manière contradictoire et cohérente à la fois, l’oublié, l’invraisemblable, le confortable, bref, afin que tout se retourne ab libitum comme la doublure de ces manteaux parfaitement réversibles qu’on ne coud guère, précisément, que pour les enfants.

Mais je savais que ce n’était pas cela. Que ce qui me fascinait dans ce jeu de miroirs déformants entre les deux artistes résidait ailleurs. Dans la béance de la coupure. Dans ce qui aura été prélevé là, dans le réel – ce segment où se fabriquent les doubles, à un cheveu près.

Marie Cantos, octobre 2022

Sophie Blet, L'ombre blanche (l'ébauche-l'inachevé), 2022, métal, cire, toile de patron, support en verre 55 x 35 x 6 cm
Sophie Blet, L’ombre blanche (l’ébauche-l’inachevé), 2022, métal, cire, toile de patron, support en verre 55 x 35 x 6 cm
Vue d'exposition Une coupure dans le continu, Jean-Baptiste Caron et Sophie Blet, Galerie 22,48m2, Paris
Vue d’exposition Une coupure dans le continu, Jean-Baptiste Caron et Sophie Blet, Galerie 22,48m2, Paris
Vue d'exposition Une coupure dans le continu, Jean-Baptiste Caron et Sophie Blet, Galerie 22,48m2, Paris
Sophie Blet, L’espace d’une interruption (détail) 2022. Cable électrique, barre de cuivre, fils de cuivre, dimensions variables, unique
Vue d’exposition Une coupure dans le continu, Jean-Baptiste Caron et Sophie Blet, Galerie 22,48m2, Paris
Vue d'exposition Une coupure dans le continu, Jean-Baptiste Caron et Sophie Blet
Vue d’exposition Une coupure dans le continu, Jean-Baptiste Caron et Sophie Blet
Sophie Blet, The Snow falls without you, 2015, baromètre, moteur, diamètre 8 cm
Sophie Blet, The Snow falls without you, 2015, baromètre, moteur, diamètre 8 cm
Jean-Baptiste Caron, L'épaisseur du présent, 2022, verre, un grain de sable, 20 x 8 cm
Jean-Baptiste Caron, L’épaisseur du présent, 2022, verre, un grain de sable, 20 x 8 cm
Jean-Baptiste Caron, Le Tiremètre, 2022, métal, élastique, encre, 100 cm
Jean-Baptiste Caron, Le Tiremètre, 2022, métal, élastique, encre, 100 cm